011Interrogation sur la nature du fait et de l’événement

Alors que la poétique aristotélicienne préconisait de baser l’armature de la tragédie sur « l’agencement des faits », ici le fait lui-même pose problème. Au coeur de Lord Jim, se trouve un procès qui met en scène une interrogation sur ce qu’est une action et l’interprétation que l’on est en droit de lui donner, ce que le narrateur résume d’une formule lapidaire : « ‘They wanted facts. ’ ‘Facts! They demanded facts from him, as if facts could explain anything!’ » (LJ, p. 63). Le paradoxe réside dans la double nature des faits, leur existence « tangible » et « visible » d’une part et la part d’» invisible » qui leur est attachée de l’autre :

‘The facts those men were so eager to know had been visible, tangible, open to the senses, occupying their place in space and time, [...] they made a whole that had features, shades of expression, a complicated aspect that could be remembered by the eye, and something else besides, something invisible, a directing spirit of perdition that dwelt within, like a malevolent soul in a detestable body. (LJ, p. 65, c’est moi qui souligne)’

On voit bien que ce qui intéresse Conrad, c’est avant tout la complexité des faits, leur configuration dans « l’espace et le temps » bien plus que ces faits eux-mêmes. C’est une approche phénoménologique et empirique bien plus qu’événementielle ou idéologique. D’ailleurs, le conseil qu’il donne à un jeune écrivain pour écrire des « histoires de rivières » est de s’en tenir à de pures et simples « histoires de rivières » sans tomber dans la fable ni la pure narration désincarnée :

‘Only my dear Noble do not throw yourself away in fables. Talk about the river – the people – the events, as seen through your temperament... Death is not the most pathetic – the most poignant thing – and you must treat events only as illustrative of human sensation – as the outward sign of inward feelings, of live feelings – which alone are truly pathetic and interesting171.’

Il estime que les sensations (« human sensation ») doivent être premières et que les événements ne sont là que pour les « illustrer » (« illustrate »). L’événement n’est essentiel qu’en ce qu’il permet de dépeindre les « passions de l’âme » pour reprendre la terminologie de Descartes. De surcroît, notamment dans Heart of Darkness, les faits ont une nature qui échappe. Au lieu d’être « visibles » et « tangibles », d’avoir une signification évidente et incontestable (« straight-forward facts »), ils deviennent irréels, « incompréhensibles » :

‘For a time I would feel I belonged still to a world of straight-forward facts; but the feeling would not last long. Something would turn up to scare it away. Once, I remember, we came upon a man-of-war anchored off the coast. There wasn’t even a shed there, and she was shelling the bush. [...] Her ensign dropped limp like a rag; the muzzles of the long six-inch guns stuck out all over the low hull; [...] there she was, incomprehensible, firing into a continent. Pop, would go one of the six-inch guns ; a small flame would dart and vanish, a little white smoke would disappear, a tiny projectile would give a feeble screech—and nothing happened ; nothing could happen. [...]; (HD, pp. 40-41, c’est moi qui souligne)’

L’événement n’est plus possible et il ne reste que la forme narrative du souvenir, le « once » générique caractéristique des débuts de contes (« Once, I remember » = « once upon a time »). La susbtance de l’événement a même disparu : au lieu de « faits purs et simples » (« straightforward facts »), on n’a que l’écorce ou la coquille du fait qui s’est vidé de sa substance et de son sens, et il n’est pas anodin que le seul verbe d’action fasse entendre par homonymie exactement le contraire de ce que serait une action pleine : « shelling » c’est bombarder mais c’est aussi transformer ce que l’on touche en coquille vide (« shell »). Le verbe « shelling » appelle le nom « shell », carapace ou coquille, et la coque basse du bateau (« low hull ») appelle par assonance l’adjectif « hollow » (« low hull » ou bien « hull-low »/» hollow »). En filigrane se dessine donc l’évocation d’une forme creuse (« hollow shell ») qui vient contredire l’idée de fait et d’événement tangible, réel, d’autant cette coque basse/coquille creuse est associée par contiguité syntagmatique aux canons qui sont à la fois l’emblème noble de l’action dans sa version guerrière et une nouvelle déclinaison du paradigme du creux puisqu’il s’agit le la gueule (« muzzles ») des canons : « the muzzles of the long six-inch guns stuck out all over the low hull » (Ibid.). L’isotopie de la béance, de la vacance, est très prégnante dans tout le roman : un espace est ménagé mais non rempli. Kurtz, « l’objet » de la quête de Marlow est lui-même creux (« hollow at the core », (HD, p. 97), « a hollow sham » (HD, p. 110), et pourtant il est au centre de l’action. Cette récurrence de l’adjectif « hollow » n’est pas sans préfigurer le poème de T. S. Eliot, The Hollow Men 172 :

Shape without form, shade without colour,
Paralysed force, gesture without motion ;
Between the idea
And the reality
Between the motion and the act
Falls the Shadow

« Shape, shade, shadow » dans The Hollow Men, « shell » dans le passage de Heart of Darkness, sont toutes des formes soit creuses (« hollow ») soit marquées du sceau du manque (« shape without form, shade without colour »). La forme (« shape ») est associée à l’ombre (« shade », « Shadow ») comme la forme est associée au vide. En un sens, au coeur de Heart of Darkness comme de The Hollow Men, se trouve un doute emblématisé par l’ombre ou par le vide, une interrogation sur la nature de l’événement et sur l’homme lui-même : non seulement ils ne sont plus transparents mais entourés d’obscurité, mais en outre, cette nappe d’ombre pourrait cacher un vide existentiel, ontologique.

Dans le poème d’Eliot, l’action ou l’événement, ici sous la forme de la « force » (« force »), du « geste » (« gesture »), du « mouvement » (« motion ») ou de « l’acte » (« act ») sont frappés eux-aussi du doute conradien qui, tel le ver, ronge toutes les croyances, en fait de véritables fantômes (« shadows »173). Par ailleurs, l’» agencement des faits » aristotélicien se réduit à néant puisque chaque « fait » se retrouve sur le même plan temporel : au lieu d’un récit au prétérit qui soulignerait une succession d’actions, on a le fréquentatif « would » qui renforce la modalité itérative du passage alors que l’événement est habituellement de l’ordre du singulatif. De plus, l’incident ne s’inscrit pas dans une logique causale mais une logique de l’épisodique, de l’aléatoire, celle du « once ». Cette profonde remise en cause de la notion d’événement s’accompagne en outre de la disparition d’événements essentiels, « fondateurs », dans les romans de Conrad, Lowry et White.

Notes
171.

Frederick Karl (éd.), The Collected Letters of Joseph Conrad, 1861-1897, Cambridge : Cambridge University Press, 1983, I, pp. 251-252.

172.

Les affinités entre The Hollow Men et Heart of Darkness sont loin d’être fortuites puisque l’épigraphe du poème est tirée du roman : « Mistah Kurtz–he dead. » (HD, p. 112)

173.

Conrad compare le doute à un ver qui ronge tout sur son passage et notamment la croyance en la validité de conduites toutes tracées : « [...] the most obstinate ghost of man’s creation, of the uneasy doubt uprising like a mist, secret and gnawing like a worm, and more chilling than the certitude of death – the doubt of the sovereign power enthroned in a fixed standard of conduct », (LJ, p. 80). Les modèles de conduite à suivre comptent effectivement parmi leurs mots d’ordre ceux d’action et d’événement : en un sens Conrad les déconstruit dans le passage étudié.