011 Ellipse de l’événement

Ce qui est frappant dans nombre de romans de Conrad, c’est que le noyau du livre est une forme de non-événement au sens où celui-ci semble ne pas s’être produit. Au coeur du roman on a un trou noir temporel, un « coeur de ténèbres » impénétrable et mystérieux. Dans Lord Jim, l’ellipse porte sur le naufrage du Patna et plus précisément sur les raisons de la désertion de Jim. Jameson avance donc le paradoxe apparent d’un événement central qui n’est autre que ‘« l’analyse et la dissolution de l’événement’ »174. Dans Heart of Darkness, la plongée de Kurtz dans la « wilderness » et sa décision de rompre avec la civilisation sont éludées. En outre, la rencontre tant attendue de Marlow avec Kurtz n’apporte rien de plus en fin de compte, et elle se voit traitée en quelques pages et un maigre dialogue, alors que les trois-quarts du roman l’avaient annoncée. Dans Nostromo, c’est le moment du basculement « existentiel » de Nostromo, lors de son séjour sur une des îles Isabelle, qui a disparu.

De même, le noyau de l’action et de la rupture est éludé dans Under the Volcano, qu’il s’agisse de la séparation du Consul et d’Yvonne ou d’une déchirure plus ancienne, celle de l’épisode du sous-marin Le Samaritain, pour lequel le Consul avait été soupçonné d’avoir ordonné que soient brûlés les officiers allemands. Dans Lunar Caustic, la plongée et le basculement dans la « folie » de Bill Plantagenet ne seront pas élucidés. Dans Under the Volcano, le temps semble s’être arrêté à partir de l’ellipse de l’épisode du Samaritain, obscur épisode de la vie du Consul dont il ne sera question que sur le mode de l’allusion. Le Consul, alors qu’il observe la photo du Samaritain, navire allemand qu’il avait capturé et dont les officiers furent brûlés dans les fourneaux, s’interroge sur le brusque coup d’arrêt porté à sa vie :

‘It was as though fate had fixed his age at some unidentifiable moment in the past, when his persistent objective self, perhaps weary of standing askance and watching his downfall, had at last withdrawn from him altogether, like a ship secretly leaving harbour at night. Sinister stories as well as funny and heroic had been told about [Hugh’s] brother, whose own early poetic instincts clearly helped the legend. While what had given rise to all these reflections was doubtless only the photograph on the wall both were now studying, whose presence there at all must surely discount most of those old stories, of a small camouflaged freighter, at which the Consul suddenly gestured with replenished toothmug [...]. (UV, pp. 183-184)’

Tout comme le naufrage du Patna pour Jim, cet épisode est déterminant pour le Consul mais il ne sera jamais raconté en détail et la responsabilité exacte du Consul restera en suspens. Seules des « histoires » circulent à propos de l’exécution sommaire des officiers du Samaritain et ces histoires se démultiplient du fait même de l’absence d’un récit unique et véridique ou du moins accepté comme tel. Un autre épisode marquant est celui de la mort du Consul et tout le premier chapitre tourne autour sans que ce dernier soit jamais relaté, si ce n’est sous forme d’allusion ou d’ellipse telle que la suivante : ‘« [b]ut three sleepless nights later an eternity had been lived through : grief and bewilderment at an unassimilable catastrophe had drawn them together’ » (UV, p. 8). Laruelle parle aussi de la béance (« gap ») provoquée par le départ de Hugh à la suite de la mort du Consul. L’ellipse, la béance, prennent ici une valeur qui dépasse de loin le niveau référentiel, celui de l’intrigue. Cette faille prend des allures de symptôme d’une société qui n’arrive pas à « recoller les morceaux », retrouver un fil directeur puisque Laruelle enchaîne sur l’incapacité de l’action (celle qu’envisageait Hugh) et de l’art (le film qu’il projetait de faire) de mener le « bateau » de la civilisation ailleurs qu’au naufrage (le Patna) ou au carnage (le « Samaritan ») :

‘Hugh left a gap. In a sense he had decamped with the last of his illusions. For Hugh, at twenty-nine, still dreamed, even then, of changing the world (there was no other way of saying this) through his actions-just as Laruelle, at forty-two, had still then not quite given up hope of changing it through the great films he proposed somehow to make. [...] And so far as he knew they had not changed the world in the slightest. (UV, p. 9)’

Dans Voss, la décision de Voss de quitter son pays natal et de partir dans le « bush » reste énigmatique comme si on n’était plus dans un monde de la causalité maîtrisée mais au contraire un monde où la causalité est remplacée par une béance. Tout son parcours depuis son enfance est d’ailleurs marqué par de brusques revirements inexpliqués et la première rupture, celle d’avec sa famille reste inexpliquée et brutale :

‘The still white world was flat as a handkerchief at that hour, and almost as manageable. Finally he knew he must tread with his boot upon the thrusting face of the old man, his father. [...] Then when he had wrung freedom out of his protesting parents, [...] he did wonder at the purpose and nature of that freedom. [...] But the purpose and nature are never clearly revealed. Human behaviour is a series of lunges, of which, it is sometimes sensed, the direction is inevitable. (V, p. 14)’
Notes
174.

Jameson souligne en effet que cette ellipse du fait se fait ressentir non seulement sur le plan de la narration puisque Marlow ignore les raisons et le déroulement du naufrage, mais aussi sur celui de l’événement lui-même comme expérience vécue, comme histoire : « The “event” in Lord Jim is the analysis and dissolution of the event. The originality of the text goes well beyond the conventional redoubling of plot and fable (Aristotle), discours and histoire (Benvéniste), the conventional distinction between the exposition and “rendering” of narrative events and those events as sheer data, raw material, anecdotal precondition. [...even the] “real story” itself is for Conrad hollow and empty [...] » (Fredric Jameson, The Political Unconscious, Narrative as a Socially Symbolic Act, Ithaca, New York : Cornell UP, p. 257).