011Disparition progressive de l’action

Dans Voss, l’action est dérisoire et pour ainsi dire inexistante : ‘« Yet a variety of incidents did also occur, or were created out of the void of inactivity, mostly quite trivial events, but which uneasy minds invested with a light of feverish significance’ » (V, p. 284). Et pourtant, à la suite de cette remarque, deux événements vont être racontés sans que le moment de leur occurrence soit précisé, autrement dit hors de toute séquence logique ou temporelle. Il s’agit tout d’abord de la perte du bétail qui est annoncée comme suit : « ‘There was the morning, for instance, when their cattle disappeared ’» (V, p. 284). Le second incident est celui des grains de moutarde plantés par Palfreyman : « ‘About this time there occurred also the incident of the mustard and cress ’» (V, p. 286). Dans ces deux cas il est à noter que l’anaphorique « the » (« the morning ») et le déictique « this » (« this time ») ne sont pas rattachés à un point précis de la diégèse ni de la narration : l’ancrage et les repères restent flottants malgré ces opérateurs de fléchage175. L’action semble d’autant plus dérisoire qu’elle peine à se détacher de l’uniformité des saisons, ici celle de la pluie :

‘The days were possessed of a similarity of sickness and rain, and foraging for firewood, as they dripped slowly, or blew in gusts of passionate vengeance, or stood quite still for intervals of several hours, in which the only sound was that of passive moisture. Yet a variety of incidents did also occur, or were created out of the void of inactivity, mostly quite trivial events, but which uneasy minds invested with a light of feverish significance. (V, p. 284)’

L’usage récurrent de la syllepse mêlant le plan des hommes (« sickness », « passive ») et celui de la nature (« rain », « moisture ») dans les expressions « a similarity of sickness and rain » ou encore « passive moisture », renforce encore l’absence d’autonomie de la ligne tracée par les hommes vis-à-vis du cours des saisons. Lorsque parallèle il y a entre ligne des actions (ou ligne logico-temporelle) et rythme naturel, il s’agit d’une même léthargie. Dans les autres cas, le lecteur est frappé par l’hiatus entre l’énergie dépensée par les hommes et l’indifférence du rythme naturel des saisons. Comme le souligne Carolyn Bliss, les événements ou incidents dans Voss sont de l’ordre de l’épisodique ou de l’épiphanie, moments que séparent des ellipses inexpliquées. Au lieu d’une logique séquentielle des actions, la logique est celle de l’aléatoire :

‘Structurally, the novels tend towards episode and epiphany, White’s preference for the latter perhaps owed to Joyce. The episodic progress of plot, interrupted by frequent and sometimes unexplained gaps in time, suggests a world in which human actions are rarely attuned to nature’s rhythmic constancy176. ’

A Sydney, pôle inversé du désert australien, l’absence d’action et d’événements est souvent teintée d’ironie : « ‘[Belle’s wedding] was the most important event in the merchant’s house since the departure of the expedition’ » (V, p. 310).

De même, les incidents rapportés par Marlow dans Heart of Darkness ne s’inscrivent pas toujours dans une logique temporelle mais obéissent parfois à la même loi de l’aléatoire : « ‘‘Oh, these months ! ’ ‘Well, never mind. Various things happened. One evening a grass shed full of calico [...] burst into a blaze [...]’ » (HD, p. 52). Néanmoins, le récit de la progression du vapeur reste globalement linéaire. Quant à Under the Volcano, c’est une forme de tragédie moderne et l’on pourrait citer à son endroit la fameuse phrase de Lacan à propos d’une autre tragédie, l’Antigone de Sophocle : ‘« [...] pas l’ombre d’une péripétie. Tout est donné au départ, et les courbes n’ont plus qu’à s’écraser les unes sur les autres comme elles peuvent’ »177.

On a bien plusieurs « lignes » ou fils directeurs de la diégèse, le voyage en bus, la promenade à cheval de Hugh et Yvonne dans les bois, l’errance du Consul et de Hugh et Yvonne partis à sa recherche, mais tous ces tracés, toutes ces « courbes » finissent par « s’écraser les unes sur les autres » au fond de la barranca ! La ligne de l’aventure s’est elle-même vidée de son sens : Hugh dit de son expérience à bord du Philoctetes qu’elle était vide, dépourvue d’action et de danger, contrairement aux récits de Conrad qui lui avaient fait espérer des typhons :

‘Hugh, far from aspiring to be a Conrad, as the papers suggested, had not then read a word of him. But he was vaguely aware Conrad hinted somewhere that in certain seasons typhoons were to be expected along the China coast. This was such a season; here, eventually, was the China coast. Yet there seemed to be no typhoons. Or if there were the Philoctetes was careful to avoid them. From the time she emerged from the Bitter Lakes till she lay in the roads at Yokohama a dead monotonous calm prevailed. Hugh chipped rust through the bitter watches. Only they were not really bitter; nothing happened. (UV, pp. 162-163). ’

L’action s’est évanouie (« nothing happened ») ; le rythme et le suspense du roman d’aventures ont disparu (« a dead monotonous calm »). Ne reste que la forme externe de l’aventure, le bateau, et c’est encore beaucoup dire puisqu’il est rouillé. L’action est une forme rouillée, usée, qui n’a plus cours au début du vingtième siècle. En termes deleuziens, on peut dire que Heart of Darkness, Under the Volcano et Voss refusent la suprématie d’une ligne logico-temporelle avec pour noyau l’action ou l’intrigue qui tracerait un trajet rectiligne dans un espace strié.

La ligne, l’enchaînement ou encore la progression d’un point au suivant, d’une action ou d’un événement au suivant, d’une étape à l’autre selon une dynamique prédéterminée ou du moins identifiable a posteriori–en d’autres termes « striée »–n’est plus de mise. Car le point, ici l’action ou la fonction, ne s’intègrent pas dans une logique narrative rigoureuse. Qui plus est, l’action n’est plus perçue comme un point, une unité divisible et assignable sur un tracé gradué et quantitatif mais comme une qualité et en ce sens élusive. L’action ne correspond pas à ces « intervalles déterminés » ou ces « coupures assignées » propres à l’espace strié178. La ligne que dessine Heart of Darkness, Under the Volcano et Voss est donc en ce sens plus proche de ce que Deleuze appelle la ligne nomade, une ligne ‘« qui ne va plus d’un point à un autre, mais passe entre les points » une ligne « sans commencement ni fin’ »179. C’est pourquoi Heart of Darkness, Under the Volcano et Voss ne s’ordonnent pas autour d’une suite linéaire de « points » ou d’actions qui s’enchaînent logiquement mais autour de « trajets » individuels dont la description donne une idée plus adéquate que le récit d’actions.

Notes
175.

Cette utilisation d’opérateurs de fléchage, dans la terminologie énonciative, correspond à une caractéristique du style de White. Très souvent, il les utilise alors que la situation n’a pas été déterminée auparavant ; l’effet produit est celui d’une forte visualisation pour le lecteur, dépourvue néanmoins de repérages chronologiques ou tout simplement diégétiques précis. Il y a un ancrage fort mais dans une situation qui, elle, reste déconnectée de tout autre repère.

176.

Carolyn Bliss, Patrick White’s Fiction, The Paradox of Fortunate Failure, New York : St Martin’s Press, 1986, p. 197.

177.

Lacan, L’Éthique de la psychanalyse, op. cit., p. 316.

178.

Dans Mille Plateaux, Deleuze et Guattari essaient de définir deux formes d’espace, l’espace strié et l’espace lisse. Le premier correspond aux sociétés organisées selon la verticale et l’horizontale, un système « dimensionnel » alors que l’espace lisse est celui d’une « diagonale à travers la verticale et l’horizontale », un système « directionnel » (Gilles Deleuze et Félix Guattari, Mille Plateaux, Paris : Minuit/Critique, 1980, pp. 596-597). Ce qui est particulièrement intéressant ici, c’est l’analogie que l’on peut faire entre ligne logico-temporelle et ligne caractéristique d’un espace « strié » au sens où « dans l’espace strié, les lignes, les trajets, ont tendance à être subordonnés aux points [...] d’un point à un autre » alors que dans l’espace lisse « les points sont subordonnés au trajet » (p. 597).

179.

Ibid., p. 621.