011Description de l’événement dans son déroulement

Dans Heart of Darkness, tout est toujours en cours de déroulement. D’où l’importance d’adjectifs comme les participes présents adjectivés : la valeur de la forme « be+ing », c’est justement de signaler une activité en cours indépendamment de tout commencement ou de toute fin. Les linguistes disent que contrairement à la forme simple qui envisage un fait globalement, la forme « be+ing » présente l’événement en cours de déroulement sans que ses frontières à gauche et à droite (début et fin de l’événement) soient forcément précisées, autrement dit sans qu’on puisse situer l’événement comme un point sur une ligne imaginaire du temps180. L’» action » principale de Heart of Darkness, c’est la progression du vapeur et elle est décrite par une énumération de participes présents :

‘Watching a coast as it slips by is like thinking about an enigma. There it is before you–smiling, frowning, inviting, grand, mean, insipid, or savage, and always mute with an air of whispering, Come and find out. This one was almost featureless, as if still in the making, with an aspect of monotonous grimness. The edge of a colossal jungle, so dark-green as to be almost black, fringed with white surf, ran straight, like a ruled line, far, far away along a blue sea whose glitter was blurred by a creeping mist. The sun was fierce, the land seemed to glisten and drip with steam. Here and there greyish-whitish specks showed up clustered inside the white surf, with a flag flying above them perhaps. (HD, pp. 39-40)’

Si le verbe est effectivement « l’organe linguistique de l’événement »181, il est, chez Conrad, constamment affaibli par des formes participiales (passées ou présentes) ou adjectivales. L’importance des adjectifs et des participes présents donne à l’ensemble du passage une valeur atemporelle. D’autre part, la description insiste beaucoup sur les couleurs mais celles-ci se refusent elles aussi à entrer dans une logique du point, elles sont toujours entre deux nuances : un vert qui vire sur le noir («  so dark-green as to be almost black », p. 39), une couleur indéfinissable qui hésite entre le gris et le blanc (« greyish-whitish », p. 40). Le suffixe en « -ish » brouille les contours de la couleur et les deux couleurs s’annulent. La ponctualité est l’un des sèmes véhiculés par le mot « speck » mais il se noie littéralement dans la houle (« greyish-whitish specks clustered inside the white surf »). En ce sens, Heart of Darkness n’est pas un roman où la « mise en intrigue »–telle que l’entendent Ricoeur ou encore Brooks (« plot »), soit primordiale. Puisque ce n’est « que dans l’intrigue que l’action a un contour, une limite »182, le roman de Conrad s’inscrit bien en porte-à-faux avec l’écriture logico-temporelle propre à la « mise en intrigue ». Il en est de même dans Under the Volcano et Voss où, bien souvent, la description l’emporte sur l’action

Notes
180.

Ces remarques sont inspirées de la linguistique énonciative héritée de Culioli. Jeanine Bouscaren et Jean Chuquet en résument les principes dans un ouvrage de synthèse, Grammaire et textes anglais. Guide pour l’analyse linguistique (Paris : Ophrys, 1987). Une des valeurs de la forme « be+ing » est l’actualisation, c’est-à-dire le repérage par rapport à un point de vue bien défini (Grammaire et textes anglais, p. 16). Ce point de vue et le fait que l’action soit en déroulement sont plus importants que le début et la fin de l’action. En effet, « la valeur aspectuelle propre à la forme be+ing est une valeur d’inaccompli » et « [c]’est de là que viendra qu’avec be+ing on s’intéresse à l’activité et jamais au résultat ou au terme de cette activité » (Grammaire et textes anglais, p. 16).

181.

Paul Ricoeur déclare ainsi dans son article « Événement et sens » : « Le verbe, comme le linguiste Guillaume l’avait étonnament diagnostiqué, est l’organe linguistique de l’événement. » (L’espace et le temps, Actes du XXIIème Congrès de l’Association des Sociétés de Philosophie de langue française [Dijon, 29-31 août 1988], Paris : Vrin, 1991, p. 10).

182.

Paul Ricoeur, Temps et récit, Tome I, L’intrigue et le récit historique, Paris : Seuil/Points Essais, 1983, p. 81.