a.011Tentation de la ligne chronologique

Les références au temps chronologique et linéaire dans Under the Volcano sont multiples mais elles semblent systématiquement dérisoires. Plus ces notations temporelles sont précises, plus elles paraissent parodiques. En effet, elles ne donnent pas alors une impression de maîtrise d’un temps dominé mais plutôt d’une absurde soumission à l’écoulement d’un temps tout aussi insignifiant qu’inéluctable. Ainsi, lorsque le Consul s’interroge sur la raison de son oubli d’Yvonne, un an exactement après son départ, il semble hypnotisé par les coups que fait retentir « une pendule quelque part au loin » :

‘Somewhere in the distance a clock was striking; the Consul stood there motionless. “Oh Yvonne, can I have forgotten you already, on this of all days?” Nineteen, twenty, twenty-one strokes. By his watch it was a quarter to eleven. But the clock had not finished: it struck twice more, two wry, tragic notes: bing-bong: whirring; the emptiness in the air after filled with whispers: alas, alas. Wings, it really meant. (pp. 135-6)’

Les images de la tragédie, du vide existentiel et même du glas sont ici explicites. Ce temps purement séquentiel et subi plus que maîtrisé est très présent dans tout le roman. Il est vécu sur le mode de la fatalité et le Consul semble s’y soumettre entièrement. La passivité du Consul vis-à-vis d’un temps mécanique et désincarné se traduit par le rythme syncopé et paratactique des phrases : une phrase s’arrête en plein milieu et reprend un peu plus loin sans raison apparente. Ainsi le syntagme annoncé par la conjonction « but » (« But the clock had not finished ») est à rattacher non à la phrase qui le précède mais à « nineteen, twenty-one strokes ». De même, la succession de phrases « objectives » et apparemment non modalisées puis de réflexions comme tout droit sorties du courant de conscience du Consul souligne l’absence de maîtrise de ce dernier. La succession logique et temporelle est vécue sur le mode de la discontinuité alors que seule la logique signifiante des rythmes ternaires et binaires semble offrir un semblant de continuité (« Nineteen, twenty, twenty-one strokes », « twice more, two wry, tragic notes », « bing-bong », « alas, alas »). Le paradigme classique de la progression temporelle est perverti : nul mouvement, nulle continuité, nulle impression de progression; plutôt une sensation d’évanescence, de dissémination dans l’atmosphère intemporelle et désincarnée : « somewhere », « there », « distance », « emptiness ». Même lorsqu’il se détache de cette contemplation du temps sans recul, le Consul n’arrive pas à en suivre les implications. Bien que cela fasse exactement une année qu’Yvonne est partie (« on this of all days »), ce repère on ne peut plus précis n’est pas suffisant pour que le Consul l’intègre à une logique. Pourtant le démonstratif « this » a une valeur déictique d’autant plus forte ici qu’elle est renforcée par le complément « of all days ». La figure de la perte de repères est propre à l’alcoolisme du Consul : l’alternance de phases de pseudo sobriété et de franche ébriété l’empêche de se situer temporellement255. Ainsi, se retrouve-t-il, quelques heures à peine après le retour d’Yvonne, assis au fond de sa baignoire sans être capable de savoir l’heure de la journée ni de se rappeler ce qui a précédé :

‘Why then should he be sitting in the bathroom? Was he asleep? dead? passed out? Was he in the bathroom now or half an hour ago? Was it night? Where were the others? [...] why, it was still this morning, or barely afternoon, only 12:15 in fact by his watch.( p. 141)’

Là encore, on constate que le Consul est incapable de se situer dans une continuité logique ou temporelle en dépit d’un repère chronologique irréfutable, l’heure indiquée par sa montre. La succession de questions plus ou moins brèves dénote une perception chaotique. L’ordre logique et causal que Todorov associe au mode temporel est perturbé. La reprise du même morphème « why » tout d’abord avec sa signification causale et ensuite en tant que terme constatif souligne un lien entre logique et temporalité pour le moins inattendu et parodique : « pourquoi » se trouver là, « eh bien » parce que c’est le matin. Le mode logique et temporel au sens où l’entend Todorov est une fois de plus renié. Le chapitre XII, chapitre final et chapitre de la mort du Consul s’ouvre sur un lieu symbolique, le Farolito, dont il est dit qu’il résonne du tic-tac d’une montre ainsi que d’une horloge, et que le coeur et la conscience du Consul se sont mis à l’unisson comme si, une fois de plus, le temps mécanique des horloges était celui d’une « mort annoncée », d’un compte à rebours tragique : ‘« Yet the place [the Farolito] was not silent. ’ ‘It was filled by that ticking : the ticking of his watch, his heart, his conscience, a clock somewhere. There was a remote sound too, from far below, of rushing water, of subterranean collapse’ » (UV, p. 337).

Ce tic-tac a tout du « tick-tock » dont parle Kermode, le tic figurant un commencement et le tac (« tock ») figurant une fin, même si le tic et le tac n’ont d’autre réalité que celle que l’on veut bien leur donner256. Autrement dit, le tic-tac est une façon de donner une forme, un sens, à la pure successivité, de faire du temps chronologique un temps de la fatalité et du destin, de « chronos » un « kairos »257. Ici, le tac ou « tock » correspond à la mort annoncée du Consul, l’appel des eaux souterraines des Enfers, Styx ou Achéron peut-être : ‘« a remote sound too, from far below, of rushing water, of subterranean collapse ’» (UV, p. 337). D’ailleurs le Consul associe on ne peut plus clairement le tic-tac du temps qui passe à la mort : ‘« She gazed round the El Popo, a soulless draughty death that ticked and groaned, as Geoff himself once said–a bad ghost of an American roadhouse ’» (UV, p. 326, c’est moi qui souligne). Le bar El Popo est effectivement la dernière étape avant la mort d’Yvonne de même que le Farolito est le dernier bar que le Consul visite avant sa mort et ces deux bars semblent sonner le glas pour Yvonne et pour le Consul mais d’une manière triviale, sous la forme du tic-tac. Yvonne meurt au chapitre XI, quelques minutes avant sept heures, et le chapitre XII est en fait analeptique puisqu’il est alors six heures258 : il semble que le narrateur remonte le ressort d’une destinée aussi tragique que dérisoire puisque le chapitre XII est centré sur le Consul, sur les moments qui ont précédé sa mort et notamment le moment où il relâche le cheval marqué du chiffre sept, heure de la mort d’Yvonne sous les sabots de ce même cheval. Ce retour en arrière au chapitre XII, le dernier, est emblématique du mouvement de bascule de tout le roman, non pas le « tic-toc » d’une destinée tragique mais le « tic-toc-tic » ou « toc-tic-toc » (le premier chapitre ne commence-t-il pas par l’évocation du « toc » final, de la mort du Consul ?), autrement dit l’éternel recommencement d’une destinée bien plus carnavalesque que tragique. Comme le souligne subtilement William Gass, le Consul enchaîne des cycles, de véritables tours de manège, un « tic » puis un « toc », un fol espoir puis une plongée aux enfers, et la farandole continue, même si dans ce contexte le « tour » (« round ») est avant tout à comprendre comme « tournée » (le rituel alcoolique) :

‘[...] there is always tomorrow ; there is always the hope of change, the fresh resolution, and the drink to celebrate it, [...] although it may be a morning so awash with moonlight the sidewalks are urine yellow, never mind, we have come round, we rebegin ; let’s pawn–let’s drink–the typewriter, wedding ring, the clock, and have another round, a tick, another round, a tock, another round259.’

Dans Voss, le temps linéaire et chronologique est réservé presque exclusivement aux passages consacrés à la vie à Sydney, et il est fortement dévalorisé. Il est le signe d’un manque d’imagination et d’un refuge bourgeois dans le temps mécanique des horloges, des habitudes et des rituels domestiques. Lors de la première rencontre entre Voss, l’explorateur, et M. Bonner, son « mécène », il n’est question tout d’abord que de considérations strictement chronologiques :

‘‘Voss, eh? High time,’ Uncle said, who was jingling his money and his keys. We had all but given you up.’
‘Voss ! Well, I am blowed ! When did you return to town, you disreputable object?’ asked Lieutenant Radclyffe [...] (V, p. 16)’

Voss s’excuse alors platement d’avoir perturbé les « habitudes dominicales » (« Sunday habits », V, p. 16) de ses hôtes. En effet, tout dans la vie des Bonner est planifié et organisé selon une grille bien précise, temporelle, morale ou bien mondaine. Lorsque Voss et M. Bonner arrivent dans le bureau de ce dernier, les gazettes et almanachs synonymes d’un temps réglé jouxtent les livres de sermon et de bonnes manières, emblématiques d’un comportement codifié : ‘« Gazetteers, almanacs, books of sermon and of etiquette, and a complete Shakespeare, smelling of damp, splashed the pleasing shadow with discreet colours.’ » (V, p. 19). Paradoxalement, seul le temps réglé comme du papier à musique des gazettes ou le temps normalisé et désincarné des almanachs est mis en valeur, alors que le temps universel des oeuvres de Shakespeare est dévalorisé par l’image de l’usure (« damp »). La linéarité temporelle n’est même pas récupérée par une idée de destinée qui viendrait rassembler les incidents du hasard égrenés au long des jours sous l’égide de la nécessité mais bien plutôt une ligne sans relief et sans surprise. Toutefois, les scènes à Sydney faisant l’objet d’une satire corrosive de la part du narrateur, les valeurs s’y inversent : le temps linéaire plébiscité par la bourgeoisie de Sydney n’est qu’un repoussoir qui met en valeur a contrario le temps suspendu de l’expédition dans le désert. Il n’est d’ailleurs pas étonnant que les chapitres fassent alterner presque systématiquement une scène à Sydney puis une scène au désert, comme pour les mettre en regard.

Voss essaie de se conformer au temps abstrait et calculable que le ‘« sens commun, [...] essentiellement mécaniste’ » préfère à l’appréhension du temps pur, de la durée260. Mais cette tentative est vouée à l’échec : ‘« Voss attempted to count the days, but the simplest sums would swell into a calculation of universal time, so vast it filled his mouth with one mealy potato, [...] of unmanageable proportions’ » (V, p. 388). La pomme de terre symbolise ici l’impossibilité de s’approprier le temps, de « l’ingurgiter », de transformer la durée en quantité (« sums », « calculation », « unmanageable proportions »).

Dans Heart of Darkness et Lord Jim par ailleurs, le temps des horloges est pour ainsi dire inexistant. On pourrait parler à leur propos, comme le fait Josiane Paccaud à propos de The Shadow-Line, d’un sentiment d’» achronie » et de ligne logico-temporelle « ombrée » :

‘Aux dires de Burns, cet esprit malveillant [de l’ancien capitaine] gît au point de latitude 8°20’, à proximité de la barre entre le delta et la mer d’où il semble faire barre à la progression du fringant vaisseau ; cette présence/absence vient alors trouer d’une ombre à la fois le lignage dont le narrateur se croyait l’héritier, et la ligne vectorisée marquant l’avancée du navire sur la carte tracée quotidiennement par l’office du nouveau maître à bord. Ces lignes ombrées constituent la métaphore d’une chronologie narrative devenue impossible, d’un récit menacé d’achronie à l’aube de la modernité orpheline dont Conrad a su baliser les premiers écueils261.’

The Shadow-Line utilise effectivement la métaphore linéaire de l’avancée du navire, de la lignée de capitaines qui se succèdent, mais cette figure de la ligne est « ombrée » au sens où elle est remise en cause et présentée comme une véritable captation imaginaire qui masque les véritables lignes de fuite ou de rupture que constituent la plongée dans la folie de l’ancien capitaine, le renoncement à son poste du jeune protagoniste. De même, le saut de Jim et la prise de pouvoir de Kurtz infirment l’idée de lignage ainsi que celle d’une chronologie orientée vers un quelconque progrès moral, politique ou autre. Dans Lord Jim et Heart of Darkness on a la même impression de disparition du temps, d’» achronie ». Il reste à découvrir si la faillite du temps chronologique est récupérée sur le plan biographique, celui d’une « ligne de vie ».

Notes
255.

Ce passage ainsi que le précédent sont une parfaite illustration de « l’altération fondamentale du sens du temps » chez le sujet alcoolique comme le rappelle Dominique Barrucand dans un article sur la « Psychopathologie du temps chez le sujet alcoolique » : « Dans les stades avancés de l’alcoolisation chronique, les perturbations sont évidentes : l’amnésie antérograde du syndrome de Korsakoff est une altération du sens du temps, qui entraîne les autres signes, en particulier la désorientation temporo-spatiale et la confabulation. Ainsi, à la différence du schizophrène, dont le temps apparaît figé, du mélancolique, qui est tourné vers le passé, ou du maniaque, qui est fixé sur le temps tourbillonnant du présent, l’alcoolique, parvenu à ses fins (et donc près de sa fin), réussit par regret du passé et par crainte du futur, à effacer le temps, quitte à perdre tout moyen de communication. [...] l’alcoolique se met en marge [...] en se désynchronisant, et en ne distingant plus que deux types de temps, celui vécu avec et celui vécu sans une alcoolémie suffisante. Dans l’un et l’autre temps, il manque à l’alcoolique la possibilité, et même le désir de l’effort, qui est sous-jacent à toute perception de la temporalité. » (Dominique Barrucand, « Psychopathologie du temps chez le sujet alcoolique » in L’espace et le temps, Actes du XXIIème Congrès de l’Association des Sociétés de Philosophie de langue française [Dijon, 29-31 août 1988], Paris : Vrin, 1991, p. 423).

256.

« Let us take a very simple example, the ticking of a clock. We ask what it says : and we agree that it says tick-tock. By this fiction we humanize it, make it talk our language. Of course, it is we who provide the fictional difference between the two sounds ; tick is our word for a physical beginning, tock our word for an end » (Frank Kermode, The Sense of an Ending, op. cit., pp. 44-45).

257.

« [...] chronos is ‘passing time’ or ‘waiting time’–that which, according to Revelation, ‘shall be no more’– and kairos is the season, a point in time filled with significance, charged with a meaning derived from its relation to the end » (Ibid., p. 47).

258.

Au chapitre XII, il est dit : « The building, which also included the prison, glowered at him with one eye, over an archway set in the forehead of its low façade : a clock pointing to six » (UV, p. 339). Au chapitre précédent, alors que Hugh et Yvonne se trouvent encore dans le bar El Popo, juste avant la mort d’Yvonne, il est dit : « The clock above it–man’s public inquiry of the hour !-said twelve to seven [...] » (UV, p. 331).

259.

William H. Gass, The World within the Word, Boston : David R. Godine Inc, 1989 (©1971), p. 20.

260.

« [...] le sens commun, [...] essentiellement mécaniste, [...] aime les distinctions tranchées, celles qui s’expriment par des mots bien définis ou par des positions différentes dans l’espace. » (Bergson, Essai sur les données immédiates de la conscience, op. cit., p. 132).

261.

Josiane Paccaud-Huguet, « La ligne d’ombres conradienne », L’époque Conradienne, Limoges : Faculté des Lettres et Sciences Humaines, vol. 21, 1995, p. 80.