b.011Ligne de vie et ligne biographique

L’image de la ligne biographique ou ligne de formation est un topos romanesque récurrent et ce depuis les origines. Dans l’Antiquité, le destin d’un mortel est vu comme fil qui se déroule tout le long d’une vie. Les Moires (ou Parques), Clotho, Lachésis et Atropos, sont des fileuses qui, respectivement, fabriquent le fil d’une vie, le déroulent et enfin le coupent. Cette métaphore linéaire du fil accompagne une autre métaphore très répandue à cette époque, celle du chemin de vie. Bakhtine repère en effet le chronotope de « chemin de vie » dès l’Antiquité dans le roman d’aventures et de moeurs. La définition qu’il en donne est celle d’un récit qui se calque sur le cours d’une vie humaine, à savoir celle du personnage principal le plus souvent : « ‘En premier lieu, un roman se signale par la fusion entre le cours d’une vie humaine (de ses principaux moments de crise) et sa route spatiale réelle, c’est-à-dire ses pérégrinations. Ici se réalise la métaphore du « chemin de vie’ »262. » La forme idéale du roman d’après une telle définition serait donc de commencer avec la naissance du « héros » ou du moins la récapitulation de son enfance puis de se dérouler selon le « cours de sa vie » jusqu’à sa mort. La figure spatiale de la ligne et du chemin est aussi associée à l’idée de destinée. Thibaudet refuse ainsi la ‘« ligne du hasard et de la chance ’», et lui préfère la ‘« ligne de vie »’ qui est celle d’une destinée, caractéristique d’après lui du ‘« grand roman’ »263 : « ‘[...] ce qui est, dans le roman d’en bas, la ligne du hasard, se transmute, dans le roman d’en haut, en la ligne d’une destinée’ »264. Il préconise donc pour ce genre de roman que la durée du roman soit conforme à la durée d’une vie265. C’est pourquoi chaque point de cette ligne biographique, chaque étape de ce chemin de vie devient essentiel, tout particulièrement l’origine, autrement dit la naissance, et l’aboutissement, en d’autres termes la mort du protagoniste principal266. La récurrence des motifs du début et de la fin tient aussi à l’horizon d’attente du lecteur qui, comme Thomas Hardy, s’attend à trouver un début, un milieu et une fin et en déplore la disparition dans les romans modernes : ‘« [t]hey’ve changed everything now [...] we used to think there was a beginning and a middle and an end. ’»267

Si Heart of Darkness, Under the Volcano et Lord Jim ont certains des traits marquants de l’autobiographie comme celui d’être des récits rétrospectifs, centrés sur l’existence d’une personne et « ‘l’histoire de sa personnalité’ »268, il n’en reste pas moins que les épisodes qui ponctuent cette ligne biographique ne s’inscrivent pas dans une destinée et qui plus est, les moments fatidiques de la naissance et de la mort prennent un sens bien différent. Comme bien des romans modernistes, ils n’ont pas de début ou de fin à proprement parler :

‘[a] modernist novel has no real ‘beginning’, since it plunges us into a flowing stream of experience with which we gradually familiarize ourselves by a process of inference and association ; and its ending is usually ‘open’ or ambiguous, leaving the reader in doubt as to the final destiny of the characters269.’

Il ne s’agit pas toujours d’une plongée dans un courant de conscience cependant mais dans un courant de narration, voire de rêverie ou d’hallucination. Under the Volcano commence de manière apparemment objective et extérieure mais très vite ce sont les souvenirs de Jacques Laruelle qui prennent le dessus : l’ordre de présentation devient alors purement subjectif. De même, l’agencement des événements et éléments de la diégèse dans Heart of Darkness dépend du fil conducteur de la narration, tout d’abord « objective » avec le narrateur primaire puis très vite subjective, avec l’intervention du narrateur secondaire Marlow, qui raconte l’histoire principalement telle qu’il l’a vécue. Enfin, dans Voss, nous verrons que l’introduction somme toute classique du roman se voit rapidement contredite par une série de souvenirs qui renaissent dans la conscience de chaque personnage. Si dans les romans modernistes, début, milieu et fin se fondent donc progressivement dans un flux de conscience ou de narration, il n’en reste pas moins que ces différents moments restent essentiels, et que la recherche de l’origine notamment demeure un passage obligé.

Notes
262.

Bakhtine, Esthétique et théorie du roman, op. cit., p. 269.

263.

Albert Thibaudet a consacré tout un chapitre à cette question dans ses Réflexions sur la littérature, (Paris : Gallimard, 1938, pp. 236-239).

264.

Ibid., p. 237.

265.

« [...] si une destinée ne s’explicite que dans la durée d’une vie, le roman ne l’explicite qu’en durant comme la vie. » (Ibid., p. 237). Under the Volcano ne dure pas le temps de la vie du Consul mais, par sa nature symbolique, la journée fatidique de la mort du Consul (qui couvre les chapitres II à XII) est emblématique d’une vie entière («  a lifetime ») : « [...] it was still only five to two. It was already the longest day in his entire experience, a lifetime [...] », (UV, p. 220).

266.

Par ailleurs, cette configuration de l’expérience temporelle en « début-milieu-fin » est propre à la mise en intrigue telle qu’elle a été définie plus haut par Ricoeur qui était parti des préceptes aristotéliciens de « complétude, totalité [et] étendue appropriée » (Paul Ricoeur, Temps et récit I, op. cit., p. 80). En effet, il entend par totalité la définition qu’en donne Aristote : « Un tout, est-il dit, c’est ce qui a un commencement, un milieu et une fin » (Aristote, La Poétique, traduction par Roselyne Dupont-Roc et Jean Lallot, Paris : Seuil, 1980, 50b26).

267.

Cette phrase de Thomas Hardy est de 1928 et elle est citée par Virginia Woolf dans Leonard Woolf (éd.), A Writer’s Diary: Being Extracts from the Diary of Virginia Woolf (Londres : Triad, 1985, [©1953], p. 97).

268.

Philippe Lejeune donne de l’autobiographie la définition suivante : « DÉFINITION : Récit rétrospectif en prose qu’une personne réelle fait de sa propre existence, lorsqu’elle met l’accent sur sa vie individuelle, en particulier sur l’histoire de sa personnalité » (Le pacte autobiographique, Paris : Seuil, 1975, p. 14, c’est moi qui souligne). Néanmoins le rapprochement s’arrête là puisqu’il s’agit dans ces romans de personnages fictifs et que le terme d’» histoire » ou encore de « personalité » font justement problème. Le narrateur de surcroît n’est pas le protagoniste principal hormis dans Heart of Darkness bien que cela ne soit que partiellement vrai.

269.

David Lodge, The Modes of Modern Writing, Metaphor, Metonymy and the Typology of Modern Literature, Londres : Edward Arnold, pp. 45-46.