Origine du discours, de la voix narrative

L’origine est d’autant plus problématique dans Heart of Darkness que l’origine, ou point de départ de la narration de Marlow, est « aporétique » comme le souligne Andrew Gibson : ‘« [...] there is an aporia as to the ‘origin’ of the tale. ’ ‘Kurtz is both the pretext for and in that sense the origin of Marlow’s story, and yet also its product’ »272. Marlow est alors à l’image de l’homme moderne, cet être sans origine mais qui permet néanmoins le déploiement du temps, « ‘cette origine sans origine ni commencement à partir de quoi tout peut prendre naissance’ »273. L’homme y est présenté non pas comme un point sur une ligne chronologique et successive mais comme l’espace de déploiement du temps, de la mémoire et de la narration, comme espace d’inscription. Ou bien, pour reprendre la terminologie que Ricoeur adopte dans Temps et Récit, l’homme et ses productions apparaissent comme une configuration de l’expérience temporelle274. Augustin dit que le temps ne peut exister que dans l’âme puisqu’elle seule peut faire coexister conscience du présent, souvenir du passé et anticipation de l’avenir : ‘« Peut-être pourrait-on dire au sens propre : il y a trois temps, le présent du (de) passé, le présent du (de) présent, le présent du (de) futur. Il ya en effet dans (in) l’âme, d’une certain façon, ces trois modes de temps, et je ne les vois pas ailleurs (alibi).’ »275 Les apories temporelles posées par Augustin sont résolues sur le mode de la continuité de l’âme qui permet d’avoir à l’esprit les choses passées sous le mode de la mémoire, les choses présentes sous celui de la vision, et les choses futures sous celui de l’attente : ‘« Le présent du passé, c’est la mémoire, le présent du présent, c’est la vision (contuitus) [on aura plus loin attentio, terme qui marque mieux le contraste avec la distentio], le présent du futur, c’est l’attente.’ »276 Marlow affirme de même que l’esprit humain « contient » en lui et le passé et le futur : ‘« The mind of man is capable of anything—because everything is in it, all the past as well as all the future. »’ (HD, p. 69). La conscience, l’esprit humain (« the mind of man ») et le récit de Marlow permettent ainsi de déployer le temps.

Foucault insiste justement sur le « recul » et le « retour de l’origine »277 à partir du XIXe siècle et jusqu’au XXe siècle. Dans Heart of Darkness, un même mouvement d’aller-retour est perceptible au sujet de l’origine de l’impérialisme. La description présente dès les premières pages du flux et du reflux de la marée (« ebb and flow ») est à l’image du « recul et [du] retour de l’origine » dont parle Foucault. L’origine recherchée dans ce roman est celle de la civilisation et de l’impérialisme, et le discours ethnocentrique du narrateur primaire est bien vite contredit par celui de Marlow. En effet, alors que pour le premier, la Tamise et L’Angleterre ont toujours été des lieux d’où surgissait la lumière que de braves chevaliers, aventuriers ou explorateurs allaient exporter dans des contrées lointaines, pour Marlow l’Angleterre a aussi été une terre de ténèbres du temps des romains, où le shéma était alors inversé :

‘The tidal current runs to and fro in its unceasing service, crowded with memories of men and ships it had borne to the rest of home or to the battles of the sea. [...] Hunters for gold or pursuers of fame, they had all gone out on that stream, bearing the sword, and often the torch, messengers of the might within the land, bearers of a spark from the sacred fire. (HD, pp. 28-29)’ ‘‘And this also,’ said Marlow suddenly, ‘has been one of the dark places of the earth’ [...] ‘I was thinking of very old times, when the Romans first came here, nineteen hundred years ago–the other day... Light came out of this river since–you say Knights? Yes; but it is like a running blaze on a plain, like a flash of lightning in the clouds. (HD, pp. 29-30)’

L’origine de la conquête coloniale et de la civilisation, c’est donc tantôt les explorateurs du XIXe, tantôt les romains. De même, l’origine spatiale de la civilisation, c’est tout d’abord Rome puis c’est l’Angleterre au XIXe. La figure de l’espace-temps devient essentielle : il n’est d’origine que pour une personne donnée en un lieu donné. L’origine ne précède pas l’inscription de l’homme dans l’histoire, elle est relative. L’espace et le temps n’ont alors de sens qu’en un point donné, à partir d’un point de vue particulier.

Notes
272.

Andrew Gibson, « Ethics and Unrepresentability in Heart of Darkness », The Conradian, vol. 22, 1997, n°s1-2, p. 128.

273.

Foucault, Les mots et les choses, op. cit., p. 343.

274.

Ricoeur analyse les apories temporelles chez Augustin qui parle de « distentio animi » (Ricoeur, Temps et récit I, op. cit., p. 38), autrement dit d’écartèlement de l’âme entre passé, présent et futur : l’âme ne peut être à la fois dans le passé, dans le présent et dans le futur. Augustin résout cette aporie en affirmant que l’âme n’est pas véritablement dans le passé ou le futur mais qu’elle en a des images présentes sous forme de souvenirs ou de projections dans le futur.

275.

Ibid., p. 32.

276.

Ibid., pp. 32-33.

277.

« Le recul et le retour de l’origine » est le titre de l’un des chapitres de son livre (Les mots et les choses, op. cit., pp. 339-346).