011Origine de la vision, de l’expérience

Au lieu d’une vision désincarnée qui serait celle du discours positiviste ou eschatologique, le roman moderne reflète une tension vers le vécu : ‘« [L]’analyse du vécu s’est instaurée, dans la réflexion moderne, comme une contestation radicale du positivisme et de l’eschatologie [...]’ »278 Ce retour à une perception individuelle s’accompagne d’une « spatialité irréductible » :

‘Le vécu, en effet, est à la fois l’espace où tous les contenus empiriques sont donnés à l’expérience ; il est aussi la forme originaire qui les rend en général possibles et désigne leur enracinement premier ; il fait bien communiquer l’espace du corps avec le temps de la culture, les déterminations de la nature avec la pesanteur de l’histoire, à condition cependant que le corps et, à travers lui, la nature soient d’abord donnés dans l’expérience d’une spatialité irréductible, et que la culture, porteuse d’histoire, soit d’abord éprouvée dans l’immédiat des significations sédimentées279.’

Cette « expérience originaire qui s’esquisse à travers le corps » est très présente dans Heart of Darkness, Under the Volcano et Voss, mais l’origine de la vision n’est pas toujours concomitante avec la vision réelle. Les hallucinations, les souvenirs et les rêveries sont très présents dans les trois romans, et l’origine de la vision se brouille alors. Dans Heart of Darkness, Marlow n’a véritablement l’impression de voir vivre Kurtz que lors d’une courte hallucination qui précède sa rencontre avec la fiancée de ce dernier :

‘I thought his memory was like the other memories of the dead that accumulate in every man’s life—a vague impress on the brain of shadows that had fallen on it in their swift and final passage; but before the high and ponderous door, between the tall houses of a street as still and decorous as a well-kept alley in a cemetery, I had a vision of him on the stretcher, opening his mouth voraciously, as if to devour all the earth with all its mankind. He lived then before me; he lived as much as he had ever lived—a shadow insatiable of splendid appearances [...] ». (HD, p. 116, c’est moi qui souligne).’

Cette hallucination tient presque du fantastique puisque Marlow semble vivre dans deux temps et deux espaces en parallèle : il revoit le moment où Kurtz était allongé dans son brancard, mourant, et il patiente devant une lourde porte avant de rencontrer la fiancée de Kurtz. Il est à la fois dans la jungle et devant la porte. Il est simultanément entre deux rangées de hautes maisons et dans l’allée bien entretenue d’un cimetière. Ensuite, le fait de voir la fiancée de Kurtz lui donne l’impression que ce dernier est mort la veille :

‘For her he had died only yesterday [...] for me too he seemed to have died only yesterday—nay, this very minute. I saw her and him in the same instant of time—his death and her sorrow—I saw her sorrow in the very moment of his death. Do you understand? I saw them together—I heard them together. (HD, pp. 117-118).’

Si l’origine du discours et de la vision est difficile à déterminer, la quête des origines reste néanmoins un passage obligé des trois romans.

Notes
278.

Ibid., p. 332.

279.

Ibid., p. 332.