011Origine du roman et roman des origines

L’idée d’un roman centré sur la quête des origines du protagoniste a été amplement analysée et développée dans Roman des origines, origine du roman de Marthe Robert280. Elle rappelle l’article de Freud sur le « roman familial des névrosés » publié en 1909 dans un livre d’Otto Rank sur la naissance du héros281. Freud désigne ainsi le « roman », l’histoire, que se raconte tout un chacun à une période de sa vie pour expliquer le sentiment d’étrangeté qu’il éprouve par rapport à ses parents rééls : il ne peut donc qu’y avoir erreur sur sa naissance, il est un enfant trouvé, abandonné ou un bâtard. Cette insistance sur l’origine s’inscrit dans toute une tradition du « Bildungsroman » ou roman d’apprentissage. Le début d’un roman commence effectivement traditionnellement avec la naissance du personnage. Il n’est que de voir les premières lignes d’un des « classiques » anglais, Robinson Crusoe, qui, dans la plus pure tradition des romans du XVIIIe siècle, a pour titre celui du héros éponyme et débute sur la naissance du héros:

‘I was born in the year 1632, in the city of York, of a good family, tho’ not of that country, my father being a foreigner of Bremen, who settled first at Hull. He got a good estate by merchandise, and leaving off his trade lived afterwards at York, from whence he had married my mother, whose relations were named Robinson, a very good family in that country, and from whom I was called Robinson Kreutznaer; but by the usual corruption of words in England, we are now called, nay, call our selves and write our name, Crusoe, and so my companions always called me.’

Defoe nous livre ici une véritable généalogie du héros Robinson Crusoe puisque le passage décline les étapes que sont sa naissance, le mariage de ses parents et l’origine des deux familles de ses parents ainsi que l’évolution de leur nom de famille. Les deux éléments essentiels sont la naissance ‘(« I was born in the year 1632 ’») et l’origine du nom-du-père (« Kreuznaer » anglicisé en « Crusoe ») alors que dans Heart of Darkness, Under the Volcano et Voss, ni la naissance ni l’origine du nom ne sont évoqués dans les premières pages. Il n’est pas anodin que dans Heart of Darkness, Under the Volcano et Voss, le début des trois romans ne coïncide pas avec la naissance du personnage principal. Son introduction se fait in medias res alors qu’il est adulte et c’est une présentation indirecte. Dans Heart of Darkness, Marlow apparaît au quatrième paragraphe mais d’une manière relativement inaperçue, apparaissant à la suite d’autres protagonistes, le directeur, l’avocat, le comptable. Il est noyé dans cette liste de personnages et dans le paysage-tableau omniprésent. Ce n’est qu’au huitième paragraphe que la description est interrompue par les mots de Marlow et qu’une description plus substantielle est faite du personnage, comme si le projecteur qui avait balayé la scène sans s’arrêter sur un protagoniste en particulier venait tout d’un coup de se braquer sur lui. Il ne sera pas question de sa naissance ni de son enfance même par la suite du roman. L’entrée en matière est assumée par un narrateur primaire qui va présenter Marlow au lecteur avant de lui laisser la parole. Néanmoins, Marlow est déjà englobé dans un « nous » non encore élucidé : ‘« The sea-reach of the Tames stretched before us like the beginning of an unterminable waterway ’». (HD, p. 27, c’est moi qui souligne). Par ailleurs, la naissance et l’enfance de Marlow ne seront pas évoquées dans le reste du roman. Le seul passage où il soit explicitement question de l’enfance de Marlow traite de sa fascination pour les régions non encore explorées et donc ni tracées ni dessinées sur la carte, comme si l’enfance correspondait à un manque, un blanc que l’âge adulte, et notamment l’expédition au Congo, étaient destinés à combler.

Par ailleurs, la métaphore du fil de la vie ou encore de la ligne de vie est présentée d’une manière on ne peut plus ambiguë lors de la visite de Marlow au siège de la Compagnie qui doit l’envoyer au Congo. Deux femmes dans le vestibule tricotent de la laine noire et l’une fait entrer les visiteurs, l’autre les fait sortir :

‘Two women, one fat and the other slim, sat on straw-bottomed chairs, knitting black wool. The slim one got up and walked straight at me–still knitting with downcast eyes [...] and preceded me into a waiting-room. [...] The old one seemed uncanny and fateful. Often far away there I thought of these two, guarding the door of Darkness, knitting black wool as a for a warm pall, one introducing, introducing continuously to the unknown, the other scrutinizing the cheery and foolish faces with unconcerned old eyes. Ave ! Old knitter of black wool. Morituri te salutant. (HD, pp. 35-37)’

Si l’on part de l’hypothèse que Conrad a voulu suggérer la figure des Parques, ces fileuses du destin des hommes, il reste que Clotho, celle qui fabrique le fil de la vie, n’est pas discernable de Lachésis, celle qui le file, puisque, tout en introduisant Marlow dans le bureau du directeur, elle continue de filer. L’origine du fil qu’elle tisse ne coïncide donc pas avec l’entrée symbolique de Marlow dans une quelconque ligne de vie au service de la Compagnie. Il semblerait au contraire que la juxtaposition des deux actions, celle d’introduire Marlow et celle de filer, l’une inchoative et l’autre durative, marque une profond décalage, voire un clin d’oeil ironique du narrateur au lecteur lui indiquant de ne pas chercher à lire Heart of Darkness comme le déroulement d’un fil du destin, d’une ligne de vie, autrement que sur le mode parodique d’un destin tout tracé et par des Parques qui n’ont plus rien de noble ni de sacré : la robe de la première est « ‘aussi coquette qu’un fourreau de parapluie ’»282 ‘(« her dress was as plain as an umbrella-cover’ », HD, p. 35), la seconde avec ses pantoufles, son chat, sa verrue et ses lunettes cerclées d’argent, n’a rien d’exaltant. Il est bien question d’un savoir sur le destin puisque cette dernière est dite douée d’une sagesse indifférente (« unconcerned wisdom ») et qu’il émane d’elle une sensation d’inquiétante étrangeté (« uncanny ») et de fatalité (« fateful »). Néanmoins, le fil du destin tissé par les Parques est ici devenu suaire (« warm pall ») comme si elles introduisaient directement à la mort. Deux images contradictoires entrent ici en compétition, celle du fil de la vie que l’on tisse, et celle du fil de la vie tranché par Atropos une fois le suaire tissé. Par ailleurs deux discours se chevauchent ici, le discours symboliste qui confère une certaine noblesse à la destinée humaine avec les références aux trois Parques et en contrepoint, sa version parodique et triviale, avec l’image des deux vieilles femmes-pantins dont les gestes mécaniques évoquent ‘« une plus large prise de conscience d’un monde rigide, mécanique, aveugle et automatisé’ »283. La description mécanique des deux femmes rappelle étrangement un passage d’une lettre de Conrad à Cunninghame Graham :

‘There is a—let us say—a machine. It evolved itself (I am severely scientific) out of a chaos of scraps of iron and behold—it knits. I am horrified at the horrible work and stand appalled. I feel it ought to embroider—but it goes on knitting. You come and say : “this is all right; it’s only a question of the right kind of oil. Let us use this—for instance—celestial oil and the machine shall embroider a most beautiful design in purple and gold”. Will it? Alas no. You cannot by any special lubrication make embroidery with a knitting machine. And the most withering thought is that the infamous thing has made itself; made itself without thought, without conscience, without foresight, without eyes, without heart. It is a tragic accident—and it has happened... It knits us in and it knits us out. It has knitted time, space, pain, death, corruption, despair and all the illusions—and nothing matters284.’

On a la même image du tricot-tissage et au lieu d’un fil du destin ou ligne de vie, on trouve là encore l’image du linceul par paronomase entre le participe passé « appalled » et le substantif « pall » : ‘« I am horrified at the horrible work and stand appalled. ’ ‘I feel it ought to embroider—but it goes on knitting’ » (Ibid., c’est moi qui souligne). On a là un pur fonctionnement mécanique, qui fait participer un individu puis le congédie, une maille à l’envers, une maille à l’endroit ‘(« knits us in, knits us out ’», Ibid.) de même que l’une des vieilles femmes introduit les visiteurs dans le bureau du directeur et l’autre les congédie : ‘« one introducing, introducing continuously to the unknown, the other scrutinizing the cheery and foolish faces with unconcerned old eyes’ » (HD, p. 37).

Les premières pages de Under the Volcano ne commencent pas non plus par l’introduction du protagoniste principal, le Consul. Il n’est question du Consul qu’indirectement dans la conversation de son ami Laruelle et du médecin Vigil, qui eux-mêmes ne sont décrits qu’après une longue description panoramique des alentours. Le Consul est en fait déjà mort, ce qui paraît paradoxal pour un roman centré sur lui, et ce qui contredit l’une des règles du genre puisque la mort du protagoniste principal fait souvent office de point d’orgue sur lequel se clôt le roman. Il sera fait néanmoins allusion à son enfance dans le chapitre I, que d’aucuns ont qualifié de « prologue-épilogue »285 étant donné la richesse des données biographiques et diégétiques dont la valeur analeptique a pourtant des allures de prophétie puisqu’elles fonctionnent comme autant d’indices du mécanisme tragique qui va se mettre en place dans le reste du roman. Il est notamment question des vacances à Courseulles, que le Consul et Jacques avaient passées ensemble durant l’été 1911 (UV, p. 16), épisode symbolique dont les échos réapparaîtront dans tout le roman. Ce n’est évidemment pas un hasard s’il s’agit là d’une plage du débarquement et donc d’un lieu préfigurant la mort prochaine du Consul alors qu’il est enfant. Il est étonnant d’ailleurs que ce détail n’ait pas été mentionné dans le très riche livre d’Ackerley et de Clipper286. Le seul nom du lieu de prédilection des jeux encore enfantins et des amours déjà adolescentes du Consul et de Jacques Laruelle à Courseulles est pourtant on ne peut plus clair : le « Hell Bunker » (UV, p. 16). Le lieu de l’innocence est déjà perverti : l’image du « bunker » est celle du creux, du renfoncement, tout comme un autre topos, celui du nid ou de la chrysalide dont le protagoniste encore enfant devra sortir pour entrer dans le roman d’apprentissage et pourtant, le cocon est ici déjà un lieu mortifère !

Voss est peut-être le roman qui respecte le plus les conventions biographiques : il commence par l’introduction frontale du personnage Voss, présent dès le titre, ce qui correspond à un code bien connu du roman d’apprentissage du dix-huitième siècle287. Voss nous est cependant présenté à l’âge adulte et cette scène d’ouverture est on ne peut plus statique. D’autre part il y a dans Voss toute une méditation sur le temps aborigène qui, contrairement au temps au sens occidental du terme, est un temps sans origine ni finalité, une forme de « ‘permanence en mouvement’ »288 : ‘« Au lieu de se poser la question de l’origine des choses ou de leur finalité, les Aborigènes d’Australie semblent plutôt se préoccuper des métamorphoses qui les lient entre elles ’»289. Pour l’aborigène Dugald, les considérations temporelles des membres de l’expédition prêtent à rire car pour lui le temps n’existe pas, comme en témoigne ce court échange entre Voss et Dugald :

‘‘You will not loiter, and waste time.’
But the old man could only laugh, because time did not exist. (V, p. 218)’

White ne considère effectivement pas la vie comme une ligne reliant origine, développement et fin mais comme une série d’éternels recommencements et il n’est donc pas étonnant qu’il ait choisi de donner la citation suivante de David Malouf en épigraphe à son roman The Twyborn Affair : « ‘‘What else should our lives be but a series of beginnings, of painful settings out into the unknown, pushing off from the edges of consciousness into the mystery of what we have not yet become’ ?’ »290.

En résumé, ni Heart of Darkness ni Under the Vocalno ni Voss ne se plient à une quête de l’origine de manière traditionnelle : ils en soulignent plutôt les limites et les présupposés culturels. On peut cependant légitimement se demander ce qu’il en est d’un autre point nodal de la ligne biographique, soit la mort des protagonistes principaux et la fin du roman.

Notes
280.

Marthe Robert, Roman des origines et origine du roman, Paris : Grasset, 1972.

281.

« Freud pose clairement le phénomène comme une expérience normale et universelle de la vie infantile ; il n’est pathologique que chez l’adulte qui continue d’y croire et d’y travailler. En somme, le roman familial peut être défini comme un expédient à quoi recourt l’imagination pour résoudre la crise typique de la croissance humaine telle que la détermine le « complexe d’OEdipe. », Ibid., pp. 42-43.

282.

La traduction est de Jean Deurbergue dans la collection de la Pléiade, Paris : Gallimard, 1985, p. 55.

283.

« If we submit ourselves to the evocative particularity of these intensely visualised details, their symbolic connotations take us far beyond our primary sense of the fateful, uncanny, and impassive atmosphere of the scene ; we are driven to a larger awareness of a rigid, mechanical, blind, and automatised world » (Ian Watt, Conrad in the Nineteenth Century, op cit., p. 192, c’est moi qui souligne). Ian Watt montre ici que les deux fileuses ne parlent pas à Marlow et ne le regardent pas, qu’elles sont déshumanisées (Ibid., p. 192).

284.

C. T. Watts (éd.), Joseph Conrad’s Letters to R. B. Cunninghame Graham, Cambridge : Cambridge UP, 1969, pp. 56-57. C’est moi qui souligne.

285.

L’expression « epilogic prologue » est du critique Richard Hauer Costa dans Malcolm Lowry, New York : Twayne Publishers/Twayne’s World Authors Series, 1972, p. 69.

286.

Voici le commentaire que font Ackerley et Clipper de Courseulles : « Courseulles. Courseulles-sur-Mer. A village resort on the English Channel at the mouth of the Seulles River ; about ten miles north of Caen and fifteen miles east of Bayeux. » (Chris Ackerley et Lawrence Clipper, A Companion to Under the Volcano, Vancouver : University of British Columbia Press, 1984, p. 31).

287.

Il n’est que de citer Tom Jones de Fielding ou Moll Flanders de Defoe.

288.

Barbara Glowczewski, Du rêve à la loi chez les Aborigènes, op. cit., p. 67. Cette anthropologue souligne que les mythes australiens ne sont pas centrés sur le concept d’origine ni de finalité puisque chaque mythe évolue selon le lieu, le temps, l’appartence totémique de l’individu (pp. 64-65).

289.

Ibid., p. 65.

290.

Cette citation est tirée du roman An Imaginary Life de David Malouf.