011Désir de finalité : un horizon d’attente déçu

Dans un article de 1905 sur James, Conrad félicite ce dernier d’avoir su ne pas succomber au « désir de finalité » et aux facilités qu’offrent au romancier les possibilités de finir sur une leçon de morale, un amour enfin assouvi, une fortune finalement acquise ou bien une mort :

‘[...] the usual methods of solution by rewards and punishments, by crowned love, by fortune, by a broken leg or a sudden death [...] these solutions are legitimate inasmuch as they satisfy the desire for finality, for which our hearts yearn, with a longing greater than the longing for the loaves and the fishes of this earth. Perhaps the only true desire of mankind, coming thus to light in its hours of leisure, is to be set at rest. One is never set at rest by Mr. Henry James’s novels. His books end as an episode in life ends. You remain with the sense of the life still going on291.’

C’est un désir auquel Conrad refusait de se plier et la fin des romans que nous étudions n’est souvent qu’un retour au début. Dans Heart of Darkness on ne trouve à l’issue du roman que l’ombre, la voix de Kurtz : en un sens, l’intrigue ne semble donc pas avoir progressé, d’autant que le récit commence à Londres et y finit. Marlow affirme que les derniers mots de Kurtz, ceux qui devaient receler l’ultime révélation, ont été adressés à sa fiancée : « My Intended ». Or cette affirmation n’est rien d’autre qu’un pieux mensonge et elle met en évidence le fait que Kurtz s’en est toujours tenu aux intentions, aussi bonnes fussent-elles. Dans Lord Jim, Marlow se demande s’il n’aurait pas dû pousser Jim à accepter l’offre de Chester car alors il aurait sûrement disparu avec lui dans le Pacifique, dans de mystérieuses circonstances (un ouragan probablement), et Marlow y aurait vu la finalité du destin alors que le parcours de Jim reste une source de doute et d’inquiétude quotidiens :

‘[...] at times it seems to me it would have been better for my peace of mind if I had not stood between him and Chester’s confoundedly generous offer. [...] Chester [...] steamed out into the Pacific with a crew of twenty-two hands [...] Not a vestige of the Argonauts ever turned up ; not a sound came out of the waste. Finis ! The Pacific is the most discreet of live, hot-tempered oceans : the chilly Antarctic can keep a secret too, but more in the manner of a grave.
‘And there is a sense of finality in such discretion, which is what we all more or less sincerely are ready to admit-for what else is it that makes the idea of death supportable ? End ! Finis ! the potent word that exorcises from the house of life the haunting shadow of fate. (LJ, p. 172)’

Ce désir de finalité du protagoniste est justement ce que l’écrivain Conrad se refusait à gratifier. Ne disait-il pas qu’il planait sur les réussites de la littérature un terrible doute contrairement à la fiabilité des Notices de marins ?

‘Henceforth I had to begin (while totally unprovided with Notices to Authors) to write prose myself; and the pains I took with it only my Maker knows! And yet I never learned to trust it. I can’t trust it to this day. We who write prose which is not that of the Notices to Mariners are forgotten by Providence. No angel watches us at our toil. A dreadful doubt hangs over the whole achievement of literature ; I mean that of its greatest and its humblest men292. ’

De même que le doute conradien exclut toute possibilité de point final définitif et rassurant, dans Under the Volcano on ne découvre rien de nouveau, et on finit sur une méprise dérisoire, celle des brigades fascistes qui prennent le Consul pour son frère. Le roman commence non loin de la « barranca », symbole auquel le premier chapitre fait une place de choix et finit tout au fond de la « barranca » : du bord de l’abîme au gouffre. Là encore, néanmoins, et de manière similaire à ce qui se passe dans Heart of Darkness, la fin est paradoxale. Elle permet, certes, de contenter le désir de finalité du lecteur, et ceci de manière explicite, en apportant une explication finale qui justifie le destin du Consul :

‘He was in an ambulance shrieking through the jungle itself, racing uphill past the timberline toward the peak–and this was certainly one way to get there !–while those were friendly voices, Jacques’ and Vigil’s, they would make allowances, would set Hugh and Yvonne’s minds at rest about him. “No se puede vivir sin amar,” they would say, which would explain everything, and he repeated this aloud. How could he have thought so evil of the world when succour was at hand all the time ? And now he had reached the summit. (UV, p. 375)’

De même que d’après Conrad, le désir fondamental de l’homme est le plus souvent d’avoir l’esprit tranquille ‘(« the only true desire of mankind [...] is to be set at rest’ 293 ‘ ’»), Under the Volcano se termine sur une mort qui donnera aux personnages et par mimétisme, aux lecteurs, l’esprit tranquille : ‘« [...] they would make allowances, would set Hugh and Yvonne’s minds at rest about him » ’(UV, p. 375). Par ailleurs le désir de finalité se trouve comblé par une fin de roman qui se clôt sur une mort qui se présente comme une apogée, la conquête d’un sommet : ‘« And now he had reached the summit ’» (Ibid.). Le lecteur ne peut s’empêcher d’associer « sommet » et désir de « faire somme », c’est-à-dire de prononcer les mots après lesquels il n’y a plus rien à dire. Le mot « sum–mit » se rapproche étrangement de l’expression « sum it up »294 (« résumer tout cela ») et cela est d’autant plus frappant qu’on a exactement la même expression dans ce qu’on pourrait considérer comme une première fin de Heart of Darkness, les derniers mots de Kurtz, que Marlow commente de la manière suivante : ‘« He had summed up–he had judged’ » (HD, p. 113, c’est moi qui souligne). Mais cette fin, qui a des allures de « concordance discordante295 » selon l’expression de Ricoeur, n’est qu’illusoire, comme le révèlent les phrases suivantes :

‘Opening his eyes, he looked down, expecting to see, below him, the magnificent jungle, the heights, Pico de Orizabe, Malinche, Cofre de Perote, like those peaks of his life conquered one after another before this greatest climb of all had been succesfully, if unconventionnally, completed. But there was nothing there : no peaks, no life, no climb. Nor was this summit a summit exactly : it had no substance, no firm base. It was crumbling too, whatever it was, collapsing, while he was falling, falling into the volcano, he must have climbed it after all, though now there was this noise of foisting lava in his ears, horribly, it was in erruption, yet no, it wasn’t the volcano, the world itself was bursting, bursting into black spouts of villages catapulted into space, with himself falling through it all, through the inconceivable pandemonium of a million tanks, through the blazing of ten million burning bodies, falling, into a forest, falling– (UV, p. 375, c’est moi qui souligne)’

En effet, la configuration du temps, ici de la vie, sous l’espèce spatiale qu’est l’ascension de sommets successifs, une variante de la ligne téléologique, n’est qu’une figure imaginaire qui s’écroule aussi rapidement qu’elle a été érigée : « ‘no peaks, no life, no climb’ » du fait qu’elle n’a d’autre fondement que celui du désir et de l’imaginaire (« no substance, no firm base »). D’ailleurs, la nature fantasmatique de cette construction imaginaire est d’autant plus perceptible que son statut épistémologique est incertain : « ‘It was crumbling too, ’ ‘whatever it was’ ‘ [...]’ » (UV, p. 375, c’est moi qui souligne). Le chronotope de la vie comme chemin qui mène d’une ascension à la suivante se voit démenti dans sa tonalité optimiste puisqu’il est désormais question de chute mais aussi et surtout dans son statut ontologique et herméneutique : la vie n’est pas une ascension vers un sommet et ce qui s’effondre, ce n’est ni la vie du Consul ni la métaphore de la vie comme ascension mais les deux à la fois, d’autant que le contexte historique fait voler en éclats et les vies individuelles et l’allégorie traditionnelle du chemin de vie comme ascension, issue de l’héritage judéo-chrétien. Cette allégorie de la vie comme ascension se voit progressivement remise en cause puisque son image phare, celle du sommet (« peak, summit »), est désignée par le pronom indéfini « it » qui va ensuite désigner d’autres éléments comme le volcan tout entier puis le monde :

‘Nor was this summit a summit exactly : it [the summit] had no substance, no firm base. It [the summit/ the volcano ?] was crumbling too, whatever it [Ambiguité] was, collapsing, while he was falling, falling into the volcano, he must have climbed it [the volcano] after all, though now there was this noise of foisting lava in his ears, horribly, it [the volcano] was in eruption, yet no, it [not the volcano] wasn’t the volcano, the world itself [the world] was bursting, bursting into black spouts of villages catapulted into space, with himself falling through it [the world/all/tanks/bodies ?] all, through the inconceivable pandemonium of a million tanks, through the blazing of ten million burning bodies, falling, into a forest, falling– (Ibid.)’

Ce déplacement du signifié pour le même signifiant « it » dénote la fragilité de la construction imaginaire de la ligne de vie comme ascension : du sommet on passe au volcan puis au monde, puis aux tanks et aux corps, dans une chute vertigineuse. Cette fuite en avant du sens prouve, comme Derrida l’a montré dans une grande partie de son oeuvre, qu’il faut renoncer à une philosophie du langage comme philosophie de la présence et accepter que les constructions imaginaires et langagières n’ont aucune « substance » ou « base » (« this summit [...] had no substance, no firm base », Ibid.) pleine et entière qui leur permettrait de réduire la structure, ici le texte du roman, en l’occurrence la conclusion du roman, à un centre, une « présence pleine et hors jeu » :

‘A partir de ce que nous appelons donc le centre et qui, à pouvoir être aussi bien dehors que dedans, reçoit indifféremment les noms d’origine ou de fin, d’archè ou de telos, les répétitions, les substitutions, les transformations, les permutations sont toujours prises dans une histoire du sens  c’est-à-dire une histoire tout court  dont on peut toujours réveiller l’origine ou anticiper la fin dans la forme de la présence. C’est pourquoi on pourrait peut-être dire que le mouvement de toute archéologie, comme celui de toute eschatologie est complice de cette réduction de la structuralité de la structure et tente toujours de penser cette dernière depuis une présence pleine et hors jeu. [...] on pourrait montrer que tous les noms du fondement, du principe ou du centre ont toujours désigné l’invariant d’une présence (eidos, archè, telos, energeia, ousia (essence, existence, substance, sujet) aletheia, transcendentalité, conscience, Dieu, homme, etc.)296. ’

« Présence », « substance », « base » sont les termes utilisés et par Lowry et par Derrida pour mettre le lecteur en garde contre une lecture trop mythique et trop essentialiste.

Dans Voss l’issue de l’expédition semble un retour au point de départ. Voss, dont l’entreprise avait été financée par la bourgeoisie de Sydney en la personne de M. Bonner afin de pouvoir avoir le plaisir de dresser une statue qui témoigne de leur générosité et de leur réussite, a l’allure d’une sculpture dès les premières pages où il est qualifié d’osseux (« bony », V, p. 12) et de raide (« wooden », V, p. 16). Il est même comparé à un bloc de pierre vertical (« a crag of a man », V, p. 21). Mais sa raideur de pierre est encore trop brute et trop rugueuse (« rough », V, p. 10 et p. 11) pour la bourgeoisie de Sydney qui désire ne voir en lui qu’une future pierre polie par le sculpteur, une statue, et ceci avant même le départ de l’expédition :

‘If he was already more of a statue than a man, they really did not care, for he would satisfy their longing to perch something on a column, in a square or gardens, as a memorial to their own achievement. They did, moreover, prefer to cast him in bronze than to investigate his soul, because all dark things made them uneasy, and even on a morning of historic adventure, in bright, primary colours, the shadow was sewn to the ends of his trousers, where the heels of his boots had frayed them. (V, p. 109, c’est moi qui souligne)’

A la fin du roman, l’image du personnage et de sa destinée est récupérée comme prévu : on construit une statue à son image en souvenir de l’expédition pour mieux contrôler son impact et il devient alors littéralement pétrifié et inoffensif. Dès le premier quart du livre son destin avait été tracé. C’est donc Sydney et sa rigidité de pierre qui semble reprendre le dessus d’autant que du salon des Bonner, espace clos et figé, on passe à la salle de bal, autre espace figé par les mondanités. Néanmoins, le jardin réapparaît à plusieurs reprises, véritable symbole d’ouverture et de perpétuelle renaissance. Le roman ne finit donc pas uniquement sur une impression de clôture et d’échec mais il ne se termine pas non plus sur un moment de pure révélation. Comme le fait pertinemment remarquer Carolyn Bliss, les romans de White s’achèvent le plus souvent non sur l’aboutissement de la quête des personnages mais sur sa réouverture par le biais de personnages qui sont comme les héritiers de cette quête :

‘With rare exceptions such as The Vivisector, the novels end not with the climactic moment of revelation, but with a coda in which the quest is renewed by some heir to the protagonist’s experience : Stan Parker’s grandson in The Tree of Man, Mary de Santis in The Eye of the Storm, the protagonists themselves in The Aunt’s Story and A Fringe of Leaves 297. ’

Voss se clôt en effet non pas après la fin de l’expédition et le retour du rescapé Judd mais sur une scène dans laquelle Laura dit aux membres de son jeune auditoire de partir en quête de leur propre vérité. Néanmoins, les derniers mots du roman ont une résonance quelque peu parodique si on les met en parallèle avec un passage antérieur du roman. Les dernières phrases du roman sont les suivantes :

‘‘Voss did not die,’ Miss Trevelyan replied. ‘He is there still, it is said, in the country, and always will be. His legend will be written down, eventually, by those who have been troubled by it.’
‘Come, come. If we are not certain of the facts, how is it possible to give the answers ?’
‘The air will tell us,’ Miss Trevelyan said.
By which time she had grown hoarse, and fell to wondering aloud whether she had brought her lozenges. (V, p. 448)’

La pointe d’ironie suggérée par la dernière phrase tient au contraste entre registre prophétique et registre trivial (les pastilles pour la gorge) : ‘« The voice of prophecy does not normally resort to throat lozenges’ 298 ». Or, ces mêmes pastilles (« lozenges ») apparaissent, dans la description de la soirée mondaine organisée par les Pringle, comme le signe distinctif des « dames » distinguées et respectables de Sydney :

‘As evening approached, the gas was lit, and activity flared up in the retiring-and refreshment-rooms, where respectable women in black were setting out such emergency aids to the comfort of ladies as eau de Cologne, lozenges, safety pins, and needles and thread [...] (V, p. 315) ’

Laura Trevelyan est devenue Miss Trevelyan ; elle est donc rentrée dans le rang et les codes mondains, ce qui semble en totale contradiction avec l’idée de révélation et d’émancipation. La fin du roman et la mort de Voss n’ont donc pas l’impact d’une affirmation, d’une certitude enfin acquise du type de celles que l’on trouve dans le roman du XIXe siècle d’après Peter Brooks. Partant de l’hypothèse selon laquelle c’est le sens d’une vie individuelle qui est recherché dans nombre de romans, il en concluait en effet qu’il n’était pas étonnant que la mort soit une fin privilégiée puisqu’elle seule peut permettre un jugement final :

‘[...] the meaning of a life cannot be known until the moment of death: it is at death that a life first assumes transmissible form—becomes a completed and significant statement—so that it is death that provides the authority or “sanction” of narrative299. ’

Paradoxalement, même si les trois romans finissent sur une mort, le désir de « finalité » est déçu. La mort n’apporte pas de résolution finale ni de « déclaration éclairante » (« significant statement »), elle est bien plutôt emblématique d’un mystère accru. Si dans Heart of Darkness, Lord Jim, Voss, et Under the Volcano, la fin se solde effectivement par une voire plusieurs morts, la mort n’y a pas cependant de valeur révélatrice ou heuristique. Elle souligne au contraire l’absence totale de message ou d’éclaircissement.

L’histoire racontée par Marlow a beau apporter quelques lumières sur le mystère de Kurtz, le roman s’achève néanmoins sur la mort de ce dernier et l’image d’une obscurité finale n’est pas sans rappeler la nature elle-même obscure des révélations obtenues par Marlow :

‘It seemed somehow to throw a kind of light on everything about me—and into my thoughts. It was sombre enough, too — and pitiful — not extraordinary in any way — not very clear either. No, not very clear; And yet it seemed to throw a kind of light. (HD, p. 32). ’

L’ensemble du roman est constitué de cette « sorte de lumière », ce clair-obsur qui est comme cette lumière « inter-médiaire » (« in the middest ») qui n’est ni origine ni fin300. Dans Lord Jim, au lieu d’une affirmation et d’un éclaircisement, on retombe finalement sur une question : « Is he satisfied—quite, now, I wonder ? ». La fin est d’ailleurs annoncée de manière quelque peu abrupte et désinvolte avec la phrase suivante au début du dernier chapitre : « ‘‘And that’s the end. ’ ‘He passes away under a cloud, inscrutable at heart, forgotten, unforgiven, and excessively romantic’ » (LJ, p. 351). Ce passage fait écho à un autre passage dans lequel Jewel s’adresse à Marlow dans l’espoir d’obtenir de lui une « déclaration éclairante » (le « significant statement » qui caractérise une fin de roman réussie d’après Brooks) :

‘‘It is hard to tell you what it was precisely she wanted to wrest from me. Obviously it would be something very simple–the simplest impossibility in the world; as, for instance, the exact description of the form of a cloud. She wanted an assurance, a statement, a promise, an explanation–I don’t know how to call it : the thing has no name [...] It occurred to me–don’t laugh–that all things being dissimilar, she was more inscrutable in her childish ignorance than the Sphinx propounding childish riddles to wayfarers. (LJ, p. 271, c’est moi qui souligne)’

Jewel est du côté d’une lecture téléologique qui promet un dévoilement final de l’énigme. Mais Marlow est incapable de lui fournir cette « déclaration éclairante » : il ne lui donne ni « assurance », ni « déclaration », ni « promesse » ni « explication » ‘(« an assurance, a statement, a promise, an explanation’ »). Au lieu d’une telle révélation finale, le lecteur doit se contenter de contempler, comme le fait Marlow, l’énigme (« riddles ») que lui pose l’existence d’êtres tels que Jewel et Jim.

En fait, la vie comme ligne ou chemin de vie ne peut plus être présentée d’après son cours chronologique et linéaire, ni articulée sur des noyaux logiques et événementiels tels que la naissance, la mort, les moments de crise, car la dimension téléologique d’une ligne de destinée n’est plus opératoire. La représentation « temporelle » au sens où l’entendait Lessing n’est plus valide et par conséquent l’image de la ligne de vie apparaît sous une autre forme, la forme spatiale. Non pas que cette forme n’ait pas existé auparavant, mais elle se renforce encore du fait que la structure temporelle perde de son efficace. Cette forme spatiale, c’est celle du chronotope de Bakhtine ou encore de la « trace », de l’empreinte que laisse une destinée, chaque élément, chaque lieu, étant promu au rang de l’essentiel et du nécéssaire301. Julien Gracq ne dit pas autre chose lorsqu’il soutient que ce qui nous parle dans une image spatiale, ici le paysage, c’est « l’étalement dans l’espace [...] d’un « chemin de la vie », la marque qu’y imprime une « ligne de vie « :

‘Qu’est-ce qui nous parle dans un paysage ?
Quand on a le goût surtout des vastes panoramas, il me semble que c’est d’abord l’étalement dans l’espace  imagé, apéritif   d’un « chemin de la vie », virtuel et variantable, que son étirement au long du temps ne permet d’habitude de se représenter que dans l’abstrait302.’

Cette forme spatiale du chemin de vie n’est pas pire ni meilleure que celle de la ligne logico-temporelle basée sur l’agencement en début-milieu-fin car ni l’une ni l’autre ne sont des « traits de l’action effective, mais des effets de l’ordonnance du [roman] »303. C’est pourquoi il n’est pas inutile de se pencher désormais sur l’image spatiale du chemin de vie, le « path ».

Notes
291.

Conrad, « Henry James : An Appreciation », Notes on Life and Letters, Londres : Dent, 1924, pp. 11-19, pp. 18-19.

292.

Joseph Conrad, « Outside Literature », in Last Essays, Londres : Dent, 1955 (©1928), p. 43.

293.

Cf supra, note 291.

294.

La possibilité de résumer est d’ailleurs propre à la ligne logico-temporelle ou encore à l’intrigue (« plot ») comme le rappelle Brooks : « Narrative in fact seems to hold a special place among literary forms–as something more than a conventional “genre”–because of its potential for summary and retransmission » dans Brooks, op. cit., p. 4. Il n’est donc pas étonnant que cette caractéristique du roman logico-temporel soit niée à la fin du roman.

295.

Cette expression de Ricoeur désigne la représentation temporelle dans la fiction et le récit tout particulièrement. Elle pointe l’opération de configuration du récit qui donne forme à l’informe qu’est le temps. La « concordance discordante est la projection dans l’espace du récit d’une concordance là où l’expérience temporelle n’était que discordance, succession d’instants indissociables, « in-figurables ».

296.

Cette citation est tirée du chapitre « La structure, le signe et le jeu dans le discours des sciences humaines » (Jacques Derrida dans L’écriture et la différence, op. cit., pp. 410-411).

297.

Carolyn Bliss, Patrick White’s Fiction, op. cit., p. 199.

298.

John Colmer, Patrick White, Londres : Methuen, 1984, p. 40.

299.

Brooks, op. cit., p. 246.

300.

Il s’agit d’une expression de Kermode déjà citée un peu plus haut : « Men, like poets, rush ‘into the middest’, in medias res, when they are born ; they also die in mediis rebus, and to make sense of their span they need fictive concords with origins and ends, such as give meaning to lives and to poems » (cf supra, note 240).

301.

Thibaudet cite ainsi dans son chapitre sur la « ligne de vie » un extrait du Wilhelm Meister de Goethe qu’il traduit comme suit : « Tout ce qui nous arrive, dit-il, laisse des traces, tout sert, sans qu’on s’en aperçoive, à nous perfectionner; mais il est dangereux de chercher à s’en rendre compte [...] » in Thibaudet, op. cit., p. 238. On rejoint bien ici l’idée de la valeur à accorder à chaque trace laissée derrière soi même si Goethe souligne qu’une telle pratique peut être dangereuse.

302.

Julien Gracq, En lisant, en écrivant, José Corti, 1981, p. 87.

303.

Parlant de la Poétique d’Aristote et des règles de composition que ce dernier préconise, Ricoeur fait en effet la remarque suivante : « Or, si la succession peut ainsi être subordonnée à quelque connexion logique, c’est parce que les idées de commencement, de milieu et de fin ne sont pas prises de l’expérience : ce ne sont pas des traits de l’action effective, mais des effets de l’ordonnance du poème ». (Paul Ricoeur, Temps et récit I, op. cit., p. 81).