c.011La ligne historique ou le mythe du progrès

Pour Bakhtine, ce qui caractérise le temps historique c’est le lien étroit entre passé, présent et futur unis par une nécessité qui ne relève pas de la fatalité ni d’une forme de mécanique mais une nécessité « ‘visible, concrète, matérielle et historique ’»335 qui reflète l’impact de l’humain dans le temps et l’espace.

Le XIXe siècle a été un siècle marqué par la figure de l’Histoire et du positivisme : il s’agissait de découvrir les lois qui régissent l’évolution qu’elle soit biologique (Darwin) ou encore historique et philosophique (Hegel). Brooks fait même de l’histoire l’un des outils épistémologiques de prédilection depuis les Lumières jusqu’au XIXe siècle :

‘From sometime in the mid-eighteenth century through to the mid-twentieth century, Western societies appear to have felt an extraordinary need or desire for plots, whether in fiction, history, philosophy, or any of the social sciences, which in fact largely came into being with the Enlightenment and Romanticism. As Voltaire announced and then the Romantics confirmed, history replaces theology as the key discourse and central imagination in that historical explanation becomes nearly a necessary factor of any thought about human society : the question of what we are typically must pass through the question of where we are, which in turn is interpreted as to mean, how did we get to be there ?336

Or, le modernisme se caractérise justement par une prise de distance vis-à-vis de cette idéologie. Lukàcs, dans un chapitre intitulé « La vision du monde sous-jacente à l’avant-garde littéraire » (c’est-à-dire le modernisme), affirme que l’homme est « jeté dans le monde » reprenant la métaphore heidegerrienne de « Geworfenheit ins Dasein », et qu’il est par conséquent un être « dépourvu d’histoire » :

‘Nous parlerons ici le moins possible de philosophie ; il est cependant difficile de ne pas évoquer la riche et pittoresque expression de HEIDEGGER, lorsqu’il définit l’existence humaine comme le fait d’ « être-jeté » dans l’être-là, fournissant de la sorte la meilleure description de cette solitude ontologique propre à l’individu humain. La formule, en effet, ne détermine pas seulement la vie et l’essence de chaque individu, en tant qu’être isolé, coupé de toutes corrélations et de tous rapports; dès le principe, pareille conception du monde interdit tout savoir possible quant à l’origine et quant à la direction d’une telle existence.’

Et tout d’abord, il suit de là que cette existence ne possède aucune historicité. [...] Dans l’ordre littéraire, ce caractère apparaît sous deux formes. D’abord, le temps qui entre toujours en ligne de compte pour l’homme, se limite a parte ante comme a parte post, à la simple durée de son existence personnelle. Pour l’homme ainsi conçu – et, par conséquent, pour l’écrivain d’avant-garde qui le décrit – il n’existe rien, avant ni après cette vie, qui soit en relation avec elle et avec son essence, qui agisse sur elle et sur quoi elle agisse. Ensuite, prise en elle-même, cette vie semble privée de toute histoire intérieure. L’essence de l’homme est purement et simplement–au delà de toute signification et de toute exploration– jetée dans le monde ; elle ne saurait se développer dans une relation réciproque avec ce monde, dans une série d’oppositions vivantes avec lui, elle ne saurait l’informer ou être informée par lui, croître ou dégénérer en lui337.

La conclusion de Lukàcs quant à la non-historicité de l’homme est néanmoins un peu hâtive au sens où il passe de l’idée d’une impossibilité de déterminer l’origine et la direction d’une vie humaine a priori, en pure théorie, à celle de la négation de l’histoire, mais l’histoire est aussi un discours a postériori. En outre, le terme même d’histoire désigne à la fois une forme d’investigation (a postériori) et le sujet même de cette investigation (a priori) :

‘It is both a form of study and that study’s referent, both what Herodotos and Macauley wrote and what they wrote about. It is both an event and the record of that event, an experience and a discourse predicated on that experience [...] By compounding these apparently opposed registers it suggests a promise of hidden synthesis, hints at a healing of the great rift dividing action and significance, matter and meaning338. ’

Ce n’est pas parce que le discours historique est peu convaincant en ce qui concerne le sujet et l’action qu’il n’est pas valide en ce qui concerne l’analyse seconde de cette même action. Même si l’homme est présenté dans la littérature moderniste comme « jeté dans le monde » et incapable de se situer dans une perspective historique, cela n’exclut pas une analyse rétrospective de cette même difficulté. Il semble justement que ce qui fait l’originalité de la fiction moderniste, c’est l’interrogation sur ce qu’est une action, un événement et la façon dont certains discours, l’histoire y comprise, en rendent compte. En un sens, il s’agit d’une interrogation épistémologique sur le concept d’histoire et non d’indifférence totale vis-à-vis de l’histoire. D’ailleurs, un autre critique, Fredric Jameson, s’insurge contre de tels procès d’intention :

‘One of the more commonly held stereotypes about the modern has of course in general been that of its apolitical character, its turn inward and away from the social materials associated with realism, its increased subjectification and introspective psychologization, and, not least, its aestheticism and its ideological commitment to the surpreme value of a now autonomous Art as such. None of these characterizations strikes me as adequate or persuasive any longer [...].339

Si le début de la citation semble conforter la position de Lukàcs, Jameson présente néanmoins l’esthétisme et le culte moderniste de la forme et du style comme une réponse « politique » au fait qu’il y a tout un espace occulté dans la représentation de l’impérialisme, celui des colonisés, de la colonie coupée de la métropole. Il parle d’une « disjonction spatiale »340 entre l’espace connu et représentable de la métropole et l’espace occulté et inaccessible de la colonie. C’est bien la situation historique de l’impérialisme et du capitalisme qui exacerbe dans la communauté un sentiment de discontinuité, de décrochage vis-à-vis des enjeux politiques et économiques et qui provoque l’apparition de la forme comme ce qui vient combler ce manque et cette disjonction. Seule la forme, et plus précisément ce qu’il appelle le « style » moderniste, ménage un espace pour que se manifeste en creux tout ce que l’impérialisme et le capitalisme occulte, notamment cette altérité qui est celle de la colonie. Il souligne l’importance chez Forster comme chez Woolf d’un « espace symbolique » qui serait le tenant-lieu de la totalité non-représentable. Cet espace symbolique se traduit dans Howard’s End de Forster par l’image de la grand-route du nord comme infini. En ce sens, si la ligne logico-temporelle du roman classique disparaît, ce n’est pas tant par désintérêt pour les conditions économiques et sociales, les effets de l’impérialisme et du capitalisme triomphants, mais plutôt pour témoigner d’un fonctionnement de la machine sociale en pleine mutation, fondé sur une ligne de fuite bien plus qu’une ligne organique maîtrisée. En ce sens, le style ou le « nouveau langage spatial » tels que Jameson les définit, deviennent les tenant-lieu ou substituts de la « totalité non-représentable » :

‘But since representation, and cognitive mapping as such, is governed by an « intention towards totality », those limits must also be drawn back into the system, which marks them by an image, the image of the Great North Road as infinity: a new spatial language, therefore–modernist “style”–now becomes the marker and the substitute (the “tenant-lieu,” or place-holding, in Lacanian language) of the unrepresentable totality.341

On peut donc parler de remise en cause chez les modernistes du primat de l’histoire et de la société perçus comme sujets et contenus référentiels du roman, mais cela ne signifie pas tant un désintérêt qu’une autre façon de témoigner d’une histoire qu’on ne maîtrise plus. Si de nombreux critiques voient dans le modernisme une tentative d’échapper au « cauchemar de l’histoire »342, pour reprendre l’expression de Joyce, une telle vision reste néanmoins un peu trop catégorique : les oeuvres modernistes ne sont pas tant de la littérature « d’évasion » que de la littérature qui témoigne d’une fuite du sens au sein de l’histoire elle-même, et de l’intelligibilité qu’on peut en avoir. Il est évident que l’homme ne peut s’extraire totalement de l’histoire, du langage, de la culture. La disparition de la figure explicative de l’histoire, de la « forme » historique basée sur l’» origine » et le « but » ou encore la finalité explique que dans Heart of Darkness, Under the Volcano et Voss, elle soit systématiquement dénoncée comme mirage et cela est particulièrement frappant en ce qui concerne l’idéologie du progrès dénoncée comme un mythe. Dans Lord Jim et dans Heart of Darkness, cette dénonciation de la logique de conquête progressive de l’impérialisme s’accompagne de celle d’un temps linéaire qui lui est associé :

‘But do you notice how, three hundred miles beyond the end of telegraph cables and mail-boat lines, the haggard utilitarian lies of our civilisation wither and die, to be replaced by pure exercises of imagination, that have the futility, often the charm, and sometimes the deep hidden truthfulness, of works of art ? (LJ, p. 251)’

Les câbles télégraphiques sont bien une image du temps linéaire, d’un temps qui se veut utile (« utility ») et qui va donc directement d’un point à un autre sans faire de détour, de même que le courrier suit une « ligne » (« mail-boat lines ») mais Conrad souligne que tout ceci n’est qu’un leurre (« lies »). A l’inverse il définit le domaine de l’» imagination » comme celui de la vérité (« truthfulness ») et qu’entend-il par là sinon celui, entre autres, de la fiction ? Il n’est pas anodin que l’opposition se fasse entre « utility » et « futility » : c’est bien ce quelque chose d’indéfinissable, ce « f » parasite, qui définit l’» oeuvre d’art », une nuance qui indique qu’on a quitté la réalité pour une représentation qui s’en inspire mais s’en éloigne et s’en distingue dans le même temps. Ce ne sera plus une logique « utile », celle de « [l’]ordre qu’on peut qualifier à la fois de temporel et logique » ou encore de la « causalité »343 selon Todorov mais bien une toute autre logique qui est celle de « l’ordre spatial »344  :

‘On peut caractériser cet ordre, d’une manière générale, comme l’existence d’une certaine disposition plus ou moins régulière des unités du texte. Les relations logiques ou temporelles passent au deuxième plan ou disparaissent, ce sont les relations spatiales des éléments qui constituent l’organisation345. ’

An Outpost of Progress est à bien des égards une esquisse de Heart of Darkness. Et pourtant la nouvelle ne décrit nul progrès et encore moins l’avancée de celui-ci d’un campement (« outpost ») au suivant puisque toute l’» action », si tant est que ce terme ait encore un sens dans la nouvelle, se déroule dans le même campement et qu’au lieu de progrès moral, économique ou politique, on assiste à une lente dissolution morale des protagonistes. Le titre est donc tout sauf programmatique à moins de le prendre à contrepied. Dans Heart of Darkness, le progrès n’est pas bien plus concluant malgré la progression spatiale du vapeur qui le laisse espérer jusqu’au bout. Les campements coloniaux dans Heart of Darkness sont inspirés des campements de Matadi, Kinshasa et Stanley Falls qui ont réellement existé et que Conrad a visités lors de son voyage au Congo. Il décide cependant de leur donner des noms plus vagues dans le roman : la « Company Station », la « Central Station », et l’» Inner Station ». Il fait ainsi ressortir le terme de « station » qui, contrairement à « outpost » évoque plus la stase que l’avancée et le progrès. Par ailleurs les adjectifs « central » et « inner » font écho avec le titre Heart of Darkness : le centre (« central »), l’intérieur (« inner »), autant de synonymes du coeur (« heart »). Au lieu d’une figure de la progression projetée vers l’avant et la découverte, vers de nouveaux campements, c’est une figure de stagnation au « coeur » d’un espace dans lequel on n’arrive pas à se « positionner » (« outpost »), et dans lequel on ne peut pas « stationner » (« station ») : les ténèbres (« darkness »). Plus que l’image d’une progression, c’est celle d’un enlisement qui est suggérée ici. D’ailleurs, le déplacement du vapeur est comparé à la lente reptation d’un scarabée :

‘[...] the little begrimed steamboat, like a sluggish beetle crawling on the floor [...] Where the pilgrims imagined it crawled to I don’t know. To some place where they expected to get something, I bet! For me it crawled towards Kurtz–exclusively [...] » (HD, p. 68). ’

Les étapes du vapeur ne sont, de surcroît, pas synonymes de progression temporelle ni morale :

‘Every day the coast looked the same, as though we had not moved; but we passed various places–trading places–with names like Gran’Bassam, Little Popo; names that seemed to belong to some sordid farce acted in front of a sinister backcloth (HD, p. 40). ’

L’avancée du vapeur perd toute substance puisqu’elle arrive à ressembler à une simple « farce ». La forme reste là, le rituel se perpétue mais ils sont vidés de leur sens et l’épopée impérialiste sombre dans la farce. Le « pèlerinage » et la « mission » au service du Progrès prennent l’étoffe du « cauchemar » : ‘« We called at some more places with farcical names, where the merry dance of death and trade goes on in a still and earthy atmosphere as of an overheated catacomb [...] like a weary pilgrimage amongst hints for nightmares ’» (HD, p. 41). Le seul défenseur de l’idéologie impérialiste du progrès est Kurtz : ‘« ‘Each station should be like a beacon on the road towards better things, a centre for trade of course, but also for humanizing, improving, instructing.’ ’»346 (HD, p. 65). Mais ce discours est contredit par l’attitude de Kurtz lui-même qui amène pillage et barbarie au sein de la « wilderness ».

Dans Voss, les étapes ou « outposts » de l’expédition au désert sont successivement Sydney, Rhine Towers et Jildra. Mais là encore, cette structure à première vue progressive et orientée, c’est-à-dire linéaire, se trouve remise en cause. De même que les hommes sont progressivement réduits à leur squelette et à de vagues silhouettes fantomatiques, les étapes de l’expédition perdent toute substance : ‘« Mercifully, such incidents could occur only at their resting-places, dubious oases in the shimmering plain of motion’ » (V, p. 242). Le mythe de la conquête et de la progression est ici fortement déréalisé : le terme de « motion » qui participe d’une rhétorique « pionnière » de victoire sur l’espace sauvage, sur la « wilderness », est ici décliné sur un mode irréel, voire onirique. L’adjectif « shimmering » associé au nom « plain » modalise en effet ce dernier de manière paradoxale : le mouvement (« motion »), image temporelle, est rapproché implicitement d’une image spatiale, la plaine. Le choix de l’expression « resting-place » plutôt que « outpost » n’est pas innocent non plus : ses connotations d’immobilité et de passivité sont en porte-à-faux avec le discours et l’idéologie de la conquête nourris d’images de mouvement et de dynamisme. Comme chez Conrad dans Heart of Darkness, c’est une symbolique centrée sur la stase qui prédomine. De plus, la dénonciation du mythe du progrès n’est pas tant remise en cause de l’avancée que de sa teneur.

Ainsi M. Bonner, en digne représentant des défenseurs de l’idée de progrès apporté par les colons, souligne les acquisitions et les productions matérielles qui en sont le témoin :

‘We have only to consider the progress we have made. Look at our homes and public edifices. Look at the devotion of our administrators, and the solid achievement of those men who are settling the land. Why, in this very room, look at the remains of the good dinner we have just eaten. (V, p. 29, c’est moi qui souligne) ’

Voss au contraire se définit comme celui qui « ne regarde pas »347 les productions « solides », qui ne s’attache pas au « substantiel » : « ‘[...] from time to time he would glance anxiously through the trees upon his right, at nothing ’ ‘substantial’ ‘, it appeared’ » (V, p. 26, c’est moi qui souligne). Dans tout le roman, la substance solide et concrète valorisée par la bourgeoisie de Sydney est connotée négativement alors que le dénuement est connoté positivement. D’ailleurs, dans un autre passage consacré à la description du progrès de l’expédition, « progrès » et « poussière » sont explicitement associés, la poussière venant déréaliser l’impression de progrès : ‘« With very little warning the day opened like a square-cut, blazing jewel on the expedition, holding it almost stationary in the prison of that blue brilliance. ’ ‘Its progress and humble dust did begin to seem rather pitiable’ » (V, p. 188). La stase (« stationary ») et la poussière (« dust ») caractérisent l’expédition. Par ailleurs, le discours historique est explicitement associé à un discours impersonnel alors qu’au XXe siècle, c’est l’individu dans sa particularité et sa difficulté à se fondre dans une vision collective et historique que l’on redécouvre : « ‘Now [Mr Bonner] could enjoy [the expedition’s] purpose, now that it was becoming history, hence impersonal. ’ ‘To such as Mr Bonner, the life we live is not a part of history; life is too personal, and history is not.’ » (V, p. 155). La rhétorique du progrès, lorsqu’elle est utilisée, met en évidence les notions inverses de dénuement et de souffrance. Il s’agit alors d’un progrès purement spirituel comme le souligne la phrase de Gandhi utilisée en épigraphe de Happy Valley : ‘« It is imposible to do away with the law of suffering, which is the one indispensable condition of our being. ’ ‘Progress is to be measured by the amount of suffering undergone... the purer the suffering, the greater is the progress.’ » En conclusion, la ligne du progrès et de la conquête se transmue dans Voss en ligne de fuite car les « ‘déserts préfèrent résister à l’histoire et se développer selon leurs propres lignes’ » comme le souligne M. Pringle : ‘« [...] it seems that this country will prove most hostile to anything in the nature of planned developement. ’ ‘It has been shown that deserts prefer to resist history and develop along their own lines.’ » (V, p. 62). Voss lui répond que d’après lui le futur du désert est effectivement d’ordre métaphysique et non pas historique : « ‘[...] ’ ‘I am fascinated by the propect before me. Even if the future of great areas of sand is a purely metaphysical one.’ » (V, p. 62).

Dans Under the Volcano, le mythe du progrès est fortement remis en cause. Il n’est que de voir la version parodique du célèbre explorateur britannique Livingstone donnée au chapitre V. Si le voisin du Consul, M. Quincey, surprend ce dernier à tituber dans son propre jardin sous l’emprise de l’alcool et fait alors semblant de le prendre pour Livingstone du fait qu’il semble « explorer » son jardin, la réponse du Consul est tout aussi ironique :

‘“Dr. Livingstone, I presume.”
“Hicket,” said the Consul [...] I saw you from over there ... I was just inspecting my jungle, don’t you know. (UV, pp. 131-132)’

Le Consul se prête au jeu et déclare en effet « inspecter sa jungle » (UV, p. 132). Mais cette exploration est bien peu flatteuse puisque non seulement il n’y a là rien à découvrir qui ne soit déjà connu, mais cette pseudo progression linéaire se voit, de surcroît, interrompue par des vomissements et une série de hoquets intempestifs. Du point de vue de la typographie et de la lecture, ces hoquets ainsi que les nombreux points de suspension dans le discours du Consul, soulignent une très forte discontinuité en totale contradiction avec l’idéal de progression linéaire et maîtrisée de l’exploration et de la conquête coloniales :

‘“Hicket” [...] “I saw you from over there...I was just out inspecting my jungle, don’t you know.” [...] “Hicket”, answered the Consul simply ; “Hicket”, he snarled, laughing, and, [...] “Sorry I gave that impression, it was merely this damned hiccups!–”(p. 132, c’est moi qui souligne)’

En fait, ce que l’on constate à propos de ces trois romans, ce n’est pas la disparition de l’histoire à proprement parler mais la prise de conscience que toute histoire est avant tout le fait de discours, de structures ou de configurations qui sont forgés par l’homme parlant, travaillant, vivant, et non pas issus d’une vérité hors de l’histoire, comme le Progrès, le Paradis, la Vérité. Foucault va jusqu’à qualifier l’homme qui apparaît au XIXe siècle de « déhistoricisé » :

‘Les choses ont reçu d’abord une historicité propre qui les a libérées de cet espace continu qui leur imposait la même chronologie qu’aux hommes. Si bien que l’homme s’est trouvé comme dépossédé de ce qui constituait les contenus les plus manifestes de son Histoire : la nature ne lui parle plus de la création ou de la fin du monde, de sa dépendance ou de son prochain jugement; elle ne parle plus que d’un temps naturel; ses richesses ne lui indiquent plus l’ancienneté ou le retour prochain d’un âge d’or; elles ne parlent plus que des conditions de la production qui se modifient dans l’Histoire; le langage ne porte plus 1es marques d’avant Babel ou des premiers cris qui ont pu retentir dans la forêt; il porte les armes de sa propre filiation. L’être humain n’a plus d’histoire : ou plutôt, puisqu’il parle, travaille et vit, il se trouve, en son être propre, tout enchevêtré à des histoires qui ne lui sont ni subordonnées ni homogènes. Par la fragmentation de l’espace où s’étendait continûment le savoir classique, par l’enroulement de chaque domaine ainsi affranchi sur son propre devenir, l’homme qui apparaît au début du XIXe siècle est « déhistoricisé »348.’

Nous avons vu en effet que dans Heart of Darkness, Under the Volcano et Voss, ‘« la nature ne parle plus [à l’homme] de la création ou de la fin du monde, de sa dépendance ou de son prochain jugement; elle ne parle plus que d’un temps naturel’ ». Ce que nous avons appelé « temps spatial » caractérisé par une impression d’engluement de l’individu dans la matière inerte que lui présente le monde environnant, caractérisé aussi par l’absence de « création ou de fin du monde » assignable révèle bien un hiatus, une hétérogénéité, entre l’histoire de la nature et celle des hommes. Par ailleurs, l’analyse des méfaits de la conquête impérialiste dans Heart of Darkness montre que l’» histoire » du capitalisme et du colonialisme se fait en parallèle mais aussi le plus souvent en contradiction avec celle du bien-être de l’être humain, avec une totale indifférence au « retour prochain d’un âge d’or ». De même, Patrick White dessine la destinée de Voss et des explorateurs désignés par Laura à la fin du roman comme une ligne de fuite par rapport à la ligne capitaliste de la bourgeoisie de Sydney. Enfin, la forme de suicide que prend la mort du Consul apparaît bien comme une ligne de fuite radicale vis-à-vis d’une logique historique à laquelle il se refuse, celle d’un fascisme grandissant. On a bien des lignes, des histoires, mais elles sont multiples et divergentes. Si l’homme ‘« se trouve, en son être propre, tout enchevêtré à des histoires qui ne lui sont ni subordonnées ni homogènes’ », l’interprétation à donner des romans en devient d’autant plus complexe, tant au niveau de la narration que de la réception.

Notes
335.

« Cette nécessité goethéenne est cependant aussi éloignée d’une nécessité qui se rattacherait à la fatalité que d’une nécessité naturelle, mécanique (dans l’acception naturaliste du terme). C’est une nécessité visible, concrète, matérielle et historique » (Mikhaïl Bakhtine, Esthétique de la création verbale, op. cit., p. 247).

336.

Brooks, Reading for the Plot, op. cit., pp. 5-6.

337.

Georg Lukács, La signification présente du réalisme critique, trad. de l’allemand par Maurice de Gandillac, Paris : Gallimard, 1960, p. 33. C’est moi qui souligne en gras.

338.

Jim Reilly, Shadowtime, History and Representation in Hardy, Conrad and George Eliot, Londres : Routledge, 1993, pp. 8-9.

339.

Fredric Jameson, « Modernism and Imperialism », in Terry Eagleton, Fredric Jameson, Edward Said (éds.), Nationalism, Colonialism and Literature, Minneapolis : Univ. of Minnesota Press, 1990, p. 45.

340.

Ibid., p. 51.

341.

Ibid., p. 58.

342.

Cette image célèbre est tirée de Ulysses : « –History, Stephen said, is a nightmare from which I am trying to awake. » (James Joyce, Ulysses, Harmondsworth : Penguin, 1992, p. 42).

343.

Tzvetan Todorov, cf supra, note 93.

344.

Ibid., p. 75.

345.

Ibid., p. 75.

346.

Cette déclaration de Kurtz semble tirée tout droit d’un discours du roi belge Leopold qui déclarait à l’occasion de la Conférence Géographique Africaine : « Le sujet qui nous réunit aujourd’hui est de ceux qui méritent au premier chef d’occuper les amis de l’humanité. Ouvrir à la civilisation la seule partie du globe où elle n’a pas encore pénétré, percer les ténèbres qui enveloppent des populations entières, c’est si j’ose le dire, une croisade digne de ce siècle de progrès. » (cité dans Jocelyn Baines, Joseph Conrad, A Critical Biography, Londres : Weidenfeld and Nicolson, 1960, p. 106). Ce qui est frappant dans cette citation, c’est aussi l’hésitation énonciative qui frise la dénégation que trahit le « si j’ose le dire ». Conrad n’aura de cesse de suggérer que pour prononcer une telle phrase lorsque l’on connaissait la situation sur place, il fallait effectivement « oser » !

347.

Le syntagme « But Voss did not look » est répété deux fois au cours de la description de la ville qu’il traverse (V, p. 26).

348.

Michel Foucault, Les mots et les choses, op. cit., p. 380.