d.011Ligne interprétative et narrative : qu’est-ce qu’un récit?

Dans Heart of Darkness, Under the Volcano et Voss, on a une réflexion sur le récit (« narrative ») et la fiction. En effet, les romans mettent en abyme la notion même de narration sous la forme du compte-rendu oral de Marlow et des écrits de Kurtz pour ce qui est de Heart of Darkness, des lettres et du poème du Consul dans Under the Volcano, et des lettres et du journal de Voss et du colonel Hebden dans Voss. Si l’on prend la définition du récit par Benvéniste, deux éléments apparaissent primordiaux, l’enchaînement des événements et l’absence de narrateur :

‘Il faut et il suffit que l’auteur reste fidèle à son propos d’historien et qu’il proscrive tout ce qui est étranger au récit des événements (discours, réflexions, comparaisons). A vrai dire, il n’y a même plus alors de narrateur. Les événements sont posés comme ils se sont produits à mesure qu’ils apparaissent à l’horizon de l’histoire. Personne ne parle ici ; les événements semblent se raconter eux-mêmes. Le temps fondamental est l’aoriste, qui est le temps de l’événement hors de la personne d’un narrateur349.’

Néanmoins, le récit n’en est pas moins le produit d’un narrateur réel, l’historien ou l’écrivain, et la question de sa légitimité se pose alors. C’est pourquoi de nombreux critiques se sont intéressés à ce problème, en rapport notamment avec l’histoire et le discours que l’on tient sur elle350. Hayden White notamment, souligne la très forte intimité entre récit et légitimité et plus généralement entre récit et autorité : ‘« [...] narrative in general, from the folktale to the novel, from the annals to the fully realized “history,” has to do with the topics of law, legality, legitimacy, or, more generally, authority. ’»351 Par ailleurs, le récit a tendance à vouloir présenter la réalité d’un point de vue moral :

‘[...] narrativity, certainly in factual storytelling and probably in fictional storytelling as well, is intimately related to, if not a function of, the impulse to moralize reality, that is, to identify it with the social system that is the source of any morality that we can imagine352. ’

Hayden White entend par point de vue « moral » le reflet d’une idéologie, d’un ensemble de préceptes, dans lesquels se reconnaît toute une société (« social system »). Cet aspect du récit comme « mise en intrigue » utilisée à des fins idéologiques est au contraire particulièrement dénoncée dans Heart of Darkness par exemple. Par ailleurs, il sera intéressant de voir dans le même temps que ce désir d’élaborer un récit, une intrigue, s’inscrit dans une tendance propre au XIXe siècle et poursuivie par la suite. Brooks affirme en effet, comme nous l’avons vu, que la volonté d’établir une intrigue (« plot ») est sensible depuis les Lumières et le romantisme, depuis la chute des récits « providentiels » d’inspiration religieuse ou métaphysique353.

Lowry était tout particulièrement conscient de cette propension à doter une vie d’un « sens, [d’]un dessin, [d’]une réponse » et Yvonne se fait dans Under the Volcano le porte-parole de l’auteur :

‘–But why was it, richly endowed in a capacity for living as she was, she had never found a faith merely in life sufficient ? If that were all ! ... In unselfish love–in the stars ! Perhaps it should be enough. And yet, and yet, it was entirely true, that one had never given up, or ceased to hope, or to try, gropingly, to find a meaning, a pattern, an answer– (UV, p. 268, c’est moi qui souligne)’

Ce désir se manifeste par l’imposition de la figure du chemin de vie pour la vie individuelle et de la figure de l’histoire pour la vie collective. Dans « The Forest Path to the Spring », au nom programmatique avec l’image du chemin-ligne de vie, le narrateur cite d’ailleurs Ortega y Gasset pour dire que la vie est une fiction, qu’on la modèle sur une fiction :

‘But there is a sense in which everybody on this earth is a writer, the sense in which Ortega—the Spanish philosopher whom I have recently read thanks to one of the summer people, a schoolmaster and now one of my best friends, and who lent me his books—means it. Ortega has it that a man’s life is like a fiction that he makes up as he goes along. He becomes an engineer and converts it into reality—becomes an engineer for the sake of doing that354. ’

Et pourtant, lorsque le Consul essaie de faire le récit de sa vie, il semble échouer à lui donner un « sens, un dessin, une réponse » comme Yvonne le souhaiterait. Il a beau donner son propre récit de son histoire au moyen d’un petit poème griffonné au dos d’un menu, l’agencement de ce poème ainsi que les autres éléments de la page–l’addition qu’il s’est faite, les quelques mots et dessins énigmatiques qu’il a écrits et dessinés–viennent contredire la logique même de mise en intrigue :

‘But below this reckoning was written, enigmatically, “dearth...filth...earth,” below that was a long scrawl of which one could make nothing. In the centre of the paper were seen these words: “rope...cope...grope,” then “of a cold cell,” while on the right, the parent and partial explanation of these prodigals, appeared what looked a poem in process of composition, an attempt at some kind of sonnet perhaps, but of a wavering and collapsed design, and so crossed out and scrawled over and stained, defaced, and surrounded with scratchy drawings–of a club, a wheel, even a long black box like a coffin–as to be almost undecipherable; at last it had this semblance:
Some years ago he started to escape
......... has been ... escaping ever since
Not knowing his pursuers gave up hope
Of seeing him (dance) at the end of a rope
Hounded by eyes and thronged terrors now the lens
Of a glaring world that shunned even his defense
Reading him strictly in the preterite tense
Spent no.....thinking him not worth
(Even)....the price of a cold cell.
There would have been a scandal at his death
Perhaps. No more than this. Some tell
Strange hellish tales of this poor foundered soul
Who once fled north ... (UV, p. 330)’

Ce récit pourrait fournir une clé interprétative pour le roman si l’histoire racontée sur le menu du Consul correspondait à un type d’histoire reconnu. En effet, comme le rappelle Hayden White, « ‘[wh]en the reader recognizes the story being told in a historical narrative as a specific kind of story–for example, as an epic, romance, tragedy, comedy, or farce,–he can be said to have comprehended the meaning produced by the discourse’ »355. Or ce poème-récit n’est pas terminé mais en cours de composition (« poem in process of composition »). L’appartenance générique est floue puisqu’il a l’air d’être un sonnet sans qu’aucune certitude puisse être obtenue comme l’atteste la modalisation de l’assertion avec l’utilisation de l’adverbe « perhaps » : « some kind of sonnet perhaps ». Le quantifieur « some » a ici une valeur non pas quantitative mais qualitative : il exprime la difficulté à désigner l’objet-poème de manière catégorielle, comme « sonnet », vers libre ou encore ébauche de conte (« tale »)356. En effet, ce poème a les allures d’un conte avec l’ouverture « Some years ago » et l’adverbe « once » qui rappelle le « once upon a time » typique de ce genre. Néanmoins ce syntagme générique est modifié ici puisqu’il est remplacé par le syntagme « Who once fled north » et que ce dernier se trouve à la fin du récit au lieu d’être à la première ligne. Le genre du conte est d’ailleurs cité dans le récit lui-même, comme s’il était mis en abyme : « Some tell/ Strange hellish tales of this poor foundered soul/ Who once fled north ». La première phrase du récit (« Some years ago he started to escape ») correspond à l’une des fonctions repérées par Propp, celle du départ, mais elle ne débouche pas sur une série de fonctions subséquentes. Même si l’on constate une progression du poème avec le début d’un itinéraire, d’une poursuite et d’une fuite plus exactement, ce périple est troué, comme l’attestent les nombreux points de suspension. Par ailleurs, ce poème ne correspond pas aux critères du récit tels que Benvéniste les a établis, puisqu’au lieu de l’aoriste auquel correspondrait l’usage exclusif du passé simple, on trouve un « present perfect » progressif (« has been escaping ever since ») et un présent (« some tell ») typiques du discours. La clôture du récit par la mort n’est envisagée que sur un mode hypothétique : « there would have been a scandal at his death/ Perhaps ». L’utilisation du modal « will » au prétérit, ainsi que le rejet de l’adverbe « perhaps » en début de vers suivant, relativise la caractère définitif de la mort. Le Consul est un mort en sursis dont le destin tient par conséquent de genres tout aussi différents que le conte, la tragédie ou la farce. L’intervention du lecteur et du narrateur devient donc primordiale. L’inaptitude qu’éprouvent les personnages de Under the Volcano à donner sens et forme à leur vie sous la forme d’un récit se retrouve sur un autre plan, celui des lettres. Car, comme dans Voss, les lettres n’arrivent jamais à destination. La lettre écrite par le Consul à Yvonne juste après leur séparation n’est jamais envoyée (UV, pp. 35-41) et elle est brûlée par Laruelle au chapitre I. La carte postale d’Yvonne écrite là encore juste après leur rupture n’arrive elle qu’un an plus tard, le jour même de son retour à Quaunahuac : elle s’est perdue et a transité par Paris, Gibraltar, Algesiras et l’Espagne (UV, p. 193). Quant aux autres lettres d’Yvonne qui, elles, lui sont parvenues, le Consul les a laissées au Farolito et ne les récupère que quelques instants avant sa mort. Lettres perdues, lettres non envoyées ou non lues, poèmes troués, le récit et l’écriture ne permettent plus de doter la vie d’un ‘« sens, [d’]un dessin, [d’]une réponse’ »357.

Dans Heart of Darkness, Marlow fait tout son possible pour esquisser un tel « sens, dessin ou réponse ». La notion de récit et de mise en intrigue apparaît de façon très nette sous la forme du « rapport lisible » (« readable report », HD, p. 102) que le comptable s’apprête à rédiger pour la Compagnie. Or, l’adjectif « lisible » n’est pas sans rappeler l’analyse que fait Barthes du roman « lisible » ou classique qu’il oppose au roman « scriptible » ou moderne. Il définit le roman lisible par sa loi de mise en intrigue qui est une logique causale :

‘La loi morale, la loi de valeur du lisible, c’est de remplir les chaînes causales ; pour cela chaque déterminant doit être autant que possible déterminé, de façon que toute notation soit intermédiaire, doublement orientée, prise dans une marche finale [...] » 358

D’ailleurs, un autre rapport, celui dont Kurtz avait été chargé par la Société internationale pour l’abolition des moeurs sauvages, est l’exemple même d’un tissage très serré des « chaînes causales » :

‘All Europe contributed to the making of Kurtz ; and by-and-by I learned that, most appropriately, the International Society for the Suppression of Savage Customs had entrusted him with the making of a report, for its future guidance. And he had written it too. I’ve seen it. I’ve read it. It was eloquent, vibrating with eloquence, but too high-strung, I think. Seventeen pages of close writing he had found time for ! But this must have been before his–let us say–nerves, went wrong, and caused him to preside at certain midnight dances ending with unspeakable rites, which–as far as I reluctantly gathered from what I heard at various times-were offered up to him–do you understand ?–to Mr Kurtz himself. (HD, p. 86, c’est moi qui souligne)’

Le rapport est trop exalté (« high-strung ») au goût de Marlow : ce terme en anglais fait naître l’image d’une corde trop tendue, c’est-à-dire une chaîne causale continue dont chaque élément soit relié au précédent et au suivant. Les dix-sept pages du rapport sont « serrées » (« close writing ») : là encore on peut parler de « remplissage des chaînes causales ». Mais le passage se clôt de manière ironique puisqu’il est fait référence à une autre image linéaire, celle des nerfs de Kurtz, qui eux se cassent : « his–let us say–nerves, went wrong ». Cette cassure soudaine de la série de chaînes causales (Kurtz comme l’aboutissement d’une lignée et d’une idéologie européenne ; le rapport comme le produit d’un autre produit de l’impérialisme européen–Kurtz, rapport censé venir éclairer les éminences grises de Bruxelles en retour, en une chaîne causale circulaire) se double au plan typographique de disjonctions de la syntaxe avec la prolifération de tirets. Le passage se poursuit ensuite sur une note finale on ne peut plus dissonante :

‘There were no practical hints to interrupt the magic current of phrases, unless a kind of note at the foot of the last page, scrawled evidently much later, in an unsteady hand, may be regarded as the exposition of a method. It was very simple, and at the end of that moving appeal to every altruistic sentiment it blazed at you, luminous and terrifying, like a flash of lightning in a serene sky : ‘Exterminate all the brutes !’ (HD, p. 87, c’est moi qui souligne)’

Le « flot magique des phrases » (« the magic current of phrases »), voilà encore une image de chaîne causale, et pourtant la note griffonnée au bas de la page vient rompre cette belle continuité de par son excentricité typographique tout d’abord, et puis aussi par son caractère dissonant par rapport au ton du rapport. L’image de l’éclair est celle de la pure discontinuité mais aussi du dévoilement herméneutique. A l’écriture linéaire du rapport, Conrad préfère celle du détail dissonant, discontinu, qui pousse le lecteur à une deuxième lecture, déconstructive pourrait-on dire. L’évocation des « rites innommables » participe de cette même stratégie du détail hétérogène qui amène le lecteur à s’interroger. Marlow semble laisser supposer l’existence d’une « méthode » proposée par le rapport pour ensuite mieux la nier et en souligner l’absurdité. Cette absence de méthode est bien la source d’inquiétude du comptable, chargé lui aussi de rendre compte (« report ») de l’expérience impérialiste. Le rapport ne peut donc relever que de la fiction au plus mauvais sens du terme puisqu’il s’agit avant tout de manipulation et de l’imposition d’un sens étranger à la situation réelle, cette dernière étant vouée à la désorganisation la plus totale et à l’absence de toute « méthode » :

‘I don’t deny there is a remarkable quantity of ivory–mostly fossil. We must save it, at all events–but look how precarious the position is–and why ? Because the method is unsound.” “Do you,” said I, looking at the shore, “call it ‘unsound method’ ?” “Without doubt,” he exclaimed, hotly. “Don’t you ?”...
‘“No method at all,” I murmured after a while. “Exactly,” he exulted. “I anticipated this. Shows a complete want of judgment. It is my duty to point it out in the proper quarter.” “Oh,” said I, “that fellow–what’s his name ? –the brickmaker, will make a readable report for you.” (HD, p. 102, c’est moi qui souligne)’

Le « rapport lisible » est bien une forme de récit ou de mise en intrigue (« narrative ») mais c’est une mise en intrigue qui est faussée par l’absence de « méthode » et donc de logique de son objet. Le défaut de « loi morale » et de « chaîne causale » dans les pratiques impérialistes est alors masqué par un discours, celui du rapport, qui se présente, lui, comme « lisible » (« readable report »). L’impérialisme contemporain de Conrad, contrairement à celui pratiqué au temps des romains, n’a en effet pas pu s’empêcher de construire des « pretty fictions », comme le rappelle le passage suivant du manuscrit de Heart of Darkness, passage qui ne figure pas dans la version finale :

‘The best of them is they [the Romans] didn’t get up pretty fictions about it. Was there, I wonder, an association on a philanthropic basis to develop Britain, with some third-rate king for a president and solemn old senators discoursing about it approvingly and philosophers with uncombed beards praising it, and men in market-places crying it up. Not much! And that’s what I like!359

Le terme de fiction est important à plus d’un titre, ne serait-ce que parce que créer des récits ou des intrigues, c’est entrer dans le monde de la fiction. Par ailleurs, c’est justement le terme choisi par Jeremy Bentham dans sa Théorie des Fictions pour parler de l’utilisation du langage qui ne peut fonctionner que si l’on suppose l’existence de certains objets comme le mouvement, les relations, même s’il s’agit en fait de ce qu’il appelle des « entités fictives »360. Autrement dit, le langage lui même a besoin, pour fonctionner, de fictions. Mais la différence entre les fictions du poète et celles du prêtre ou de l’homme de loi est que les premières sont « exemptes d’insincérité » alors que les secondes ont eu « pour effet ou objet, ou les deux, de tromper, et, par la tromperie, de gouverner, et, par le gouvernement, de promouvoir l’intérêt, réel ou supposé, de la partie émettrice, aux dépens de la partie réceptrice »361. Le récit ou la mise en intrigue sont donc présentés par Marlow comme de puissantes armes idéologiques et politiques. A l’inverse, son récit, au lieu de s’arc-bouter sur une logique morale et causale, est le fruit d’une série de questionnements, d’une juxtaposition de différents témoignages, entrecoupés de blancs. Marlow précise que le récit des « aventures » de Kurtz ne lui a pas été transmis par la narration, c’est-à-dire non pas raconté (« told ») mais suggéré (« suggested »). Il souligne en effet l’importance de la discontinuité propre à la suggestion, contrairement à la narration qui est enchaînement de liens narratifs d’ordre chronologique et causal : « [...] this amazing tale that was not so much told as suggested to me in desolate exclamations, completed by shrugs, in interrupted phrases, in hints ending in deep sighs » (HD, p. 96, c’est moi qui souligne).

Dans Voss, l’expédition s’inscrit dans une démarche idéologique qui vise à confirmer les « solides succès et réalisations » (« solid achievement », V, p. 29) des colons anglais sur le sol australien. L’expédition étant financée par M. Bonner, riche bourgeois de Sydney, Voss se doit de tenir un journal qui soit un compte-rendu « copieux et satisfaisant » :

‘During the afternoon Voss continued in his journal the copious and satisfying record of their journey through his country, and succeeded in bringing the narrative up to date. As he sat writing upon his knees, the scrub was smouldering with his shirt of crimson flannel, the parting present of his friend and patron, Edmund Bonner. (p. 198, V, c’est moi qui souligne)’

Le terme de « record » appartient à une idéologie utilitariste du bilan et du rendement bien propre au XIXe siècle. Et le « rapport » sera d’autant plus « copieux et satisfaisant » qu’il sera riche en faits et en événements conformément à sa fonction : « ‘[a] journal of facts and acts’ » (V, p. 178). La référence au protecteur (« patron »), outre l’idée de mécène à qui il s’agit de rendre des comptes, introduit l’idée de filiation et de linéarité : « patron » vient de père en latin et par contagion sémantique, c’est l’idée de lignée qui est suggérée. Voss est tenu d’obtenir des résultats substantiels qui établissent le nom du père, le nom de Bonner, sur un paysage resté vierge de toute inscription, de toute trace. Mais ces espoirs seront réduits à rien ou presque, comme le déplore le Colonel Hebden, qui reprend la tâche confiée à Voss et part sur ses traces :

‘Accompanied by four friends, all experienced bushmen, together with two native stockriders and a whole train of baggage animals, the leader dared in the beginning to anticipate success, but, as the weeks were consumed and the distance covered, with the usual privation and disheartening natural resistance to all progress, whether of scrub and sand, or of uncommunicative wild blacks, the explorer’s ugly face grew glummer. Sometimes at sundown he could not bring himself to write in his journal the firmly rational account that it was his custom to write. In fact he would sit and think about Amelia and the children, and, opening his whitened, salty mouth, yawn like a horse. (V, p. 421, c’est moi qui souligne).’

Au lieu d’un itinéraire dont la progression linéaire soit emblématique d’un « progrès », orienté d’un point de départ (« beginning ») vers un succès futur (« anticipated »), il semble que la ligne que forme la file indienne des quatre amis, des « bushmen » expérimentés, des deux bergers (« stockriders ») et des animaux, se morde la queue. Le « journal » évoque un temps chronologique et progressif, qui accompagnerait la description des progrès de cette deuxième expédition mais il n’en est rien. Il n’est question pour le colonel que de semaines anonymes, d’un temps où un jour, une semaine, ne se distinguent plus les uns des autres. Le mode est celui de l’itératif et de la stase ainsi que d’une impuissance et d’une lassitude extrêmes en totale contradiction avec l’esprit du « journal of facts and acts »362 de Voss. Ce dernier lui-même n’est pas aussi précis et objectif qu’il pourrait l’être puisqu’il sert à écrire non seulement le compte-rendu (« record ») de l’expédition mais aussi la « légende » : « He himself [Voss] would sit with the large notebook upon his knees, recording in exquisite characters and figures, in black ink, the legend » (V, p. 194). Le poème de Le Mesurier est, quant à lui, l’opposé d’un compte-rendu factuel. C’est un concentré de pure intensité à tel point que la quantité, le poids des faits, sont dévalorisés :

‘ Finally, on one occasion, he [...] rummaged inside his pack for an old journal which an insignificance of facts had caused him to abandon, and had sat there for a moment with the book held in his daring fingers. So he began.
All that this man had not lived began to be written down. His failures took shape, but in flowers, and mountains, and in words of love, which he had never before expressed, and which, for that reason, had the truth of innocence. When his poem was written, it was burning on the paper. It was always changing, as that world of appearances which had given him his poem. Yet, its structure was unchanged. (V, pp. 142-143)’

Les faits, les événements, sont en effet qualifés d’» insignifants » (« an insignificance of facts ») contrairement au précepte de Benvéniste concernant le récit : ‘« Les événements sont posés comme ils se sont produits à mesure qu’ils apparaissent à l’horizon de l’histoire. Personne ne parle ici ; les événements semblent se raconter eux-mêmes.’ »363 Quant aux événements effectivement racontés, il ne sont pas « posés comme ils se sont produits » mais « posés comme ils sont apparus » dans l’imagination fertile de Le Mesurier : ‘« All that this man had not lived began to be written down. ’» (V, p. 142). Si la ligne interprétative et narrative est systématiquement interrompue, trouée et remise en cause chez Conrad, Lowry et White, c’est pour souligner son caractère idéologique et artificiel. Ce bouleversement s’accompagne d’un autre paradigme, celui de la ligne herméneutique, censée dépasser les obstacles de parcours pour mener à un dévoilement final de la vérité.

Notes
349.

Émile Benvéniste, Problèmes de linguistique générale, 1, Paris : Gallimard, 1966, p. 241.

350.

On peut citer l’ouvrage séminal de Ricoeur, Temps et récit 1, L’intrigue et le récit historique, op. cit. Viennent ensuite le livre de Hayden White, The Content of the Form, Narrative Discourse and Historical Representation (Londres : The Johns Hopkins University Press, 1989 [©1987]) et celui de Jim Reilly, Shadowtime, History and Representation in Hardy, Conrad and George Eliot (Londres : Routledge, 1993).

351.

Hayden White, The Content of the Form, Narrative Discourse and Historical Representation, Londres : The Johns Hopkins University Press, 1989 (©1987), p. 13.

352.

Ibid., p. 14.

353.

« The enormous narrative production of plots of the nineteenth century may suggest an anxiety at the loss of the providential plots. » (Brooks, cf supra, note 251).

354.

Malcolm Lowry, The Forest Path to the Spring, op. cit., p. 268. Lowry dit sensiblement la même chose dans une lettre adressée à un ami : « Is human life in its most human dimension a work of fiction ? Is man a sort of novelist of himself who conceives the fanciful figure of a personage with its unreal occupations and then, for the sake of converting it into reality, does all the things he does — and becomes an engineer ? (The Selected Letters of Malcolm Lowry, [SL], Margerie Lowry et Harvey Breit (éds.), Philadelphia and New York : J. B. Lippincott, 1965, p. 210).

355.

Hayden White, The Content of the Form, op. cit., p. 43.

356.

Cette remarque est valable pour l’ensemble du roman comme récit dont le sens échappe justement dans la mesure où il hésite sans cesse entre différents genres, comédie, tragédie, farce, roman politique, roman d’espionnage, etc. Cet aspect de l’oeuvre sera développé plus en détail dans la deuxième partie.

357.

UV, p. 268, cf supra, p. 170.

358.

S/Z, op. cit., p. 172. Brooks fait d’ailleurs le rapprochement dans un article consacré à ce fameux « rapport lisible » (« The Unreadable Report » dans Brooks, Reading for the Plot, op. cit., pp. 238-263).

359.

Passage du manuscrit de Heart of Darkness cité dans Robert Kimbrough (éd.), Heart of Darkness, New York : Norton Critical Edition, 1988, p. 10.

360.

« Par ce terme [entité fictive] on entend désigner l’une de ces sortes d’objets qui doivent dans toute langue, pour les besoins du discours, être énoncés comme existants–être énoncés de la même manière que sont énoncés les objets qui ont réellement une existence, et auxquels on entend sérieusement affecter une existence ; [...] prenons par exemple les mots mouvement, relation, faculté, puissance, et d’autres de ce genre. » (Jeremy Bentham, Théorie des fictions, Paris : Éd. de l’Association freudienne internationale, 1996, p. 57).

361.

Ibid., p. 61.

362.

Voss, p. 178.

363.

Cf supra, note 349.