III. Ligne initiatique, herméneutique et mystique

a.011Ligne initiatique

Les romans de Conrad, Lowry et White sont plus herméneutiques qu’initiatiques ou mystiques mais le penchant du Consul pour les arcanes alchimiques, celui de Voss pour l’extase et la quête mystiques ne sont pas sans rappeler certains schémas initiatiques. Simone Vierne avance d’ailleurs la thèse que roman et initiation sont liés au sens où l’un comme l’autre, ils présentent le plus souvent plusieurs types de déplacements, parmi lesquels se dégagent trois grandes figures linéaires : celle du cheminement horizontal qu’est le voyage, celle de la plongée verticale qu’est la descente aux Enfers et celle de l’élévation verticale qui correspond à une forme de transcendance. Le voyage ‘« peut se faire, en somme, dans trois directions : horizontalement, si l’on peut dire, en particulier, dans le cas du voyage vers une île mythique; ou bien vers le bas, les Enfers [...] enfin, suivant d’autres cultures, vers le haut, le ciel, où se trouvent les êtres divins’ »364. Le Consul poursuit cette descente aux Enfers tout au long de Under the Volcano, Marlow lui-même est comme fasciné par Kurtz qui a certains attributs du sorcier, du détenteur du savoir et qui l’attire vers l’abîme. Quant à Voss, il se comporte comme un guide inspiré, frappé par une grâce surnaturelle qui l’attirerait vers une forme de transcendance. Si l’on se penche sur l’étymologie du terme initiation, on retrouve des notions propres à ce qu’on a appellé la ligne logico-temporelle comme le commencement et la finalité : « initium » signifie commencement en latin et le mot grec qui désigne le fait d’être initié a la même racine que le mot qui veut dire mourir, le « télos »365. Par ailleurs, dans les trois romans, l’image du voyage, de l’expédition, est essentielle. Cette structure initiatique sous-jacente au roman, Barthes la souligne lui aussi lorsqu’il rapproche ce qu’il appelle le récit herméneutique du rite initiatique :

‘[...] la vérité, nous disent ces récits, c’est ce qui est au bout de l’attente. Ce dessin rapproche le récit du rite initiatique (un long chemin marqué d’embarras, d’obscurités, d’arrêts, débouche tout d’un coup sur la lumière) ; il implique un retour à l’ordre [...] la vérité est ce qui complète, ce qui clôt366.’

Mais le paradoxe dans Heart of Darkness, Under the Volcano et Voss réside dans l’absence de « retour à l’ordre » autre que parodique. La « complétude » impliquée dans le schéma éminemment romanesque « partir/voyager/arriver/rester »367 est déçue : ‘« Partir/voyager/arriver/rester : le voyage est saturé. Finir, remplir, joindre, unifier, on dirait que c’est là l’exigence fondamentale du lisible, comme si une peur obsessionnelle le saisissait : celle d’omettre une jointure’ 368 ». En fait le roman scriptible ou moderne reprend à son compte une structure ou armature propre au lisible mais il la subvertit au sens où cette dernière ne remplit plus ses fonctions traditionnelles de « finalité », de « remplissage », de « jointure » ou encore d’» unité ». En effet, dans Heart of Darkness, Under the Volcano et Voss, la complétude que Barthes associe au chronotope du voyage n’est pas atteinte. En témoigne un des tout premiers poèmes de Patrick White publié dans le journal de son collège, The Tramp :

His dreary journey never ending
His boots are worn and thick with dust :
But onward, ever onward, go he must369

Le voyage (« journey ») est sans fin (« never ending ») et dépourvu de finalité : l’image du vagabond (« tramp ») est bien celle de l’errance. Voss étudiant est d’ailleurs déjà un vagabond qui s’ignore : il passe des heures à errer dans la lande :

‘Nothing could be safer than that gabled town, from which he would escape in all weathers, at night also, to tramp across the heath, running almost, bursting his lungs, while deformed trees in places snatched at his clothes, the low, windcombed trees, almost invariably under a thin moon, and other traps, in the shape of stretches of unsuspected bog, drew black, sucking sounds from his boots. (V, p. 13) ’

Lorsqu’il quitte ses parents et son Allemagne natale, il s’engage dans un périple dont la finalité lui échappe :

‘Then, when he had wrung freedom out of his protesting parents, and the old people were giving him little parcels for the journey, [...] he did wonder at the purpose and nature of that freedom [...] his boots sank into the same, gritty, sterile sand to which he used to escape across the Heide. But the purpose and nature are never clearly revealed. Human behaviour is a series of lunges, of which, it is sometimes sensed, the direction is inevitable. (V, p. 14)’

La « finalité et la nature » (« purpose and nature ») de ce voyage sont inexpliquées et obscures et l’aventure incarnée par le voyage (« Partir/voyager/arriver/rester ») n’est plus à trouver par conséquent dans l’action mais dans l’interprétation : « ‘Si aventure il y a, elle n’est pas là où on croyait la trouver : elle n’est pas dans l’action mais dans l’interprétation que l’on acquerra de certaines données, posées depuis le début’ »370. C’est la raison pour laquelle Todorov affirme que Heart of Darkness est plus un récit « gnoséologique » que « mythologique »371, autrement dit un récit herméneutique plus que proaïrétique372. Si la ligne des actions n’est plus un modèle convaincant et opératoire pour Heart of Darkness, Under the Volcano et Voss, il reste à s’interroger sur la validité du paradigme linéaire herméneutique. Cette ligne herméneutique ne permet-elle pas de vectoriser le roman composé de différents codes dont seuls le proaïrétique et l’herméneutique sont irréversibles ? En fait, peut-être vaudrait-il mieux parler de tabularité vectorisée que de linéarité comme le rappelle Barthes.

‘Les cinq codes repérés, entendus souvent simultanément, assurent en effet au texte une certaine qualité plurielle (le texte est bien polyphonique), mais sur les cinq codes, trois seulement proposent des traits permutables, réversibles, insoumis à la contrainte du temps (les codes sémique, culturel, symbolique) ; les deux autres imposent leurs termes selon un ordre irréversible (les codes herméneutique et proaïrétique). Le texte classique est donc bien tabulaire (et non pas linéaire), mais sa tabularité est vectorisée, elle suit un ordre logico-temporel. Il s’agit d’un système multivalent mais incomplètement réversible. Ce qui bloque la réversibilité, voilà ce qui limite le pluriel du texte classique. Ces bloquages ont des noms : c’est d’une part la vérité et d’autre part l’empirie : ce précisément contre quoi—ou entre quoi—s’établit le texte moderne373. ’

On peut cependant nuancer un peu ces propos de Barthes en disant que ce qui fait des romans de Conrad, Lowry et White des romans modernes et modernistes plus que des romans postmodernistes, c’est de ne s’établir qu’en partie contre les codes proaïrétique et surtout herméneutique : c’est bien parce que le roman moderne ou pré-moderne (en ce qui concerne Conrad) reste très attaché à une dominante « épistémologique »374 qui a des affinités certaines avec l’herméneutique que la figure de la ligne orientée vers un but (ici la connaissance) reste si opératoire. A l’inverse, le roman postmoderne centré sur une dominante « ontologique », abandonne bien plus facilement l’idée de progression et d’irréversibilité.

Notes
364.

Simone Vierne, Rite, roman, initiation, Grenoble : Presses universitaires de Grenoble, 1973, pp. 39-40.

365.

Ibid., p. 7.

366.

Roland Barthes, S/Z, op. cit., pp. 75-76.

367.

Ibid., p. 102.

368.

Ibid., p. 102. On sait néanmoins dès le début de Heart of Darkness qu’un tel désir de complétude sera frustré puisque le récit de Marlow est qualifié par le narrateur premier de non concluant (« inconclusive »), c’est-à-dire dépourvu d’une fin, d’une conclusion. Il adresse en effet indirectement cet avertissement au lecteur :  : « we knew we were fated, before the ebb began to run, to hear about one of Marlow’s inconclusive experiences ».

369.

David Marr, Patrick White : A Life, Londres : Jonathan Cape, 1991, p. 65.

370.

Cette citation porte à l’origine sur Heart of Darkness mais elle est tout aussi valable pour Voss comme roman dans lequel l’aventure est du côté de l’interprétation et non de l’action (Tzvetan Todorov, « Connaissance du vide », dans « Figures du vide », Nouvelle Revue de Psychanalyse, n°11, Printemps 1975, p. 146).

371.

« Le récit mythologique n’est là que pour permettre le déploiement d’un récit gnoséologique. [...] Coeur des ténèbres est un récit de connaissance » (Ibid., p. 146). Par mythologique, il faut entendre ici la notion aristotélicienne de « mythos », c’est-à-dire d’agencement d’actions.

372.

Termes de Barthes dans S/Z, op. cit.

373.

Ibid., p. 32.

374.

Il s’agit ici des termes employés par Brian McHale pour qualifier le roman moderniste et le roman postmoderne respectivement, au détour d’une remarque sur Faulkner : « In short, Ch.8 of Absalom, Absalom ! dramatizes the shift of dominant from problems of knowing to problems of modes of being—from an epistemological dominant to an ontological one. At this point Faulkner’s novel touches and perhaps crosses the boundary between modernist and postmodernist writing. » (Postmodernist Fiction, New York and Londres : Methuen, 1987, p. 10).