c.011La Question comme rebondissement de la ligne herméneutique

Chez Conrad, Lowry et White, le style contribue à mettre en valeur la question : les négations et la modalisation sont très présentes. On peut dire que chez Conrad, le suffixe négatif est, comme le « signifié de connotation » pour Barthes, un véritable « morphème herméneutique » qui souligne ‘« l’incomplétude, l’insuffisance, l’impuissance de la vérité ’»391. Il ‘« pointe mais ne dit pas ; ce qu’il pointe, c’est le nom, c’est la vérité comme nom ; il est à la fois la tentation de nommer et l’impuissance à nommer (pour amener le nom, l’induction sera plus efficace que la désignation) : il est ce bout de la langue, d’où va tomber, plus tard, le nom, la vérité ’»392. Néanmoins, dans Heart of Darkness, Under the Volcano et Voss, le nom ne tombe pas car la vérité est tout simplement innommable. Les seuls noms qui tombent sont de l’ordre du déni (« The horror! The horror! ») ou du leurre (lorsque Marlow dit à la fiancée de Kurtz que ses dernières paroles ont été de prononcer son nom). Un paradoxe se fait donc jour : au lieu d’aboutir à un secret, une révélation, un dévoilement de l’énigme, on aboutit à une question.

Marlow annonce dans le premier chapitre où le lecteur découvre Patusan que le « mot de la fin », le mot de la révélation herméneutique ultime, n’est pas encore prononcé et qu’il ne le sera probablement jamais :

‘And besides, the last word is not said–probably shall never be said. Are not our lives too short for that full utterance which through all our stammerings is of course our only and abiding attention ? I have given up expecting those last words, whose ring, if they could only be pronounced, would shake both heaven and earth. There is never time to say our last word–the last word of our love, of our desire, faith, remorse, submission, revolt. (LJ, p. 208)’

Ce passage est contaminé par les négations récurrentes de Marlow qui « pointe[nt] mais ne di[sent] pas » de même que les « morphèmes herméneutiques » de Barthes. Dans un chapitre consacré à Heart of Darkness, Said parle de la valeur de la négation chez Conrad. Il y voit une activité à la fois autodestructrice et dans le même temps « orale et répétitive » comme si l’activité même d’écrire consistait à repousser sans cesse le jugement (« to postpone judgment indefinitely ») :

‘Writing for Conrad was an activity that constituted negation–of itself, of what it dealt with–and was also oral and repetitive. That is, as an activity Conrad’s writing negated and reconstituted itself, negated itself again, and so forth indefinitely; hence the extraordinarily patterned quality of the writing. The utterance is the oral form of the negation. As such, its function was to postpone judgment indefinitely, on itself and its subject matter [...]393

La récurrence de la négation fait partie d’une stratégie globale de discours plutôt que de récit, d’hésitation énonciative plutôt que d’autorité narrative. D’ailleurs il n’est pas étonnant que l’extrait de Lord Jim cité plus haut, non seulement nie la possibilité de prononcer le « fin mot de l’histoire » mais encore qu’il soit effectivement fortement modalisé de par l’usage des questions et des modaux. L’énonciation, la modalisation, la négation, autant de façons de « repousser le moment du jugement final indéfiniment ». Jim lui-même, lorsqu’il essaie de donner le mot de la fin, en est réduit à la négation :

‘Jim, at the water’s edge, raised his voice. “Tell them ...” he began. I signed to the men to cease rowing, and waited in wonder. Tell who? The half-submerged sun faced him. I could see its red gleam in his eyes that looked dumbly at me ... “Nonothing,” he said, and with a slight wave of his hand motioned the boat away. I did not look again at the shore till I had clambered on board the schooner. (LJ, p. 291)’

Par ailleurs, Lord Jim finit sur une interrogation : « Who knows ? ». Cette question est d’ailleurs préparée par tout un paragraphe où l’énonciation est très présente :

‘And that’s the end. He passes away under a cloud, inscrutable at heart, forgotten, unforgiven, and excessively romantic... He goes away from a living woman to celebrate his pitiless wedding with a shadowy ideal of conduct. Is he satisfied–quite, now, I wonder? We ought to know. He is one of us–and have I not stood up once, like an evoked ghost, to answer for his eternal constancy? Was I so very wrong after all? Now he is no more, there are days when the reality of his existence comes to me with an immense, with an overwhelming force; and yet upon my honour there are moments, too, when he passes from my eyes like a disembodied spirit astray amongst the passions of this earth, ready to surrender himself faithfully to the claim of his own world of shades.
Who knows? (LJ, pp. 351-352)’

En un sens, cette fin de roman semble ironique puisqu’elle est tout sauf une conclusion et l’annonce programmatique « And that’s the end » est vidée de son contenu habituel. La prolifération des questions, l’utilisation répétée de l’épanorthose (« Is he satisfied–quite », « and yet ») et la répétition de la première personne du singulier en font une fin fortement modalisée qui ne peut qu’interpeller le lecteur. Une telle fin est extrêmement proche de la vision que donne Virginia Woolf du questionnement interminable de la vie et de l’effet d’écho que doit produire la fin de l’histoire, ainsi que du profond désespoir dont une telle écriture témoigne :

‘It is the sense that there is no answer, that if honestly examined life presents question after question which must be left to sound on and on after the story is over in hopeless interrogation that fills us with a deep, and finally it may be with a resentful, despair394.’

En effet, les tout derniers mots de Lord Jim sont les suivants :

‘Who knows? He is gone, inscrutable at heart, and the poor girl is leading a sort of soundless, inert life in Stein’s house. Stein has aged greatly of late. He feels it himself, and says often that he is “preparing to leave all this; preparing to leave...” while he waves his hand sadly at his butterflies.’ (LJ, pp. 351-352)’

Les images de mort à peine voilées et l’aposiopèse de la dernière phrase expriment on ne peut plus clairement la tentation de ce que Rabaté appelle « l’épuisement395 », au seuil de la mort et du silence.

Dans Voss, le style trahit là encore la présence du narrateur, modalisée par l’utilisation fréquente de formules subjonctives, conditionnelles ou hypothétiques :

‘Among the most characteristic features of White’s style is his preference for subjunctive, conditional, and generally conjectural constructions, preferences he shares with Faulkner and Virginia Woolf. Sometimes a sense of the incertain is attained simply by the use of ‘as if’,‘or else’ or ‘could’.396

C’est ce que, pour reprendre une expression de Christine Savinel, on pourrait appeler des « opérateurs de virtualité »397. Le roman ne semble alors pas prendre place dans le domaine de l’assertif mais dans celui du virtuel, de l’irréel. Quant à la fin du roman, elle se solde par un aveu d’échec à trouver des réponses concluantes et définitives. Le colonel Hebden parti à la recherche de Voss et de ses compagnons d’expédition dans l’espoir de résoudre l’énigme de leur disparition doit se rendre à l’évidence de sa défaite : il ne les pas trouvés et Laura ne lui apporte pas plus d’éléments éclairants sur les motivations de Voss. « ‘Our relationship is ruined by interrogation ’»398, dit-il à Laura. Si Voss est considéré comme l’énigme au coeur du roman, il est à noter qu’elle reste sans réponse : soit Voss apparaît comme le Diable en personne, soit comme un homme exalté et assoiffé d’absolu, un visionnaire, ou encore comme une figure totémique présente à jamais dans le désert (« bush »). Le colonel Hebden dit à Laura : « ‘‘[Judd] appears to share the opinion you offered me at our first meeting: that Voss was, indeed, the Devil’’ » (V, p. 441). Judd dit ensuite à Laura : ‘« He was a queer beggar, Voss. The blacks talk about him to this day. He is still there–that is the honest opinion of many of them–he is there in the country, and always will be’ » (V, p. 443). Le colonel Hebden ironise alors sur la canonisation posthume de Voss et reproche à Laura d’accepter toutes ces différentes versions à la fois ; Laura lui rétorque que la vérité n’est pas une et indivisible mais multiple. A la ligne herméneutique monologique orientée vers une révélation finale indiscutable prônée par Hebden, elle oppose l’idée d’une vérité changeante, « multicolore » ou encore plurivoque :

‘Your saint is canonized.’
‘I am content.’
‘Do not tell me any longer that you respect the truth.’
She was digging at the tough roots of grass with the ferrule of her parasol.
‘All truths are particoloured. Except the greatest truth of all.’
‘Your Voss was particoloured. I grant you that. A perfect magpie !’ (V, p. 444)

Quant aux dernières phrases du livre, elles ont la tonalité d’un oracle à la fois mystérieux et sujet à caution.

‘ ‘Voss did not die,’ Miss Trevelyan replied. ‘He is there still, it is said, in the country, and always will be. His legend will be written down, eventually, by those who have been troubled by it.’
‘Come, come. If we are not certain of the facts, how is it possible to give the answers ?’
‘The air will tell us,’ Miss Trevelyan said.
By which time she had grown hoarse, and fell to wondering aloud whether she had brought her lozenges. (V, p. 448)’

Non seulement le roman finit sur une question et sa réponse mais la réponse elle même est plus problématique qu’apocritique399 pour reprendre la terminologie de Meyer.

Dans Under the Volcano, la quête cabalistique du Consul ne débouche pas plus sur quelque révélation que ce soit. Le narrateur se plaît au contraire à multiplier les niveaux d’interprétation possibles en faisant appel là encore à des « opérateurs de virtualité » récurrents :

‘The recurrence of such phrases as “in a way”, “kind of”, “almost”, “somehow”, indicates a retreat from clear defining statements ; it is no wonder that “inexpressible, “indescribable”, “inenarrable” are among Lowry’s favourite adjectives. With all these escape clauses, his work can be inordinately elusive, seeming to shun any firm commitment to anything in particular400.’

En ce sens, les trois romans de Conrad, Lowry et White sont bien des romans modernes et non classiques puisqu’ils n’énoncent pas le sens : « ‘le sens est tu : l’acte est simplement connoté (au sens propre ) d’un signifié implicite’ »401. Dans ce régime fictionnel, il s’agit de « dire l’événement sans le doubler de sa signification » (Ibid., p. 78). En un sens, la « mise en intrigue » ou encore « concordance dicordante »402 dont parle Ricoeur pour qualifier la composition du récit n’est plus « agencement des faits » comme elle l’était depuis la Poétique d’Aristote mais articulation d’une question et de sa réponse comme le dit Barthes à propos de la ligne herméneutique403. Dans Heart of Darkness, Under the Volcano et Voss, c’est le déroulement de ce fil herméneutique qui tient le lecteur en haleine. Un critique conradien renommé repère ce procédé à l’oeuvre de manière systématique dans Heart of Darkness et il le dénomme « delayed decoding »404, c’est-à-dire « dévoilement retardé » : ‘« This narrative device may be termed delayed decoding, since it combines the forward temporal progression of the mind, as it receives messages from the outside world, with the much slower reflexive process of making out their meaning.’ »405 Watt souligne en effet que la source de la progression de l’intrigue et de la manipulation de la chronologie est une progression de la compréhension morale :

‘[Conrad’s] handling of time is essentially a means of representing a progression of moral understanding. The source of this progression, in Lord Jim as in Heart of Darkness, is Marlow’s probing mind as it tries both to recollect experience and to decipher its meaning406. ’

Si la mise en intrigue est bien une façon de configurer l’expérience temporelle comme l’affirme Ricoeur, c’est bien l’itinéraire du dévoilement qui guidera celui de la diégèse (« [Conrad’s] handling of time »). Il ne s’agit pas uniquement de souligner les discontinuités d’une chronologie telle qu’elle est perçue mais plutôt d’en explorer les dédales en quête d’un sens. Son but n’est pas tant mimétique qu’herméneutique. Néanmoins, même si l’orientation et la vectorisation sont ici respectées, il ne s’agit plus d’une « ligne logico-temporelle » telle que Todorov la présente puisque la cause vient après l’effet, l’explication après la sensation et l’impression :

‘One of the devices that [Conrad] hit on was to present a sense impression and to withhold naming it or explaining its meaning until later ; as readers we witness every step by which the gap between the individual perception and its cause is belatedly closed within the consciousness of the protagonist407. ’

L’exemple canonique de ce « déchiffrement différé » (« delayed decoding ») est la scène où Marlow et les membres de l’équipage découvrent la cabane de Kurtz entourée de poteaux qui avaient dû servir de palissade auparavant :

‘A long decaying building on the summit was half buried in the high grass; the large holes in the peaked roof gaped black from afar; the jungle and the woods made a background. There was no enclosure or fence of any kind; but there had been one apparently, for near the house half-a-dozen slim posts remained in a row, roughly trimmed, and with their upper ends ornamented with round carved balls. (HD, p. 89, c’est moi qui souligne)’

En fait, cette première vision de la maison de Kurtz se voit interrompue par la rencontre du jeune Russe. Ce n’est que quelques pages plus loin que Marlow cherche à en savoir plus sur cette maison :

‘I directed my glass to the house. There were no signs of life, but there was the ruined roof, the long mud wall [...] And then I made a brusque movement, and one of the remaining posts of that vanished fence leaped up in the field of my glass. You remember I told you I had been struck at the distance by certain attempts at ornamentation, rather remarkable in the ruinous aspect of the place. Now I had suddenly a nearer view, and its first result was to make me throw my head back as if before a blow. Then I went carefully from post to post with my glass, and I saw my mistake. These round knobs were not ornamental but symbolic ; they were expressive and puzzling, striking and disturbingfood for thought and also for the vultures if there had been any looking down from the sky ; but at all events for such ants as were industrious enough to ascend the pole. They would have been even more impressive, those heads on the stakes, if their faces had not been turned to the house. (HD, p. 96, c’est moi qui souligne)’

Marlow décline une série de descriptions approximatives des poteaux centrées autour de l’idée de décoration (« round carved balls », « ornamentation », « round knobs »), mais il insiste ensuite sur leur caractère « symbolique » (« not ornamental but symbolic »). Il éveille alors chez le lecteur un désir d’interprétation qui est est une fois de plus différé par la prolifération d’adjectifs décrivant l’effet produit sur Marlow, l’impression ressentie par ce dernier (« expressive and puzzling, striking and disturbing », « impressive ») et l’utilisation d’une syllepse pour le moins curieuse (« food for thought and also for the vultures [...] but at all events for such ants »). L’utilisation du mot « food » dans son sens figuré comme dans son sens propre souligne la concomitance entre plan conceptuel et plan concret ou spatial. Ce parallélisme entre les deux plans montre que les deux mécanismes sont symétriques, voire simultanés. Chez Conrad, pensée et perception sont indissociables et d’ailleurs le dévoilement herméneutique est décrit en termes spatiaux, visuels tout particulièrement : « I saw my mistake » (Ibid., c’est moi qui souligne). Trois étapes se succèdent : vision, sensation, puis explicitation et nomination du mystère résolu. L’ensemble du passage prouve que la quête du sens passe par une première approche phénoménologique : un déchiffrement des indices spatiaux.

Par ailleurs, un autre procédé « spatial »408 est à noter : l’« apposition thématique »409 qui consiste à enchaîner les épisodes non pas de manière temporelle mais avant tout de façon à développer une thématique particulière en évoquant deux épisodes séparés temporellement mais proches du point de vue moral par exemple et ceci afin de susciter un contraste. Comme pour la forme spatiale, le lecteur ne peut se contenter d’une lecture séquentielle orientée du début à la fin du roman. Il doit se remémorer les perceptions et les interprétations qui ont précédé pour y revenir ensuite et les modifier. Le « delayed decoding » comme la forme spatiale sont intimement liés au problème de la conscience, celle du lecteur bien sûr mais aussi celle du personnage en quête de sens et celle du narrateur. Pour matérialiser les revirements et les intermittences de la perception et de l’interprétation, dont le mouvement se déploie au cours de la ligne temporelle, le personnage comme le narrateur ne peuvent que les spatialiser en les présentant l’un après l’autre ou l’un « à côté de l’autre ». En effet, un tel déchiffrement progressif de l’énigme nécessite un espace dilatoire entre différents épisodes, entre le dévoilement de différentes interprétations. John Hillis Miller souligne ainsi que dans Lord Jim, la séquence linéaire d’épisodes ne suit pas le déroulement chronologique des faits, et que la répétition des mêmes schémas, plutôt que l’avancement de l’intrigue, pousse le lecteur à aborder le roman « spatialement » :

‘[...] the linear sequence of episodes as it is presented to the reader by the various narrators is radically rearranged from the chronological order in which the actual events actually occurred. [...] the narration in many ways, not least by calling attention to the way one episode repeats another rather than being clearly a temporal advance on it, breaks down the chronological sequence and invites the reader to think of it as a simultaneous set of echoing episodes spread out spatially like villages or mountain peaks on a map410.’

Or cette démarche est contraire à la ligne logico-temporelle classique en ce qu’elle inverse l’ordre traditionnel qui présente tout d’abord la cause et ensuite l’effet. Ici on commence par la sensation pour arriver ensuite à la cause. D’ailleurs, c’est exactement ce que Ford et Conrad préconisaient, comme en témoigne cet extrait de Joseph Conrad : A Personal Remembrance :

‘[...] it became very early evident to us that what was the matter with the Novel, and the British novel in particular, was that it went straight forward, whereas in your gradual making acquaintanceship with your fellows you never do go straight forward...To get...a man in fiction you could not begin at his beginning and work his life chronologically to the end. You must first get him in with a strong impression, and then work backwards and forwards over his past411. ’

C’est pourquoi, bien souvent, l’impression précède la nomination, comme l’illustre l’exemple des piques ornées de têtes cité plus haut ‘(« They would have been even more impressive those heads on the stakes, if their faces had not been turned to the house. ’», HD, p. 96) mais aussi dans de nombreux autres exemples comme le suivant : ‘« It looked startling round his black neck, this bit of white thread from beyond the seas. ’» (HD, p. 45). Cette stratégie narrative est une façon d’intriguer et de faire participer le lecteur. Un autre procédé dont l’effet est similaire est celui de l’utilisation récurrente de la cataphore. Des pronoms cataphoriques comme le « they » ou le « it » dans les exemples précédents en témoignent très clairement. Cette tournure de phrase est particulièrement efficace dans un passage où il est question de Kurtz : ce dernier est désigné par les pronoms « him », « he » et « that man » et ce n’est qu’à la fin du dialogue surpris par Marlow, que le lecteur apprend qu’il s’agissait effectivement de Kurtz :

‘‘One evening as I was lying flat on the deck of my steamboat, I heard voices approaching–and there were the nephew and the uncle strolling along the bank. [...] I was ordered to send him there. [...] “He has asked the Administration to be sent there,” [...] Look at the influence that man must have. [...] “Make rain and fine weather–one man–the Council–by the nose” [...] “The climate may do away with this difficulty for you. [...] They had been talking about Kurtz. (HD, p. 63, c’est moi qui souligne) ’

Dévoilement différé, apposition thématique, cataphores, tous ces choix narratifs pointent un désir de s’éloigner de la ligne logico-temporelle, ligne des actions et du voyage effectif, pour mettre en valeur une autre ligne, un autre voyage, celui des tâtonnements herméneutiques : ‘« [...] the particular episodes which are given the greatest emphasis seem selected to amplify or complicate Marlow’s internal process of moral discovery, rather than to recount his journey’ »412. Utiliser l’expression de ligne herméneutique est un peu trompeur néanmoins car, comme le souligne Barthes, les « morphèmes dilatoires »413 ou « herméneuthèmes »414 ont plutôt pour fonction de ralentir voire de bloquer la progression linéaire des « proaïrétismes »415. Ils annoncent bien plutôt une autre forme spatiale qui est celle de l’expansion et du rayonnement à partir d’un point de la ligne.

La différence entre ligne logique et narrative et ligne herméneutique se résume donc de la manière suivante : les événements sont perçus comme phénomènes avant d’être envisagés comme actions s’insérant dans une ligne causale. L’expérience phénoménologique est première, originelle, et la nomination, l’explication, l’élucidation de la cause, viennent ensuite :

‘Long before Heart of Darkness Conrad seems to have been trying to find ways of giving direct narrative expression to the way in which the consciousness elicits meaning from its perceptions. One of the devices that he hit on was to present a sense impression and to withhold naming it or explaining its meanings until later [...]416.’

Contrairement à ce que la forme herméneutique laisse supposer, la résolution de l’énigme n’a pas lieu et une écriture du doute et de la remise en cause remplace la « volonté de croyance » qui était celle des Victoriens417. Il reste maintenant à considérer ce qu’il en est de la ligne organique, un autre paradigme essentiel hérité du romantisme allemand et anglais et notamment de Coleridge :

‘The common end of all narrative, nay, of all, Poems is to convert a series into a Whole: to make those events, which in real or imagined History move on in a strait line, assume to our Understandings a circular motion–the snake with it’s Tail in its mouth. [...] Now what the Globe is in Geography, miniaturing in order to manifest the Truth, such is a poem to that image of God, which we were created with, and which still seeks Unity or Revelation of the One in and by the Many418. ’

Cette recherche de « l’unité », du centre organisateur au sein de la multiplicité est caractéristique de l’esthétique romantique qui recherche la loi de fonctionnement du tout (a « Whole ») à partir de son noyau. Une telle poétique est désignée par le terme « organique » du fait qu’elle s’inpire des images organiques telles que la plante dont la graine, le noyau, donnera le tout de la fleur ou du fruit par exemple.

Notes
391.

Barthes, S/Z, op. cit., p. 63.

392.

Ibid.

393.

Edward Said, « The Presentation of Narrative » dans The World, the Text, and the Critic, Cambridge (Massachusetts) : Harvard University Press, 1983, p 108.

394.

Virginia Woolf, « Modern Fiction », The Common Reader, London : Hogarth, 1925, p. 194.

395.

Dominique Rabaté, Vers une littérature de l’épuisement, Paris : José Corti, 1991. Dominique Rabaté utilise cette expression à propos de la littérature de l’après-guerre mais les caractéristiques qu’il y décrit sont très proches de l’écriture conradienne et notamment de Lord Jim, qu’il cite comme l’une de ces oeuvres charnières qui s’articulent sur une voix, sur des effets de voix qui donnent au récit sa tonalité particulière et son inachèvement (Ibid., p. 27).

396.

Carolyn Bliss, Patrick White’s Fiction, The Paradox of Fortunate Failure, New York : St Martin’s Press, 1986, p. 187.

397.

Christine Savinel, « “La grande parade bleue,” ou la vérité de la fable dans The Red Badge of Courage », QUERTY, 1994, p. 249. Christine Savinel analyse ce qu’elle appelle la « grammaire du virtuel » à l’oeuvre dans le texte (Ibid., p. 247).

398.

Voss, p. 440.

399.

« Par elle-même ou en elle-même, une phrase est par conséquent apocritique et problématologique [...] » (Michel Meyer, Langage et littérature, essai sur le sens, Paris : PUF, 1992, p. 42). L’adjectif « apocritique » est formé sur le grec « apokrisis » qui signifie « réponse ». Dans chaque énoncé, qu’il s’agisse d’une question, d’une négation ou même d’une affirmation, une question sous-jacente est posée même si elle est posée comme résolue dans le cas de l’affirmation. « The air will tell us » est une réponse qui fait taire la question du Colonel Hebden à la seule condition que nous lui accordions ce crédit.

400.

Brian O’ Kill, « Aspects of Language in Under the Volcano », in Anne Smith (éd.) The Art of Malcolm Lowry, Londres : Vision Press Ltd, 1978, p. 89.

401.

Barthes, S/Z, op. cit., p. 78.

402.

Ricoeur part de la notion de mise en intrigue chez Aristote, notion qui s’inspire du modèle tragique, pour en déduire une série de caractéristiques propres au récit. Mais à l’évidence, ces caractéristiques ne se retrouvent pas toutes dans le roman moderniste. Et la « concordance discordante », qui est une configuration de l’expérience temporelle, n’est assurée que par la continuité de la conscience, du récit et de la lecture et non pas par une cohérence interne qui serait de l’ordre d’un dévoilement d’une vérité, d’une accession à la connaissance. Contrairement au présupposé heuristique latent dans le concept aristotélicien de mimésis et de mise en intrigue, les romans modernes interrogent ce ce même concept : « Ce plaisir de la reconnaissance, [...] présuppose selon moi, un concept prospectif de vérité, selon lequel inventer, c’est retrouver. » (Ricoeur, Temps et récit I, op. cit., p. 70). Dans les romans de Conrad, Lowry et White, la vérité n’est pas à retrouver mais à questionner, à vivre, à sentir.

403.

Cf supra, note 382.

404.

Ian Watt, Conrad in the Nineteenth Century, op cit., p. 175.

405.

Ibid., p. 175.

406.

Ibid., p. 300.

407.

Ibid., p. 175.

408.

Watt le souligne en ces termes : « [...] the way thematic apposition brings together multiple viewpoints makes it serve some of the same purposes as what Frank calls spatial form [...] » (Ibid., p. 288).

409.

Ibid., p. 273.

410.

John Hillis Miller, Fiction and Repetition, Seven English Novels, Oxford : Basil Blackwell, 1982, p. 35.

411.

Ford Madox Ford, Joseph Conrad : A Personal Remembrance, Londres : Duckworth, 1924, pp. 129-130.

412.

Ibid., p. 218.

413.

Barthes, S/Z, op. cit., p. 75.

414.

Ibid., p. 198.

415.

Ibid., p. 53.

416.

Watt, op. cit., p. 175.

417.

Walter Houghton intitule en effet un de ses chapitres sur l’état d’esprit victorien « The Will to Believe » (The Victorian Frame of Mind 1830-1870, New Haven and Londres : Yale University Press, 1957, pp. 96-99). Il cite à ce sujet Carlyle, qui disait de l’ère Victorienne qu’elle était caractérisée par une pénurie de foi accompagnée d’une terreur de tomber dans le scepticisme (« at once destitute of faith and terrified at scepticism », Ibid., p. 97).

418.

Citation de Coleridge, donnée par John Hillis Miller dans Fiction and Repetition, p. 24.