b.011Figures arborescentes: du germe à l’arbre

James, dans sa préface à What Maisie Knew dit de son livre qu’il est comparable à un grand chêne (« great oak »422) né d’une petite graine, d’un petit gland (« little acorn »423), du nom de Maisie, la petite dont les parents se séparent puis se déchirent : l’enfant devient le « centre organique » d’une histoire qui n’a plus qu’à croître et se développer « organiquement » à partir du regard de l’enfant. En fait la métaphore organique vise à légitimer et « naturaliser » l’agencement narratif, à lui donner un semblant de naturel et d’évidence. La « toile » diégétique devient la conséquence naturelle et presque « organique » des allers-retours de Maisie entre ses deux parents, telle une balle de tennis ou un volant que se renvoient ces deux derniers : ‘« The wretched infant was thus to find itself practically disowned, rebounding from racquet to racquet like a tennis-ball or a shuttle-cock’ » (p. 1). Volant se dit en anglais « shuttlecock » et on ne peut s’empêcher de penser alors à la métaphore de la navette (« shuttle ») : Maisie permet à l’auteur et au narrateur de « tisser » la toile diégétique aussi « naturellement » que possible, puisqu’elle tisse les liens entre différents personnages et différentes scènes. Maisie est alors bien une ficelle narrative mais elle a l’avantage de se fondre dans le texte-toile de manière inaperçue, « organique » :

‘The child seen as creating by the fact of its forlornness a relation between its step-parents, the more intimate the better, dramatically speaking ; the child, by the mere appeal of neglectedness and the mere consciousness of relief, weaving about, with the best faith in the world, the close web of sophistication ; the child becoming a centre and pretext for a fresh system of misbehaviour, a system moreover of a nature to spread and ramify [...] (p. 3)’

Le roman chez James est organique au sens où il est comme une toile filée entre deux points, le sujet et l’observateur :

‘The Jamesian novel, therefore, elevates point in two ways, as the central force for its tale (the donnée) and as the foundation of its technique (the centre). So spatial and geometric is this conception that James can connect these two points, provoke the exposure of the donnée to the centre, by a line, the ficelle424. ’

La ligne organique est donc une métaphore extrêmement éclairante de la technique narrative employée. Le tissage « organique » de l’oeuvre est ce qui permet de donner forme à la masse informe qu’est la vie (« lump of life »)425 :

‘Strange and attaching, certainly, the consistency with which the first thing to be done for the communicated and seized idea is to reduce almost to nought the form, the air as of a mere disjoined and lacerated lump of life, in which we may have happened to meet it. Life being all inclusion and confusion, and art being all discrimination and selection, the latter, in search of the hard latent value with which alone it is concerned, sniffs round the mass as instinctively and unerringly as a dog suspicious of some buried bone. The difference here, however, is that, while the dog desires his bone but to destroy it, the artist finds in his tiny nugget, washed free of awkward accretions and hammered into a sacred hardness, the very stuff for a clear affirmation, the happiest chance for the indestructible. It at the same time amuses him again and again to note how, beyond the first step of the actual case, the case that constitutes for him, his germ, his vital particle, his grain of gold, life persistently blunders and deviates, loses herself in the sand. The reason is of course that life has no direct sense whatever for the subject and is capable, luckily for us, of nothing but splendid waste. Hence the opportunity for the sublime economy of art, which rescues, which saves, and hoards and banks, investing and reinvesting these fruits of toil in wondrous useful “works” and thus making up for us, desperate spendthrifts that we all naturally are, the most princely of incomes426. ’

Cette citation résume à merveille le perception qu’a James du centre organique, ce trésor (« tiny nugget », « grain of gold ») qu’est le « germe » (« germ », « vital particle ») à l’origine d’une histoire, d’un roman. C’est un peu comme le fil d’Ariane qui permet au narrateur de sortir du labyrinthe qu’est la vie, de cette « masse informe » (« lump of life »)427. Or, nous allons voir que l’image du « germe » chez Conrad, Lowry et White est plus problématique.

Conrad se plaint à de nombreuses reprises de ne pas disposer d’un tel point d’ancrage, qui à la manière du « germe » jamesien ou de la racine du « livre-racine » tel que Deleuze le définit, lui permettrait de sortir des impasses d’une représentation de la vie à l’état de chaos (le « lump of life » de James). A propos de The Rescue, Conrad confie à Garnett ses inquiétudes du fait qu’il lui semble « ne partir de rien », n’avoir pas de « point de départ » :

‘Maintenant que j’ai réuni tous mes personnages, je ne sais plus qu’en faire. Le déroulement du récit ne veut tout bonnement pas sortir du chaos de mes sensations ! Rien ne m’apparaît clairement. Et je prends peur à l’idée de devoir tout puiser en moi-même. Les autres écrivains ont un point de départ quelconque, quelque chose à quoi se raccrocher... ils s’appuient sur un parler, sur la tradition, sur l’histoire, ou bien sur la lubie ou le parti pris du moment ; ils exploitent quelque notion ou quelque idée reçue à la mode–à moins qu’ils ne parlent de l’absence de ces choses–et les clouent au pilori, ou les portent aux nues, selon. Mais dans un cas comme dans l’autre, ils partent de quelque chose là où moi je ne pars de rien. J’ai bien eu quelques impressions, quelques sensations, mais rien de très original428. ’

Conrad parle lui aussi de chaos (« chaos des mes sensations ») mais il déplore l’absence de « point de départ » qui permette la naissance, la croissance organique de l’oeuvre. Alors que chez James, c’est l’observateur, Maisie par exemple, qui joue le rôle de point de départ, chez Conrad, les observateurs sont nombreux. Si l’on prend Lord Jim comme exemple, il est frappant de voir que la « donnée » peut être le naufrage du Patna et la « ficelle », Marlow. Et pourtant, jamais la donnée ne peut être cernée, cadrée ni entrer dans une ligne organique quelconque : elle est pure discontinuité, pure altérité, pure ligne de fuite. De même Marlow ne réussit pas à remplir le rôle de « ficelle » puisqu’il n’obtient de Jim et de certains témoins que des bribes, des fragments qui au lieu de dessiner une quelconque ligne organique qui relierait Jim au naufrage du Patna semblent pointer un véritable trou noir. John Hillis Miller montre d’ailleurs dans « ‘Lord Jim’ ‘, Repetition as Subversion of Organic Form’ »429, que la forme spatiale organique échoue dans Lord Jim. Il parle du désir d’unité organique (« organic unity ») qu’est celui de l’école critique du « New Criticism », désir qui consiste à donner un sens à chaque élément de la trame textuelle, à ce que chaque élément soit relié à un centre organisateur :

‘The New Criticism has great value in its assumption that every detail counts, but the accompanying presupposition that every detail is going to count by working harmoniously to confirm the « organic unity » of the poem or the novel may become a temptation to leave out what does not fit, to see it as insignificant or as a flaw430. ’

Or, dans Lord Jim, comme dans ses autres romans, un grand nombre d’éléments contribue non pas à confirmer l’impression d’une unité organique mais au contraire à souligner l’absence de « centre générateur » (« generative center »431). La prolifération des témoignages sur l’élément central qu’est le naufrage du Patna contribue à brouiller les repères et à multiplier les centres d’interprétation au lieu de mener vers un centre de révélation. Contrairement à ce qui se passe chez James dont le sujet comme « donnée » est relié à un point d’observation privilégié, la « ficelle », le sujet est chez Conrad insituable et les ficelles prolifèrent au point de déplacer la « donnée » elle-même.

Dans Heart of Darkness, on n’a pas non plus de centre organisateur même si la question du centre/coeur est présente dès le titre. En effet le titre même est un oxymore au sens où la notion géométrique de centre nécessiterait un espace calculable, un espace organique au sens où l’entend Deleuze. Or le concept de « darkness » a des contours impossibles à délimiter comme le fait remarquer Ian Watt :

‘The more concrete of the two terms, “heart”, is attributed a strategic centrality within a formless and infinite abstraction, “darkness”; the combination defies both visualisation and logic: How can something inorganic like darkness have an organic centre of life and feeling?432

La célèbre remarque métadiégétique du narrateur primaire à propos des méthodes narratives de Marlow le rappelle on ne peut plus clairement :

‘The yarns of seamen have a direct simplicity, the whole meaning of which lies within the shell of a cracked nut. But Marlow was not typical (if his propensity to spin yarns be excepted) and to him the meaning of an episode was not inside like a kernel but outside, envelopping the tale which brought it out only as a glow brings out a haze, in the likeness of one of these misty halos that sometimes are made visible by the spectral illumination of moonshine. (HD, p. 30)’

Le sens à trouver n’est pas un point, un centre, un noyau (« kernel »), une « donnée », mais un voile de brume (« haze »), un halo. Et ce n’est pas la lumière directe du soleil qui le dévoilera mais la lumière indirecte de la lune. Hillis y voit une métaphore qui viendrait contredire l’image logocentrique et rassurante d’un créateur solaire qui dispenserait la lumière et les éclaircissements au lecteur selon son bon vouloir. Il y voit une stratégie interprétative plus moderne qui fasse intervenir le lecteur : c’est le lecteur qui doit renvoyer/réfléchir sa propre lumière après l’avoir reçue (ou non) de l’auteur433. Et la « vérité » est alors non pas vue comme point nodal et éclatant mais comme voile d’iridescence et d’ombre, comme un « coeur de ténèbres ».

Par ailleurs, lorsque le terme de « germe » est employé, il n’est pas sûr qu’il ne soit pas employé à double sens. Dans une célèbre tirade à la gloire de l’impérialisme depuis les temps romains jusqu’au XIXe siècle, le narrateur utilise la métaphore organique du courant, du fleuve, de la graine et du germe :

‘Hunters for gold or pursuers of fame, they all had gone out on that stream, bearing the sword, and often the torch, messengers of the might within the land, bearers of a spark from the sacred fire. What greatness had not floated on the ebb of that river into the mystery of an unknown earth ! ... The dreams of men, the seed of commonwealths, the germs of empires. (HD, p. 29)’

Ces images organiques ne visent-elles pas à « naturaliser » les exactions commises par ces « chercheurs d’or » sous couvert de nobles visées ? Les images organiques de continuité sont nombreuses : le courant (« stream », « river »), la chasse et la poursuite (« hunters », « pursuers »), le port d’une épée, d’une torche, d’une étincelle du feu sacré. La répétition du verbe « bear » sert à renforcer l’impression de continuité et de fluidité de la phrase. Les images végétales et organiques de la graine (« seed ») et du germe (« germs ») sont utilisées pour décrire des entreprises humaines qui ne sont pourtant pas aussi évidentes et nécessaires que la croissance d’une plante. D’ailleurs, on peut légitimement se demander si le fait d’avoir utilisé le nom « germ » au pluriel, alors que « seed » est au singulier et qu’ils appartiennent tous deux au même champ sémantique et occupent la même place et fonction dans la composition de la phrase, ne relève pas d’une forme de lapsus, voire même d’ironie de la part du narrateur ou encore de Conrad lui même. En effet le mot « germs » évoque tout autant les germes infectieux d’une maladie que la graine saine, source d’une croissance harmonieuse. Le feu sacré de l’Empire et de la Civilisation est présenté alternativement comme une graine bénéfique source de progrès ou au contraire comme un « germe » néfaste apportant la maladie et la mort, comme ce sera effectivement le cas dans les campements visités par Marlow. Une ambiguité similaire s’attache à la notion de « germe » concernant la composition de Under the Volcano puisque Lowry déclare qu’il s’agit de l’épisode de l’indien retrouvé mort au bord de la route.

Lowry affirme en effet que le « germe » de son roman Under the Volcano, c’est le chapitre VIII dans lequel on découvre l’indien mort sur le bord de la route :

‘Man dying by the roadside with his horse branded N.7 is [...] mankind itself, mankind dying [...] in another sense he is the Consul too. [...] It was the first chapter written in the book; the incident by the roadside, based on a personal experience, was the germ of the book434. ’

Paradoxalement, ce germe semble plus périphérique et « rhizomatique » qu’essentiel comme le serait une racine, une graine. En effet, non seulement l’incident semble se passer « hors-champ » puisqu’il ne concerne pas l’espace du bus dans lequel se trouvent les personnages principaux mais un espace en marge, le bas-côté de la route (« by the road-side ») mais au niveau thématique lui-même, ses résonances avec les événements de la diégèse sont indirectes. L’indien est un double du Consul en un sens en tant que victime présumée des brigades fascistes, il est aussi symbolique de la politique européenne de non-intervention, illustrée par la guerre d’Espagne et la conférence de Munich, dont il est question en filigrane tout au long du roman. Cet incident est donc le germe de toute une série de rapports associatifs mais il n’en est pas la source, la racine. Au lieu de structurer le roman autour d’un point fixe et d’une ligne d’interprétation stable, l’image de l’indien est interprétée de plusieurs façons différentes et provoque de nombreux « fils » interprétatifs. En effet, lors d’une conversation à propos de cet incident, le Consul et Hugh envisagent successivement la possibilité que l’homme blessé au bord de la route ait été indien, espagnol, fasciste, communiste, qu’il ait été victime d’un règlement de comptes politique ou simplement volé (UV, p. 296). Le « germe » du roman ne correspond donc pas à un centre fédérateur ou organisateur mais il est source de lignes interprétatives multiples et contradictoires.

Une deuxième figure organique apparaît dans le roman, celle de l’arbre, mais contrairement à sa signification dans une esthétique organique héritée des romantiques allemands, cette figure ne permet plus une vision unifiée de la terre et du ciel, ni d’un « modèle de vérité » : ‘« Les romantiques allemands opposaient au paradigme mécaniste de la montre ou de la machine l’emblème de l’arbre comme modèle de vérité’ »435. En outre, le paradigme de la montre ou de la machine sont très présents dans Under the Volcano. Lorsque l’image de l’arbre surgit, elle est fortement affaiblie puisque l’arbre est sur le point de se rompre :

‘“Do you see that poor exiled maple tree outside there,” asked the Consul, propped up with those crutches of cedar ?”
“No–luckily for you–”
“One of these days, when the wind blows from the other direction, it’s going to collapse.” The Consul spoke haltingly while Hugh shaved his neck. “And do you see that sunflower looking in through the bedroom window ? It stares into my room all day.”
“It strolled into your room, do you say ?”
“Stares. Fiercely. All day. Like God !” (UV, p. 179)’

Au lieu d’avoir une image de l’arbre emblématique de la tension de l’homme vers la transcendance ou vers une forme de sublimation, on a une image de l’infirmité digne d’un tableau de Dali. Ce dernier représentait en effet des corps humains dont les membres dégoulinants étaient retenus par des béquilles : ‘« that poor maple tree [...] propped up with those crutches of cedar ’» (Ibid.). De plus, l’image du tournesol n’est pas ici synonyme d’une forme de communion organique avec la nature mais elle est emblématique de forces inquiétantes qui frisent l’hallucination. L’arbre et le tournesol ne sont pas des images organiques ou « arborescentes » au sens où Deleuze l’entend, c’est-à-dire des formes issues d’une origine-racine, car même si l’on admettait que la transcendance puisse constituer une origine-racine, le Dieu ici présent ne fait pas origine mais trou puisqu’il est présent sur le mode de l’absence et de l’hétérogène : c’est sous le mode du regard qu’il apparaît (« It stares into my room all day »). Le tournesol tient plus ici de l’inquiétante étrangeté des tournesols de Van Gogh que des « jonquilles » de Wordsworth (« Daffodils436 »). Le tournesol chez Lowry comme chez Van Gogh fait trou plus qu’il n’assure la continuité sereine entre l’homme et le monde. En effet, le tournesol fait irruption dans la chambre du Consul de même qu’il semble sortir du cadre du tableau chez Van Gogh comme s’il venait symboliser non pas l’harmonie entre sujet et monde mais l’hétérogénéité profonde du monde pour le sujet. Ce fossé entre sujet et monde est d’autant plus net que les figures qui prolifèrent dans Under the Volcano sont à l’inverse des figures machiniques.

L’univers est présenté comme une machine, un engrenage de roues dont la finalité reste inconnue :

‘And the earth itself still turning on its axis and revolving around that sun, the sun revolving around the luminous wheel of this galaxy, the countless unmeasured jewelled wheels of countless unmeasured galaxies [...] long after she herself was dead, men would still be reading in the night sky, and as the earth turned through these distant seasons, [...] would they not too, still be asking the hopeless eternal question: to what end? What force drives this sublime celestial machinery? (UV, p. 322, c’est moi qui souligne) ’

La « mécanique céleste » des sphères est également à l’image de la mécanique qui régit le roman puisqu’il est, lui aussi, construit sur le modèle de la roue et il n’est pas surprenant de constater que Lowry utilise exactement les mêmes termes lorsqu’il parle de l’agencement d’un roman et de création :

‘The minute an artist begins to try and shape his material–the more especially if that material is his own life–some sort of magic lever is thrown into gear, setting some celestial machinery in motion producing events or coincidences that show him that this shaping of his is absurd, that nothing is static or can be pinned down, that everything is evolving or developing into other meanings, or cancellations of meanings quite beyond his comprehension. There is something mechanical about this process, symbolized by the watch.437

Univers et roman sont donc appréhendés comme des « mécaniques célestes » même si Lowry reconnaît qu’une telle « configuration » (« shaping ») est absurde et qu’elle tend à figer des phénomènes en perpétuel mouvement (« nothing is static or can be pinned down, [...] everything is evolving or developing into other meanings »). Sa remarque est très proche de ce que dit Nietzsche de la comparaison de l’univers à une machine, qu’il juge trop « anthropomorphique » : ‘« Gardons-nous même de penser que l’univers soit une machine ; il n’est certainement pas construit en vue d’un but, nous lui faisons beaucoup trop d’honneur en employant à son sujet le mot “machine”’ »438. Le fait de comparer la structure du roman à celle d’une machine, comme c’est le cas chez Joyce, révèle une interrogation profonde sur la nature même de l’acte de création :

‘Joyce’s descriptions of Finnegan’s Wake in mechanical terms as an “engine with only one wheel” or “my old flying machine”, [...] might be regarded as a means of debunking romantic ideas of organic form and of the work of art as an extension of the author’s life, related concepts that lie at the heart of much of Lowry’s work439.’

L’oeuvre d’art et le roman en particulier ne sont plus uniquement une « extension de la vie de l’auteur » mais aussi et surtout des agencements, des machines. Une des machines à l’oeuvre dans la composition du roman est la bobine de film qui se déroule à la fin du premier chapitre et annonce le reste du roman. Les onze chapitres suivants avaient effectivement été conçus à l’origine comme le rêve de Laruelle, la « pelliculle » de son rêve. Ce personnage est d’ailleur cinéaste et il avait souhaité faire un film sur la vie du Consul. En outre la dernière phrase du premier chapitre fait référence à la roue du manège sur la place de Quaunahuac, la « Ferris Wheel ». Deux figures machiniques ouvrent donc le récit de la journée fatidique du 2 novembre 1938, deux figures de la roue, la bobine de film et la roue du manège :

‘This wheel is of course the Ferris wheel in the square, but it is, if you like, also many other things: it is Buddha’s wheel of the law (see 7), it is eternity, it is the instrument of eternal recurrence, the eternal return, and it is the form of the book; or superficially it can be seen simply in an obvious movie sense as the wheel of time whirling backwards until we have reached the year before and Chapter 2 and in this sense, if we like, we can look at the rest of the book through Laruelle’s eyes, as if it were his creation440.’

Paul Tiessen fait néanmoins remarquer que si l’on peut comparer la « Máquina Infernal » à une bobine de film, ceci n’implique pas l’idée de fluidité et de continuité associée traditionnellement aux métaphores organiques de la vie :

‘[...] while the celluloid, looping through the projector from the reel of the motion picture apparatus, attempts to affirm organic life and movement and flux, its unrolling can portray only a succession of static, inanimate, inorganic, fragmented still shots or frames441. ’

La ligne organique se voit ainsi contredite par l’univers machinique de Under the Volcano.

Dans Voss les métaphores organiques sont très présentes d’autant que l’influence romantique est profonde. Si « germe » du livre il y a, il s’agit du personnage de Voss basé notamment sur la personne de l’explorateur Leichhardt comme il le signale dans « The Prodigal Son442 ». En effet, il dit aussi partir le plus souvent des personnages et non d’une intrigue lorsqu’il s’agit de commencer un livre : ‘« I think my novels usually begin with characters; you have them floating about in your head and it may be years before they get together in a situation. Characters interest me more than situations. I don’t think any of my books have what you call plots.’ »443 Voss se voit toujours comme le centre du paysage, comme l’observateur privilégié :

‘[...] he entered in advance that vast expectant country, whether of stone deserts, veiled mountains, or voluptuous, fleshy forests. But his. His soul must experience first, as by some spiritual droit de seigneur, the excruciating passage into its interior. (V, p. 137)’ ‘[...] he was drawn closer to the landscape, the seldom motionless sea of grass, the twisted trees in grey and black, the sky ever increasing in its rage of blue ; and of that landscape, always, he would become the centre. (V, p. 169, c’est moi qui souligne)’

Voss est par ailleurs décrit comme une racine mais il est intéressant de noter que cette racine est déjà mal en point : ‘« Blackened and yellowed by the sun, dried in the wind, he now resembled some root, of dark and esoteric purpose.’ » (V, p. 169). De même, dans le poème de l’un des membres de l’expédition, Le Mesurier, est faite une description du paysage à partir du point central qu’est l’homme :

‘I am looking at the map of my hand, on which the rivers rise to the North-east. I am looking at my heart which is the centre. My blood will water the earth and make it green. Winds will carry legends of smoke; birds that have picked the eyes for visions will drop their secrets in the crevices of rocks; and trees will spring up, to celebrate the godhead with their blue leaves. (V, p. 296)’

Cette description organique du paysage à partir de l’homme, de sa main, de son coeur, de son sang est caractéristique d’une écriture qui se déploie à partir d’un centre444. Le corps de l’homme devient isomorphe du paysage : les rides de la main se superposent aux bras de rivières et aux artères de sang (« my blood will water the earth »). Un même flux semble parcourir les veines du poète et les rivière du pays. Cette description est bien celle que Deleuze désigne du terme arborescent, avec une origine/source/centre qui se ramifie : ici le coeur d’où partent les artères, véritables « rivières » de sang. Le passage se clôt par ailleurs sur l’évocation des arbres au feuillage bleu que les rivières de sang du personnage semblent avoir fait naître et croître : « trees will spring up. » De plus, on passe d’une forte latéralité avec l’image d’un écoulement horizontal, à une verticalité du vent, des oiseaux et des arbres qui s’élancent vers le ciel, comme si à partir du point nodal qu’était l’homme, l’univers entier, horizontal et vertical, pouvait se déployer. Comme le souligne pertinemment Geneviève Laigle, l’arbre ‘« n’est pas seulement isomorphe de l’homme vertical, il est aussi l’arbre cosmique qui met en communication le monde chtonien par ses racines souterraines et le monde ouranien par sa cime qui semble toucher le ciel’. »445 Néanmoins ces images organiques d’une ligne verticale et horizontale se défont à mesure que progresse le poème : des contours nets des rides de la main, des tracés sur la carte (« map ») et des rivières du désert, on passe aux contours imprécis de la fumée (« smoke ») et à des constructions imaginaires telles que les légendes et les visions (« legends », « visions »). On passe aussi d’une impression de maîtrise du présent avec l’emploi du présent progressif qui renforce la valeur d’ancrage dans le présent de l’énonciation (« I am looking at the map of my hand ») à la virtualité du temps à venir exprimée par le modal « will » : ‘« My blood will water the earth and make it green. ’ ‘Winds will carry legends of smoke; birds that have picked the eyes for visions will drop their secrets in the crevices of rocks; and trees will spring up [...].’ » (Ibid.). La ligne organique qui se déploie à partir de l’homme est donc à la fois affirmée et niée. La dissolution de l’homme dans le paysage est celle que Voss subit tout au long du roman.

D’une ligne organique de progression dans le désert qu’il croît maîtriser avec une identification anthropomorphique du désert à sa propre personne, il passe ensuite à l’acceptation de sa propre disparition dans le désert. Le roman n’obéit plus alors au centre organisateur que Voss avait pensé constituer mais à une esthétique de la dispersion, de la déshérence. Si Voss se fond dans le paysage, il est partout et nulle part à la fois et le poème de Le Mesurier se clôt donc sur une image de dispersion :

‘O God, my God, I pray that you will take my spirit out of this my body’s remains, and after you have scattered it, grant that it shall be everywhere, and in the rocks, and in the empty waterholes, and in true love of all men, and in you, O God, at last. (V, p. 296).’

En un sens, Voss est donc un roman qui remet en cause l’illusion organique et la précédence de l’homme dans l’univers.

En conclusion, la ligne organique devient chez Conrad, Lowry et White une ligne brisée qui trahit une perte de l’ancrage et du centre. A la perte de l’ancrage temporel correspond la perte de l’ancrage spatial. La logique spatiale dans Heart of Darkness, Under the Volcano et Voss n’est pas une réponse ni un but à atteindre mais une remise en cause permanente, une logique du questionnement et de la dislocation. « Dislocation » signifie perte des repères, des points de référence : on ne sait plus comment se situer. S’il y a dislocation de la composition traditionnelle dans le roman moderne, c’est qu’il n’y a plus de fil conducteur de la diégèse calqué sur la progression d’un personnage à mesure que se déroule le fil de sa vie. Cette temporalité linéaire et continue a disparu. On n’a donc plus de point temporel directement reconnaissable ou alors quand il apparaît, il n’est plus directement lié aux personnages ou à l’histoire mais il semble au contraire purement arbitraire. Mais il ne faudrait pas croire pour autant que des romans à dominante spatiale se contentent de remplacer des repères temporels désuets en repères spatiaux. S’il y a bien dislocation des points de repère temporels linéaires, ceux-ci ne se voient pas remplacés par des points de repère spatiaux immuables. Heart of Darkness, Under the Volcano et Voss ne sont pas mythiques au sens où les contradictions temporelles se résoudraient dans un espace hors du temps. La « dis-location », c’est la perte de l’ancrage qu’il soit temporel ou spatial. Le seul lieu est celui de la dislocation et le seul espace, celui de l’espacement comme le souligne Blanchot à propos de la solitude et de la séparation de l’artiste, de son sentiment de déshérence qui correspond parfaitement au roman moderne :

‘Là où je suis seul, le jour n’est plus que la perte du séjour, l’intimité avec le dehors sans lieu et sans repos. La venue ici fait que celui qui vient appartient à la dispersion, à la fissure où l’extérieur est l’intrusion qui étouffe, est la nudité, est le froid de ce en quoi l’on demeure à découvert, où l’espace est le vertige de l’espacement446.’

En effet, comme le souligne Blanchot à propos de l’espace littéraire en général mais plus particulièrement de celui d’un Mallarmé, d’un Kafka ou d’un Rilke, cet espace est marqué par « la perte du séjour », autrement dit de l’ancrage : le seul contact ou repère est celui de l’» extérieur » et de la mise « à découvert ». Se « dé-couvrir », c’est renoncer aux « couvertures » de l’ancrage, d’une intériorité repliée sur elle-même, pour accepter la rencontre avec ce qui est étranger et extérieur. Pourquoi parler de « vertige de l’espacement »? Parce que le vertige c’est précisément cette perte de repères et donc la dislocation, l’absence de point d’ancrage.

Il ne faut pas croire pour autant que la remise en cause des conceptions traditionnelles du temps et de l’espace se soient traduites par une acceptation passive de la dislocation, de l’errance ou du décentrement. Les oeuvres modernistes ont souvent tout autant essayé de créer de nouvelles formes afin de traduire les dimensions de l’espace et du temps, de « reformer » ce qui avait été perdu par l’écriture, l’imagination, ainsi que le souligne Randall Stevenson :

‘Unlike Futurism, modernism neither welcomed nor accepted the death of space and time. Like much contemporary philosophy, it attempted instead a kind of surgery to keep these dimensions alive and open in human terms, reshaped in ways which could continue to allow individual life to be construed as integral and significant–at least in imagination, if often not in reality447.’

Au terme de cette réflexion sur la remise en cause de la ligne causale et temporelle comme représentative de la vie des hommes, de l’idée qu’ils s’en font et qu’ils en donnent notamment dans le domaine de la fiction, il s’agit de trouver un autre schème qui permette un ancrage différent, non plus un point sur cette fameuse ligne logicotemporelle mais « espace » ou lieu qui ne soit plus un point abstrait et géométrique conçu depuis le hors-lieu et le hors-temps de la logique mais un lieu qui relève du vécu, que ce lieu soit spatial ou bien même temporel au sens où l’espace de temps est alors perçu comme un lieu qu’on habite. Il s’agit de renoncer à « percer » l’énigme et accepter de « parcourir » « l’espace de l’écriture » :

‘Dans l’écriture multiple, en effet, tout est à démêler, mais rien n’est à déchiffrer ; la structure peut être suivie, « filée » (comme on dit d’une maille de bas qui part) en toutes ses reprises et à tous ses étages, mais il n’y a pas de fond ; l’espace de l’écriture est à parcourir, il n’est pas à percer ; l’écriture pose sans cesse du sens mais c’est toujours pour l’évaporer : elle procède à une exemption systématique du sens448.’

Il est donc nécessaire de renoncer à la ligne herméneutique en faveur d’un espace à explorer en tous sens, ou encore de renoncer à une oeuvre « ‘[fermée] sur un signifié’ »449 pour un texte dont le champ est celui du signifiant :

‘[...] l’engendrement du signifiant perpétuel (à la façon d’un calendrier du même nom) dans le champ du Texte (ou plutôt dont le texte est le champ) ne se fait pas selon une voie organique de maturation, ou selon une voie herméneutique d’approfondissement, mais plutôt selon un mouvement sériel de décrochements, de chevauchement, de variations ; la logique qui règle le Texte n’est pas compréhensive (définir « ce que veut dire » l’oeuvre), mais métonymique ; le travail des associations, des contiguïtés, des reports, coïncide avec une libération de l’énergie symbolique (si elle lui faisait défaut, l’homme mourrait).450

C’est bien ce ‘« mouvement sériel de décrochements, de chevauchement, de variations’ » et ce ‘« travail des associations, des contiguïtés, des reports’ » que nous nous proposons maintenant d’étudier. Il sera question de déterminer dans quelle mesure on peut parler de structure spatiale des oeuvres mais avec une ‘« idée paradoxale de la structure : un système sans fin ni centre.’ »451

Notes
422.

Cette référence et les suivantes sont tirées de What Maisie Knew, Oxford : Oxford UP/World’s Classics, 1991 (©1908). En l’occurrence, les expressions « great oak » et « little acorn » sont utilisées dans la première phrase de la préface : « I recognise again, for the first of these three Tales, another instance of the “great oak” from the little acorn » (p. 1).

423.

Ibid.

424.

Joseph A. Kestner, The Spatiality of the Novel, Detroit, Michigan : Wayne State UP, 1978, p. 36.

425.

R. P. Blackmur (éd.) The Art of the Novel : Critical Prefaces, Londres : Charles’ Scribner’s Sons, 1934, p. 120.

426.

James, préface aux Spoils of Poynton, Ibid., pp. 119-120.

427.

Cette image de la vie comme matériau informe n’est pas sans rappeler la boue et la vase de Lord Jim (« mud », « slime », p. 230) ou le trou fangeux (« muddy hole ») de Heart of Darkness. C’est une image héritée de la Bible et de la Genèse plus particulièrement qui associe l’arrivée de l’homme et celle de l’eau sur la terre, sur la poussière.

428.

Conrad à Garnett, 19 juin 1896 (Frederik Karl et Laurence Davies [éds.], The Collected Letters of Joseph Conrad, vol. 1, Cambridge : Cambridge UP, 1983, pp. 288-289, c’est moi qui souligne).

429.

John Hillis Miller, Fiction and Repetition, op. cit, pp. 22-41.

430.

Ibid., p. 19.

431.

Hillis Miller explique que dans une conception organiciste de l’oeuvre d’art, un « centre générateur » est au coeur du monde, de l’homme et de l’oeuvre : « The creation, the soul, the work of art–all three have the same shape, the same movement, and the same relation to a generative center » (Ibid., p. 24).

432.

Watt, Conrad in the Nineteenth Century, op. cit., p. 200.

433.

« [The meaning] is not a central and originating node, like the kernel of a nut, a solid and pre-existing nub. It is a darkness, an absence, a haze invisible in itself and only made visible by the ghostlike indirection of a light which is already derived. It is not the direct light of the sun but the reflected light of the moon which brings out the haze. This visible but secondary light and the invisible haze create a halo of “moonshine” which depends for its existence on the reader’s involvement in the play of light and dark which generates it » (Miller, Fiction and Repetition, op. cit., p. 26).

434.

« Letter to Jonathan Cape », op. cit., p. 33.

435.

Georges Gusdorf, Auto-bio-graphie, lignes de vie 2, Paris : Odile Jacob, 1991, 504p., p. 142.

436.

Le poème « Daffodils » de Wordsworth est un parfait exemple de ce que Deleuze appelle la ligne organique. En effet, le poème est tout entier centré sur une image qui est pour ainsi dire la racine de l’arbre-poème. Chaque nouveau vers est comme une nouvelle branche de l’arbre « Daffodils ». A l’image d’errance du début du poème se substitue celle de l’ancrage sur le parterre de jonquilles et à l’impression de mouvements en tous sens succède une très forte linéarité :

I wandered lonely as a cloud

That floats on high o’er vales and hills,

When all at once I saw a crowd,

A host, of golden daffodils ;

Beside the lake, beneath the trees,

Fluttering and dancing in the breeze.

Continuous as the stars that shine

And twinkle on the Milky Way,

They stretched in never-ending line

Along the margin of a bay

(cest moi qui souligne)

Les expressions soulignées ici traduisent la continuité et la linéarité propres à la métaphore organique.

437.

Cité dans Patrick A. McCarthy, « The world as Book, the Book as Machine : Art and Life in Joyce and Lowry », Joyce/ Lowry, Critical Perspectives, p. 155, c’est moi qui souligne. Il s’agit d’un extrait de la nouvelle posthume « Ghostkeeper » dans laquelle Tom Goodheart s’interroge sur le désir qu’a l’artiste de donner à son expérience personnelle une forme esthétique cohérente et stabilisée.

438.

Friedrich Nietzsche, Le gai savoir, Paris : Gallimard, Folio/Essais, 1950, 373p., p. 150.

439.

Patrick A. McCarthy, « The world as Book, the Book as Machine : Art and Life in Joyce and Lowry » dans Patrick A. McCarthy and Paul Tiessen (éds.), Joyce/ Lowry, Critical Perspectives, Lexington (Kentucky) : The University Press of Kentucky, 1997, 206p., pp. 146-158, p. 147.

440.

Lowry, « Letter to Jonathan Cape », op. cit., p. 23.

441.

Paul Tiessen, « Malcolm Lowry and the Cinema », Canadian Literature, 44, Printemps 1970, pp. 38-49, p. 47.

442.

Patrick White, « The Prodigal Son » (1958), in Patrick White Speaks, Londres : Jonathan Cape, 1990, p. 15.

443.

Patrick White, « In the Making » (1969), in Patrick White Speaks, op. cit., pp. 20-21.

444.

Les projections de Voss comme centre du paysage sont très nombreuses. Ainsi, lors d’un violent orage, il visualise son corps comme le coeur de l’orage : « The wind was filling his mouth and running down through the acceptant funnel of his throat, till he was completely possessed by it; his heart was thunder, and the jagged nerves of lightning were radiating from his own body. » (V, p. 249). Et lors de cet épisode, lorsque vient la pluie, il se disperse ensuite comme dans le poème de Le Mesurier : « [...] he was dissolved, he was running into crannies, and sucked into the mouths of the earth, and disputed, and distributed [...]. » (V, p. 249).

445.

Geneviève Laigle, « La symbolique de l’arbre dans l’oeuvre romanesque de Patrick White », Études anglaises, n°3, Juillet/Septembre 1994, p. 301.

446.

Maurice Blanchot, L’espace littéraire, Paris : Gallimard, 1955, p. 28.

447.

Randall Stevenson, Modernist Fiction, an Introduction, Londres : Prentice Hall, 1998 (©Harvester Wheatsheaf, 1992), p. 15.

448.

Roland Barthes, Le bruissement de la langue, Essais Critiques IV, Paris : Seuil/Points, 1984, p. 68.

449.

Ibid., p. 74.

450.

Ibid., p. 74.

451.

Ibid., p. 75.