CHAPITRE III : ÉCRITURE SPATIALE ET ÉTOILEMENT

Si l’on peut parler de nouvelle forme c’est dans un sens nettement plus vaste que celui de forme spatiale telle que Frank l’a définie même s’il a ouvert de nombreuses pistes. La visée de ce chapitre n’est donc pas de montrer que le temps a été remplacé par des figures spatiales mythologisantes qui tendraient à le faire disparaître mais plutôt de montrer qu’il se manifeste et qu’il est perçu le plus souvent par le biais d’images ou de métaphores spatiales. La « forme spatiale » a été définie pour une grande part a contrario, prenant le contrepied systématique d’un enchaînement temporel tel que l’entendait Lessing, d’une narration calquée sur la logique syntagmatique du successif, du continu et de l’orienté. Etudier la forme spatiale, c’est donc aussi voir de quelle manière est traité le syntagme, figure privilégiée de la narration d’ordre logique et temporel. Nous verrons qu’il est effectivement détourné de ses fonctions primordiales de contiguïté et de contexture pour servir une logique spatiale qui lui préfère les relations de similarité ou de substitution pour reprendre les expressions utilisées par Jakobson452. En d’autres termes, une structuration à dominante spatiale se définit a contrario par la disjonction de cette organisation purement successive et syntagmatique. Sur le plan de la diégèse, cela signifie que même les enchaînements, qui sont pourtant du domaine de la contiguïté, vont être contaminés par des éléments spatiaux. Alors que le roman à dominante temporelle tel que le roman historique, ou à dominante métonymique tel que le roman réaliste, se plaît à baliser sa structure de repères qui fonctionnent sur le mode de la contiguïté, le roman à dominante spatiale présente des repères spatiaux aux deux sens du terme, c’est-à-dire des lieux mais aussi des éléments qui fonctionnent spatialement, c’est-à-dire sur le mode de la similarité. Et tout d’abord il s’agit de voir en quoi la logique du continu, du contigu et du linéaire se voit contredite. Nous verrons ensuite dans quelle mesure on peut parler de structuration spatiale. Si la première partie de ce travail s’est attachée à montrer que Heart of Darkness, Under the Volcano et Voss ne respectaient pas une logique purement chronologique et temporelle basée sur une intrigue qui oriente le récit, il s’agira de voir dans quelle mesure la « rhapsodie »453 et « l’étoilement »454 remplacent la linéarité de cette première logique. On peut appliquer à Heart of Darkness, Under the Volcano et Voss la remarque que fait Barthes à propos d’une oeuvre temporelle pour ce qui est de son contenu et « spatiale » pour ce qui est de sa forme, la Recherche :

‘[...] la chrono-logie ébranlée, des fragments, intellectuels ou narratifs, vont former une suite soustraite à la loi ancestrale du Récit ou du Raisonnement, et cette suite se produira sans forcer la tierce forme, ni Essai ni Roman. La structure de cette oeuvre sera, à proprement parler, rhapsodique, c’est-à-dire (étymologiquement) cousue455 ; ’

Ces oeuvres « ébranlent » en effet la « chrono-logie », et malgré leur insistance sur trois vies principales, celles de Kurtz, celle du Consul et celle de Voss ainsi que sur de nombreuses autres vies secondaires (Marlow ; Hugh, Yvonne et Laruelle ; les membres de l’expédition dans Voss), ces oeuvres présentent non pas un « curriculum vitae » mais un « étoilement de circonstances et de figures », ce que nous avons appelé formes « spatiales » : « [L’oeuvre est lue] comme l’expression passionnante d’un sujet absolument personnel qui revient sans cesse à sa propre vie, non comme à un curriculum vitae, mais comme à un étoilement de circonstances et de figures. »456 Dans ces trois oeuvres en effet, la structure du récit dépend de quelques–voire de multiples–figures dont les ramifications et les échos forment « l’étoilement » dont parle Barthes. Nous étudierons la structure étoilée des romans sur quatre plans : les figures spatiales, le point de vue, la voix et pour finir, les réseaux signifiants.

Notes
452.

Roman Jakobson, « Deux aspects du langage et deux types d’aphasie », Essais de linguistique générale, Paris : Éditions de Minuit, 1963.

453.

Terme de Barthes à propos de la Recherche de Proust (Roland Barthes, Le bruissement de la langue, op. cit., p. 337).

454.

Ibid., p. 339.

455.

Ibid., p. 337.

456.

Ibid., p. 339.