011I. L’Étoilement des figures spatiales

a.011 Repères spatiaux

Ce qui frappe dans Heart of Darkness, Under the Volcano et Voss, c’est leur extrême concentration spatiale (ainsi que temporelle pour ce qui concerne Under the Volcano). La diégèse de Under the Volcano occupe seulement deux jours si l’on exclut les quelques flashbacks occasionnels et se passe essentiellement entre deux villes, Quaunahuac et Parian. Heart of Darkness raconte une expédition sur un fleuve en Afrique avec quelques incursions dans les bureaux de la Compagnie avant l’expédition et dans la maison de la fiancée de Kurtz au retour de Marlow. Le récit est rétrospectif et se fait depuis un bateau sur la Tamise. Mais le lieu principal est donc le fleuve africain ainsi que les campements visités par Marlow. Quant à Voss, tout le roman est construit sur une opposition systématique entre Sydney et le coeur du pays, le désert australien ou encore le « bush ». De plus, l’essentiel du temps représenté est celui du temps de l’expédition avec quelques scènes d’ouverture annonçant le thème de l’expédition et quelques scènes finales qui ont une valeur de coda.

Cette concentration spatiale et temporelle correspond à la fonction déterminante du récit et de la mise en intrigue d’après Ricoeur, qui est de rassembler divers éléments narratifs ‘« sous l’unité temporelle d’une action totale et complète » : « Avec le récit, l’innovation sémantique consiste dans l’invention d’une intrigue qui, elle aussi, est une oeuvre de synthèse : par la vertu de l’intrigue, des buts, des causes, des hasards sont rassemblés sous l’unité temporelle d’une action totale et complète’ »457. Dans Heart of Darkness, « ‘l’unité temporelle d’une action totale et complète » est celle du temps de l’expédition à la poursuite de Kurtz. Dans ’ ‘Under the Volcano’ ‘, c’est la journée passée à rechercher le Consul et dans Voss, le temps de l’expédition dans le désert australien. Cette unité temporelle est obtenue grâce à une « refiguration’ »458 du temps qui lui permet d’apparaître dans des « figures » de l’intrigue, comme celle du temps linéaire versus le temps de la stase dans Heart of Darkness ou encore le temps bloqué et circulaire dans Under the Volcano versus celui du temps suspendu de la petite maison au Canada ou encore celui du temps progressif de l’expédition versus le temps mythique dans Voss.

Ce qui ponctue le texte de Under the Volcano n’est pas le déroulement d’une action, c’est une déambulation avec des repères tels que la « Ferris wheel », la « barranca », les volcans (points de repère fixes et incontournables) et les « cantinas » (bar de la Bella Vista, Salon Ofelia, Farolito). On peut comparer la structure du roman à celle d’un jeu de l’oie ou encore d’un jeu de tarot, où chaque personnage passe de case en case, de lieu symbolique en autre lieu symbolique : le jardin du Consul, la maison du Consul, la salle de bains, les différentes « cantinas », le petit bois, la taverne, la rue qui sépare la maison du Consul et celle de Laruelle (« calle Nicaragua »), les tours de la maison de Laruelle, le bus, le bas-côté de la route lors du voyage en bus, etc. Chaque lieu entretient des liens avec les autres lieux, de symétrie, de contraste, de gradation et à chaque lieu est associée une scène symbolique. Ainsi la progression de bar en bar, de « cantina » en « cantina », est-elle explicitement comparée à une descente aux Enfers similaire à celle décrite par Dante dans l’Enfer : ‘« the little glass-paned rooms, that grew smaller and smaller, darker and darker’ » (UV, p. 347). L’hypotexte dantesque459 est d’ailleurs explicitement convoqué à de multiples reprises. Le roman s’ouvre sur une scène située dans l’Hôtel-Casino de la Selva où se trouvent attablés Laruelle et Vigil. Or ce terme de « selva » ouvre justement l’Enfer de Dante. Ce même chapitre inaugural se clôt sur l’évocation de la cloche dantesque460 : « Suddenly, from outside, a bell spoke out, then ceased abruptly : dolente, ...dolore ! (UV, p. 42). Et le motif réapparaît à la toute fin du roman :

‘A bell spoke out :
Dolente... dolore ! (UV, p. 373).’

La dernière « cantina » que visite le Consul avant de partir pour Tomalin au chapitre VII s’appelle la « cantina El Bosque » (UV, p. 225). En fait, les repères temporels traditionnels sont exprimés par des métaphores spatiales.

Par ailleurs chaque case du jeu de l’oie ou chaque carte du jeu de tarot semble comprendre tous les indices nécessaires à la compréhension de la vie entière des personnages comme si tout se jouait à chaque lieu-étape, comme si chaque scène associée à un lieu permettait de revivre un scène originaire, primordiale, mythique. Ainsi le premier paragraphe du roman résume-t-il à lui seul la destinée des deux protagonistes principaux du roman. Il s’agit là d’un début de roman dans lequel le lecteur s’attend donc à trouver l’exposition des lieux et temps de l’action puis des personnages. Cet horizon d’attente du lecteur est satisfait par une description panoramique de l’endroit où va se passer le « drame » au sens solennel et presque tragique du terme : Quauhnahuac. Pour situer Quaunahuac il est fait référence à Hawaï et Juggernaut :

‘[Quauhnahuac] is situated well south of the Tropic of Cancer, to be exact on the nineteenth parallel, in about the same latitude as the Revillagigedo Islands to the west in the Pacific, or very much further west, the southernmost tip of Hawaï–and [...] the town of Juggernaut, in India, on the Bay of Bengal. (UV, p. 3)’

Or Quauhnahuac est le lieu de l’échec conjugal pour le Consul et sa femme, le lieu où ils se sont séparés avant de se retrouver quelques mois plus tard avec le retour d’Yvonne. Ce retour à Quaunahuac semble néanmoins fatidique puisque le même jour, le Consul et Yvonne trouvent la mort. Le roman s’ouvre exactement un an après leur mort, un an après ce jour où Yvonne était venue rejoindre le Consul après l’avoir quitté suite à leur rupture à Quaunahuac. Le premier chapitre qui annonce la narration de ce jour funeste dans les onze chapitres suivants, se clôt sur l’évocation de la faille ou « barranca » dans laquelle le corps du Consul avait été jeté un an auparavant. Le récit de cette journée de novembre 1938 est donc précédé d’une allusion à la mort du Consul. Par ailleurs, Hawaï et Juggernaut sont inversement des lieux de l’origine : Yvonne est née à Hawaï461 et Juggernaut est situé en Inde, le pays dans lequel s’est passée l’enfance du Consul462. Le roman commence donc sur une notion d’ancrage dans un lieu, Quaunahuac, qui est apparenté à la fois à la naissance, à l’enfance d’une part, et à la mort des protagonistes d’autre part. Leur destin semble avoir été tout entier déterminé par des lieux plus que par des moments ou des actions particuliers. La valeur symbolique des noms de lieux est encore renforcée par la richesse de l’intertextualité qu’il suggèrent.

Ainsi, « Juggernaut » évoque à la fois l’origine puisque c’est un nom de ville indienne, mais aussi la fin tragique du roman puisque « juggernaut » signifie en anglais une force irrésistible, aveugle463. On a là dès les premières lignes non seulement des repères spatiaux, mais aussi un véritable cadrage aussi bien spatial que temporel qui est d’autant plus surprenant qu’il se produit à l’ouverture du roman, puisque celle-ci devrait correspondre au contraire à une ouverture de tous les possibles, notamment le déploiement temporel. L’analyse que nous venons de faire du terme de Quaunahuac en développant quelques-unes de ses ramifications, montre qu’à partir d’un seul nom de lieu, on peut reconstruire l’essentiel du roman, le déployer. Or Quaunahuac est avant tout un lieu et donc une forme spatiale par excellence. Mais on pourrait faire une analyse similaire de bien d’autres paradigmes spatiaux : le cheval marqué du chiffre 7, la roue, « Ferris Wheel » et roue du destin, la « barranca », les « cantinas », le « Farolito », etc. Victor Doyen a effectué une lecture méticuleuse de cette « géographie » du roman et il identifie entre autres les symboles spatiaux suivants : les volcans, le paradigme de la faille qui se décline sur le mode de la « Despedida », de la « barranca » et du « Hell Bunker », le motif du jardin, depuis celui du Consul jusqu’au jardin d’Eden464.

Les romans de Conrad sont aussi fortement spatialisés, même lorsqu’il s’agit de romans dits historiques comme Nostromo. En effet, lorsque Conrad récapitule les étapes de l’écriture de Nostromo sur vingt longs mois, c’est l’architecture spatiale qu’il se rappelle en premier et non pas la chronologie complexe du roman:

‘All I know, is that, for twenty months, neglecting the common joys of life that fall to the lot of the humblest on this earth, I had, like the prophet of old, “wrestled with the Lord” for my creation, for the headlands of the coast, for the darkness of the Placid Gulf, the light on the snows, the clouds on the sky, and for the breath of life that had to be blown into the shapes of men and women, of Latin and Saxon, of Jew and Gentile. (PR, p. 95)’

Avant même les personnages et les événements, il se rappelle le cadre spatial, comme si celui-ci était à l’origine du roman. D’ailleurs, comme dans Under the Volcano, le roman débute sur une vue panoramique qui part de Sulaco et va en s’élargissant jusqu’au golfe, à la péninsule d’Azuera et aux îles Isabelle. Le sous-titre fait référence au lieu : « A Tale of the Seaboard ». Les noms des trois parties du roman sont des noms de lieux : « The Silver of the Mine », « The Isabels », « The Lighthouse ». Heart of Darkness est aussi un titre spatial même s’il ne désigne pas de lieu précis mais plutôt une abstraction. Le roman débute et se termine sur une longue description de la Tamise, fleuve qui fait écho à celui que Marlow a emprunté lors de son expédition en Afrique. Si l’on cherche dans l’espace textuel ce qui a amené Marlow à partir à la recherche de Kurtz, autrement dit à prendre Kurtz comme « objet » greimassien de quête, on trouve non pas une explication logico-temporelle mais un motif qui est d’ordre spatial et même presque pictural puisqu’il s’agit d’une image, celle du serpent. Marlow parle de sa passion enfantine pour les cartes et surtout les « espaces blancs » c’est-à-dire encore vierges de toute inscription impérialiste. Ses yeux d’enfant étaient alors particulièrement attirés par la région restée complètement blanche, celle du pays où se trouve Kurtz, a priori le Congo, mais cela n’est jamais explicitement dit dans le texte :

‘True, by this time it was not a blank space any more. It had got filled since my boyhood with rivers and lakes and names. It had ceased to be a blank space of delightful mystery–a white patch for a boy to dream gloriously over. It had become a place of darkness. But there was in it one river especially, a mighty big river, that you could see on the map, resembling an immense snake uncoiled, with its head in the sea, its body at rest curving afar over a vast country, and its tail lost in the depths of the land. And as I looked at the map of it in a shop-window, it fascinated me as a snake would a bird–a silly little bird. Then I remembered there was a big concern, a Company for trade on that river. Dash it all ! I thought to myself, they can’t trade without using some kind of craft on that lot of fresh water–steamboats ! Why shoudn’t I try to get charge of one ? I went along Fleet Street, but could not shake off the idea. The snake had charmed me. (HD, p. 33)’

Toute la logique actantielle du roman semble tourner autour de la fascination pour la rivière en forme de serpent. La décision d’aller proposer ses services à la Compagnie semble dérivée tout droit des associations tissées à partir de l’image et du mot « snake ». En effet, la syntaxe elle-même est contaminée par le signifiant « snake » : « ‘I could not shake [snake] off the idea. ’ ‘The snake had charmed me’ » (Ibid.). La thématique de la fascination est essentielle et elle explique l’importance de certains paradigmes spatiaux comme le fleuve en forme de serpent. En effet, le fleuve, en ce qu’il ressemble à un serpent, emblématise l’objet de désir du jeune Marlow, mais il permet aussi de déployer ce désir, cette impulsion première en un espace-temps diégétique, celui de la quête de Kurtz. Le fleuve est une image spatiale qui joue à la fois le rôle de symptôme et celui de métonymie du désir. Ce passage en évoque un autre, lié à la biographie de Conrad et à son désir d’écrire. En effet, ce dernier décrit les circonstances dans lesquelles il a décidé de prendre la plume, et il utilise le même registre de la « fascination » :

‘And I remember, too, the character of the day. It was an autumn day with an opaline atmosphere, a veiled, semi-opaque, lustrous day, with fiery points and flashes of red sunlight on the roofs and windows opposite, while the trees of the square with all their leaves gone were like tracings of indian ink on a sheet of tissue paper. It was one of those London days that have the charm of mysterious amenity, of fascinating softness. (PR, pp. 74-75)’

Cette description rappelle celle qui ouvre Heart of Darkness avec la même présence d’une atmosphère diffuse où se dessinent pourtant quelques taches rouges et quelques reflets de lumière :

‘The sea-reach of the Thames stretched before us like the beginning of an interminable waterway. In the offing the sea and the sky were welded together without a joint, and in the luminous space the tanned sails of the barges drifting up with the tide seemed to stand still in red clusters of canvas sharply peaked, with gleams of varnished sprits. A haze rested on the low shores that ran out to sea in vanishing flatness [...]. (HD, p. 27)’

L’écriture de Heart of Darkness, tout comme la décision de devenir écrivain, semble stimulée par des lieux, réels ou imaginaires, qui suscitent l’écriture et la narration par la fascination qu’ils exercent et le mystère qu’ils dégagent. Ainsi, la narration est-elle véritablement lancée dans Heart of Darkness à partir du lieu de la Tamise :

‘And indeed nothing is easier for a man who has, as the phrase goes, ‘followed the sea’ with reverence and affection, than to evoke the great spirit of the past upon the lower reaches of the Thames. The tidal current runs to and fro in its unceasing service, crowded with memories of men and ships it had borne to the rest of home or to the battles of the sea. (HD, p. 28).’

La Tamise, de par son flux et reflux, évoque d’ailleurs le flux et reflux des souvenirs. C’est à partir d’elle que trois incursions dans le passé sont lancées, deux rappels historiques effectués par le narrateur primaire et un autre par Marlow, qui annonce le reste du récit : ‘« ’ ‘It had known’ ‘ and served all the men of whom the nation is proud [...] ’ ‘It had known’ ‘ the ships and the men. [...] ‘’ ‘And this also’ ‘,’ said Marlow suddenly, ‘’ ‘has been’ ‘ one of the dark places of the earth’’ » (HD, p. 29). La triple occurrence de l’auxiliaire « have » marque un bilan suggéré par le spectacle « présent » du narrateur primaire et de Marlow. En ce sens, le paradigme du fleuve, qu’il s’agisse de la Tamise dans ce passage ainsi qu’à la toute fin du roman, ou du fleuve qui mène à Kurtz dans le reste du livre, est « spatial » non pas parce qu’il réfère à une réalité géographique synonyme de déplacement et donc de récit et d’action, mais parce qu’il forme un noyau autour duquel vont rayonner un certain nombres de « fils » diégétiques : les personnages, les trajets, les désirs, les souvenirs. Le fleuve, comme la mer d’après le poète Fernand Ouellette, n’est pas tant un « lieu de déplacement » ou une « réalité géographique » qu’un espace « de la mémoire et du désir »465. Il semble que Heart of Darkness soit tout autant construit sur « la mémoire et [le] désir » de Marlow que sur une logique causale et temporelle. Or cette logique « de la mémoire et du désir » s’articule autour de lieux tels que la Tamise ou le fleuve africain, des paradigmes doublement « spatiaux » puisque ce sont littéralement des lieux et qu’ils fonctionnent de manière « spatiale » : ils appellent des constellations de souvenirs et de désir, ils font symptôme.

Dans Voss, cette même figure du serpent est un exemple frappant de la structuration spatiale à l’oeuvre dans le roman. En effet, le chapitre XIII, point culminant du roman, est caractérisé par l’apparition d’une comète qui, pour les aborigènes, représente une divinité malfaisante, le « grand Serpent » (« the great Snake », V, p. 378). La comète apparaît dès la troisième section du chapitre, section consacrée à Sydney. Laura est alitée et Mrs. Bonner aperçoit la comète par la fenêtre en ouvrant les rideaux. Elle le signale à Laura qui affirme l’avoir déjà vue. Laura en fait une interprétation prophétique :

‘‘Look, Laura,’ she called, holding back the curtains, her eyes moist. ‘A most unusual and wonderful thing.’
[...]
‘Do you not want to look at it, Laura ?’ she begged. But Laura Trevelyan, who was again with her eyes closed, barely answered :
‘I have seen it.’
‘Silly girl,’ said Aunt Emmy, ‘I have but just drawn the curtains !’
‘It is the Comet,’ said Laura. ‘It cannot save us. Except for a breathing space. That is the terrible part : nothing can be halted once it is started.’ (V, p. 375)’

L’affirmation péremptoire de Laura a des résonances apocalyptiques : « It cannot save us [...] nothing can be halted once it is started. » (Ibid.). Cette première allusion à la comète-serpent annonce la section suivante du chapitre XIII qui est pour sa part consacrée à l’expédition dans le désert. Les membres de l’expédition viennent d’être emprisonnés dans des huttes lorsque la comète fait son apparition. Les aborigènes et notamment Jackie sont terrifiés puisque, d’après leur mythologie, le serpent est un ancêtre qui descend sur terre pour se venger et dévorer tout ce qu’il trouve :

‘Then Jackie was standing in the silence.
‘Why are you afraid ?’ Voss asked.
The blackfellow was quite cold.
But, with his dark body and few words, he began to enact the story of the great Snake, the grandfather of all men, that had come down from the north in anger.
‘And what are we to expect ?’ asked Voss humorously. ‘This angry snake will do what ?’
‘Snake eat, eat,’ cried the black boy, snapping at the darkness with his white teeth. (V, p. 378)’

La comète permet donc un rapprochement, un parallèle, entre Sydney et le désert, entre le monde des Bonner et celui de l’expédition. Cet élément spatial contribue ainsi à renforcer la cohérence interne du roman, d’autant que la comète a une valeur proleptique. Véritable figure prophétique, voire apocalyptique, elle annonce le massacre des chevaux et des mules ainsi que l’orgie qui s’ensuit (V, pp. 391-392) mais aussi et surtout la mort des membres de l’expédition, Le Mesurier puis Harry et Voss. White utilise ici une figure totémique qui pour les aborigènes représente à la fois certains ancêtres, itinéraires et récits. Dans la mythologie indigène australienne, que l’anthropologue Barbara Glowczewski a surtout étudiée chez les Warlpiri, le lieu totémique est intimement lié aux événements qui s’y passent, s’y sont passés ou s’y passeront :

‘Les êtres éternels sont associés à l’expérience onirique de diverses manières : certains trouvent en rêvant la direction à suivre pour leurs voyages, anticipant ainsi l’itinéraire et parfois même les actions qu’ils vont entreprendre. D’autres, arrivant sur un lieu, voient en rêve ce que les protagonistes d’un autre itinéraire y ont accompli466. ’

En un sens la comète comme objet totémique conditionne en elle-même l’itinéraire des personnages et le récit qui va suivre. Effectivement son apparition renforce encore les liens entre Sydney et le désert puisque Sydney devient un désert symbolique. Laura tombe malade très peu de temps avant l’apparition de la comète et le premier signe de sa maladie est le fait de détacher ses cheveux :

‘Laura was lying in her handsome bed, looking at nothing and at everything. During the crisis, which no one had explained very well to the perplexed merchant, the aunt had unbraided her niece’s hair. Now, the dark, hot hair appeared disagreeable to the uncle, who disliked anything that suggested irregularity. (V, p. 354). ’

Or le déploiement de ses cheveux est explicitement comparé à une autre figure que celle de la comète mais une figure qui néanmoins l’évoque : celle du serpent. Laura, avec ses cheveux éparpillés autour de la tête, est comparée à une tête de Méduse, la femme dont les cheveux sont autant de serpents : « Mrs Bonner was petrified, both by words that she did not understand, and by the medusa-head [Laura] that uttered them. » (V, p. 386). Il n’est pas jusqu’aux veines de Laura, veines sinueuses et bleues, qui rapellent encore le motif du serpent : « [the leeches were] clinging to the blue veins of the sick woman. » (V, p. 386). De plus, tout le chapitre est effectivement sous le signe de la menace apocalyptique. La toute première phrase du chapitre a des échos de Jugement Dernier :

‘Although the money he had made was enough to have bought him absolution of his origins, Mr Bonner had never thought to aspire to gentle birth. [...] he had often tried to calculate, for how much, and from whom, salvation might be bought and, to ensure that his last entrance would be made through the right cedar door, had begun in secret to subscribe liberal sums to all denominations, including those of which he approved. (V, p. 349)’

La référence à « l’absolution », à la dernière entrée par la porte de cèdre appropriée (« his last entrance [...] through the right cedar door ») placent ce chapitre sous le signe de l’imminence de phénomènes dignes de l’Apocalypse. Dans le même registre, d’autres phrases annoncent les premières notes apocalyptiques :

‘It was his niece, Laura Trevelyan, who had caused Mr Bonner’s world of substance to quake. (V, p. 350)’ ‘But Mrs Bonner was determined to bear her own cross. [...] she prepared herself as if for a journey, with shawls, and plaids, and a book of sermons that she always held in an emergency, and presently her husband came, who could no longer sit alone in the desert that the house had become. (V, p. 357)’

De plus, l’issue apocalyptique du chapitre ne se fait pas attendre puisque les deux dernières sections consacrées respectivement au désert et à Sydney présentent la même figure de rupture, rupture littérale du cou de Voss décapité par Jackie et rupture plus métaphorique de la fièvre de Laura :

‘[Jackie] quickly stabbed with his knife and his breath between the windpipe and the muscular part of the throat.
His audience was hissing.
The boy was stabbing, and sawing, and cutting, and breaking, with all of his increasing, but confused manhood, above all, breaking. He must break the terrible magic that bound him remorselessly, endlessly, to the white men467.’ ‘‘It has broken,’ said Aunt Emmy. ‘The fever has broken 468 !’ ’

Le même verbe « break » et la même figure de rupture tissent ainsi des liens « spatiaux » entre les deux sections et renforcent encore le schéma apocalyptique avec la rétribution de l’hybris de Voss alors que l’humilité de Laura est récompensée. De plus, d’autres motifs spatiaux servent à renforcer la structure du roman et l’entrelacement des deux lignes narratives principales, celle de Sydney et celle du « bush ». Dans Voss, le coeur du continent australien exerce une fascination essentielle. Le titre du roman a beau désigner le héros éponyme, ce dernier en vient à se confondre avec le désert australien, le « bush ». En un sens Voss lui-même devient un totem, un lieu qui suggère un itinéraire, un récit, de même que l’âme du Consul se confond avec le dédale de pièces dans la « cantina El Farolito » : « ‘The Consul’s longing was so great his soul was locked with the essence of the place [...]’ » (UV, p. 201). C’est pourquoi dans Voss, les lieux sont souvent porteurs de songes prémonitoires ou télépathiques. Ainsi, lorsque le Colonel Hebden, parti à la recherche de l’expédition, abandonne et s’arrête sans le savoir à quelques pas des corps d’Angus et de Judd, le chapitre suivant est semblable à un rêve : il raconte la mort de ces derniers comme si le lieu en était encore plein d’une forme de mémoire. Barbara Glowczewski explique que le lieu est lié à un itinéraire et un récit mythique propres à un totem particulier et que cet itinéraire et ce récit appartiennent à une forme « ‘d’espace-temps mythique, en tant que mémoire de ces récits’ » avec lequel l’homme peut communiquer par les rêves469. Cette mémoire des lieux se double dans Voss d’une affinité entre certains lieux qui permet le rapprochement entre Voss et Laura. Ainsi, aux chapitres où Laura est présentée dans le jardin aux roses correspondent les chapitres où Voss est présenté à « Rhine Towers », un petit coin de paradis aux connotations sensuelles. Il semble que le lieu soit porteur de l’itinéraire et du récit concernant Laura et Voss respectivement. Tous deux sont alors présentés comme deux amants dont l’attirance charnelle se double d’une forme d’alliance spirituelle, comme s’ils étaient le jouet du lieu dans lequel ils se trouvent. Laura est décrite comme une femme enceinte, comme une rose en pleine floraison. Et son assimilation aux roses du jardin permet l’articulation diégétique pour le moins surprenante qui va suivre : Rose, la servante des Bonner au nom prédestiné est effectivement enceinte. Laura se rapproche d’elle notamment lors de scènes passées au jardin et lorsque cette dernière meurt après l’accouchement, Laura est pour ainsi dire « naturellement » désignée comme la mère de substitution de l’enfant.

Notes
457.

Paul Ricoeur, Temps et Récit, I, Paris : Seuil, 1983, p. 11.

458.

« “Qu’est-ce donc que le temps, demande Augustin ? Si personne ne me pose la question, je sais ; si quelqu’un pose la question et que je veuille expliquer, je ne sais plus.” C’est dans la capacité de la fiction de re-figurer cette expérience temporelle en proie aux apories de la spéculation philosophique que réside la fonction référentielle de l’intrigue » (Ibid., p. 13, c’est moi qui souligne).

459.

Lowry fait d’ailleurs un relevé des allusions explicites à l’Enfer de Dante dans sa lettre à Jonathan Cape (op. cit., pp. 18-19).

460.

Les références à l’Enfer ont déjà été données dans la première partie (cf supra, pp. 144-148).

461.

Sa naissance à Hawaï est évoquée un peu plus loin dans le roman dans les termes suivants : « The sunlight blazed down on them [her and the Consul], glazed on the volcanoes–she could not look at them now. Born in Hawaii, she’d had volcanoes in her life before, however » (UV, p. 53). Le rapprochement entre Hawaï et les volcans tisse encore un lien supplémentaire.

462.

Victor Doyen souligne en effet cette relation entre Hawaï et Juggernaut : « [...] Geoffrey comes from India (p. 25), Yvonne was born in Hawaii (p. 260) » dans « Elements Towards a Spatial Reading of Malcolm Lowry’s Under the Volcano », English Studies, vol. 50, n°1, 1969, pp. 65-74, p. 66. Les allusions à l’enfance du Consul en Inde se réduisent à l’évocation de Srinagar, où le père de ce dernier les a laissés, lui et son frère : « His mother had died when he was a child, in Kashmir, and, within the last year or so, his father, who’d married again, had simply, yet scandalously, disappeared. Nobody in Kashmir or elsewhere knew quite what had happened to him. One day he had walked up into the Himalayas and vanished, leaving Geoffrey at Srinagar, with his half-brother Hugh, then a baby in arms, and his stepmother. Then, as if that were not enough, the stepmother died too, leaving the two children alone in India » (UV, p. 19).

463.

Ackerley et Clipper font le commentaire suivant à propos de « Juggernaut » : « From Skr. Jagannãtha, « Lord of the World », a title of Krishna, the eighth avatar or incarnation of the Hindu god Vishnu, whose idol is kept at Puri, in the state of Orissa on the Bay of Bengal. » (Chris Ackerley et Lawrence Clipper, A Companion to Under the Volcano, Vancouver : University of British Columbia Press, 1984, p. 4). Ils expliquent ensuite que certains fidèles se jetaient sous les roues du chariot qui transportait l’idole de Vishnu lors de processions, d’où le sens de fatalité qu’a pris le terme en anglais. Le Consul meurt lui aussi sous les roues de la fortune ou destinée : Juggernaut a cette double connotation de mort subie et de mort désirée, de destinée à laquelle l’on se soumet et de destin que l’on se forge. Ce seul nom de lieu est donc une forme de palimpseste de tout le roman.

464.

Doyen, « Elements Towards a Spatial Reading of Malcolm Lowry’s Under the Volcano », op. cit., pp. 65-69.

465.

Ce sont les mots utilisés par Fernand Ouellette à propos de la mer ou de la lumière : « La lumière et la mer polarisent tout. La mer étant, dans cette exploration, une figure de la lumière liquide, un espace du désir, mais jamais un lieu de déplacement, ni une réalité géographique. S’il y a périple, tout se passe dans la fusion parfaite de la mémoire et du désir. » (Fernand Ouellette, En forme de trajet, essais, St Hippolyte (Québec) : Éd. du Noroît / Chemins de traverse, 1996, p. 14)

466.

Barbara Glowczewski, Du rêve à la loi chez les Aborigènes, op. cit., p. 33.

467.

V, p. 394, c’est moi qui souligne. Il s’agit ici de l’avant-dernière section du chapitre 13.

468.

V, p. 395, c’est moi qui souligne. Il s’agit là de la dernière section du chapitre 13.

469.

« Les hommes, par leur propre sommeil, peuvent communiquer avec cette mémoire éternelle actuellement rêvée par les héros » (Glowczewski, op. cit., p. 33).