b.011Le temps vécu ou l’expérience du chronotope

Nos romans sont une très bonne illustration d’une des caractéristiques du chronotope, à savoir que ‘« [les] indices du temps se découvrent dans l’espace’ »470. Bakhtine insiste sur la « signification figurative »471 du chronotope et son  « caractère concret » :

‘[...] on voit au premier coup d’oeil la signification figurative des chronotopes. En eux, le temps acquiert un caractère sensuellement concret [...] le chronotope, principale matérialisation du temps dans l’espace, apparaît comme le centre de la concrétisation figurative, comme l’incarnation du roman tout entier472. ’

Chez Conrad, Lowry et White, la narration s’organise autour de scènes-phares qui ont une valeur emblématique.

Dans Under the Volcano, la spatialisation du temps est d’autant plus primordiale que le temps est extrêmement réduit : le premier chapitre raconte une seule journée de novembre 1939 et les onze suivants racontent une autre journée, un an plus tôt, en 1938, le même jour de novembre473. Le temps présent et à venir semble donc bloqué puisqu’à partir du chapitre II, seul le passé, seule la fameuse journée de novembre 1938 en l’occurrence, est raconté. Par ailleurs, deux chronotopes se dégagent tout particulièrement : sur le plan individuel, celui d’un temps dont les « indices se découvrent dans l’espace » et dont l’écoulement est celui d’une progression vers la fin de la journée ainsi que vers la fin de la vie d’Yvonne et du Consul et sur un plan universel, un temps cyclique qui est lui aussi un temps tragique mais qui oscille entre vie et mort, mouvement et stase, chute et ascension. Le chapitre XI est un exemple privilégié de la juxtaposition de ces deux temps du fait qu’il décrit la tombée du jour et l’obscurcissement progressif du décor qui annonce la mort d’Yvonne à la fin du chapitre tout en utilisant en parallèle des figures de temps cyclique, des mouvements contradictoires de soleil et de lune qui se couchent tandis que les étoiles et les oiseaux s’élèvent dans le ciel. A la verticalité de la tombée de la nuit répond la circularité des vols d’oiseaux et de la révolution des astres. Alors que le soleil se couche, l’orage se lève et tournoie :

‘Straight ahead, in the northeast, lay the volcanoes, the towering dark clouds behind them steadily mounting the heavens. The storm that had already dispatched its outriders, must have been travelling in a circle : the real onset was yet to come. Meantime the wind had dropped and it was lighter again, though the sun had gone down at their back slightly to their left, in the southwest, where a red blaze fanned out into the sky over their heads. (UV, p. 316, c’est moi qui souligne). ’

A l’inverse, les oiseaux se hissent au-dessus de l’orage : ‘« Birds were sailing up there, ascending higher and higher. Infernal bird of Prometheus!’ » (UV, p. 317). Lorsqu’Yvonne libère un aigle emprisonné dans sa cage, ce dernier s’élance dans le ciel. A son envol, correspondent les envolées lyriques d’Yvonne, son fol espoir de se libérer du poids du passé, le poids de la fracture entre deux êtres :

‘[...] Yvonne began to unfasten the cage. The bird fluttered out of it and alighted at her feet, hesitated, took flight to the roof of El Petate, then abruptly flew off through the dusk, not to the nearest tree, as might have been supposed, but up–she was right, it knew it was free–up soaring, with a sudden cleaving of pinions into the deep dark blue pure sky above, in which at that moment appeared one star. No compunction touched Yvonne. She felt only an inexplicable secret triumph and relief : no one would ever know she had done this ; and then, stealing over her, the sense of utter heartbreak and loss. (UV, p. 320) ’

La succession d’un sentiment de triomphe et de soulagement mêlés puis d’une sensation de profond désespoir est à l’image du chronotope de la vie tel que le décrit Lowry : une série d’états contraires. Yvonne et Hugh semblent pris dans un tourbillon temporel dont la mécanique implacable ne peut les mener qu’à la mort mais avant cela, ils seront soumis aux ascensions puis aux chutes vertigineuses du manège qu’est la vie dans Under the Volcano. La « Máquina Infernal » est en effet un manège qui réapparaît à intervalles réguliers et qui vient ponctuer le déroulement temporel du roman comme si ce dernier faisait valser et tournoyer les mêmes lieux avec comme seule progression celle de l’approche de plus en plus précipitée de la « barranca ». La scène de la mort d’Yvonne en est un exemple saisissant. Alors qu’elle aperçoit le cheval prêt à fondre sur elle, surgit un tourbillon d’images et de souvenirs superposés, imbriqués, comme un flashback accéléré des moments marquants de sa vie. L’image qui revient sans cesse est celle de la roue, celle du manège, celle de la Ferris Wheel, celle de la révolution des astres :

‘The sky was a sheet of white flame againts which the trees and the poised rearing horse were an instant pinioned–
They were the cars at the fair that were whirling around her; no, they were the planets, while the sun stood, burning and spinning and glittering in the centre; [...] yet they were not constellations, but, somehow, myriads of beautiful butterflies, [...] the horse, rearing, poised over her, petrified in mid-air, a statue, somebody was sitting on the statue, it was Yvonne Griffaton, no, it was the statue of Huerta, the drunkard, the murderer, it was the Consul, or it was a mechanical horse on the merry-go-round, the carrousel, but the carrousel had stopped and she was in a ravine down which a million horses were thundering towards her, and she must escape, through the friendly forest to their house, their little home by the sea. (UV, pp. 335-336)’

Le chronotope de la roue permet en effet de faire tournoyer différents lieux et différents moments, le manège de Quaunahuac, la « Ferris wheel » ainsi que celui de Tomalin, la « Máquina Infernal » (« the cars at the fair », « the merry-go-round, the carrousel »), les astres (« the planets »), les nuées de papillons, qui correspondent respectivement à différents moments de la journée, l’arrivée d’Yvonne à Acapulco dans une nuée de papillons, la journée à Quaunahuac puis à Tomalin avec les manèges, et la mort d’Yvonne avec les astres.

Par ailleurs, le Consul qui perd la notion de tout ancrage temporel, ce qui nécessite un fort ancrage spatial afin de suivre l’évolution de l’intrigue. Et les notations temporelles sont donc exprimées le plus souvent par des objets :

‘(Several mescalitos later, and dawn in the Farolito) (UV, p. 40) ’ ‘(Several mescals later.) (UV, p. 38)’ ‘The swimming pool ticked on. (UV, p. 73)’

Le temps spatialisé se retrouve aussi chez Conrad avec, là encore, une sélection de scènes privilégiées.

Au lieu de s’attacher à une approche logico-temporelle désincarnée, il privilégie l’ancrage du personnage dans un temps intime, c’est-à-dire le temps tel qu’il le vit, le perçoit, le conçoit et non pas tel qu’il est a priori. Ainsi, dans Lord Jim, apparaît un refus du temps linéaire et chronologique pour faire place à un temps suspendu. Après le naufrage du Patna, Jim avoue être venu à Patusan pour oublier, autrement dit pour effacer le temps en quelque sorte. Il voit dans cette région enchanteresse le calme et la sérénité d’un temps « réconcilié », voire aboli : ‘« [...] the diffused light from an opal sky seemed to cast upon a world without shadows and without brilliance the illusion of a calm and pensive greatness ’» (LJ, p. 268). Marlow à l’inverse en perçoit les failles : lui seul remarque les transformations de l’espace synonymes d’écoulement imperceptible du temps, la rivière qui s’assombrit, la nuit qui fait disparaître petit à petit les contours. Voici le passage qui suit la déclaration de Jim concernant son désir d’oublier :

‘The sun, whose concentrated glare dwarfs the earth into a restless mote of dust, had sunk behind the forest, and the diffused light from an opal sky seemed to cast upon a world without shadows and without brilliance the illusion of a calm and pensive greatness. I don’t know why, listening to him, I should have noted so distinctly the gradual darkening of the river, of the air; the irresistible slow work of the night settling silently on all the visible forms, effacing the outlines, burying the shapes deeper and deeper, like a steady fall of impalpable black dust. (LJ, p. 268)’

Ce passage reflète les impressions de Marlow et la vision d’un temps réconcilié est donc mise à distance puisque qualifiée d’» illusoire » (« the illusion of a calm and pensive greatness »). A l’inverse, l’existence d’un temps non pas immuable et protecteur mais frappé d’une mutabilité érosive et mortifère se fait sentir. Le temps est marqué par le changement (« gradual darkening of the river »), la dissolution et l’extinction (« effacing » et « burying »). Le temps symbolisé ici sous des formes spatiales ne cesse d’osciller entre mouvement et stase, vie et mort. Cette contradiction apparente se réduit si l’on accepte le fait que le temps et l’espace ont non seulement une réalité propre mais qu’ils sont aussi des modes d’appréhension du monde. Ceci est d’autant plus vrai lorsqu’il s’agit de fiction. Conrad le rappelle à sa manière lorsqu’il suggère que l’expérience seule nous permet d’appréhender le monde puisque, dès lors que l’on cesse tout mouvement, c’est l’existence même de ce monde qui est remise en cause : ‘« when I stood still all sound and all movement in the world seemed to come to an end’ » (LJ, p. 281). C’est le franchissement d’espace qui donne l’impression, l’illusion peut-être, de l’écoulement du temps. Conrad est ici très proche des thèses de phénoménologues tels que Merleau-Ponty, qui affirme effectivement s’intéresser avant tout aux ‘« relations organiques du sujet et de l’espace, à cette prise du sujet sur son monde qui est l’origine de l’espace.’ »474 même si ici il faudrait dire ‘« cette prise du sujet sur son monde qui est l’origine du temps’ ». De même, le fait de quitter le lieu de l’expérience semble remettre en cause son existence :

‘[...] all I had heard, and the very human speech itself, seemed to have passed away out into existence living only for a while longer in my memory, as though I had been the last of mankind [...] This was indeed one of the lost, forgotten, unknown places of the earth; I had looked under its obscure surface; and I felt that when to-morrow I had left it for ever, it would slip out of existence, to live only in my memory till I myself passed into oblivion. I have that feeling about me now; perhaps it is that feeling which has incited me to tell you the story, to try to hand over to you, as it were, its very existence, its reality  the truth disclosed in a moment of illusion. (LJ, p. 281)’

La narration ou la fiction ont alors ce pouvoir de fixer et d’étaler dans les phrases, sur la page, une expérience qui aurait disparu du fait de sa nature temporelle. L’écriture « spatiale », c’est aussi ce désir d’ancrage que ne procurent plus ni le temps ni le lieu réels ou représentés. Un passage de The Shadow-Line en témoigne tout particulièrement :

‘Here is an extract from the notes I wrote at the time.
‘We have lost Koh-ring at last. For many days now I don’t think I have been two hours below altogether. I remain on deck, of course, night and day, and the nights and the days wheel over us in succession, whether long or short, who can say ? All sense of time is lost in the monotony of expectation, of hope, and of desirewhich is only one: Get the ship to southward! Get the ship to southward! The effect is curiously mechanical; the sun climbs and descends, the night swings over our heads as if somebody below the horizon were turning a crank. It is the pettiest, the most aimless!... (SL, p. 117)’

La ligne logico-temporelle ne permet plus de structurer l’expérience puisque la successivité absorbe les jours sans idée de progression ni impression de continuité temporelle (« all sense of time is lost »). Seuls l’affect et la sensation demeurent : l’attente (« expectation »), l’espoir (« hope ») et le désir (« desire »). Toute téléologie a disparu (« it is the pettiest, the most aimless »). La tenue du journal est présentée comme moyen d’inscription dans un monde qui ne le permet plus. Elle correspond à la visée que Conrad attribue à l’écriture : le sauvetage (« rescued fragment ») d’un moment fugitif (« a passing phase of life ») :

‘To snatch in a moment of courage, from the remorseless rush of time, a passing phase of life, is only the beginning of the task. The task approached in tenderness and faith is to hold up unquestioningly, without choice and without fear the rescued fragment before all eyes in the light of a sincere mood475.’

Ce devoir de mémoire que Conrad attribue à l’écriture est d’autant plus poignant dans The Shadow-Line que le livre est dédié à tous les jeunes gens qui, comme Borys, le fils de Conrad, ont été marqués par la guerre de 14-18, physiquement et moralement, tous ceux dont les souffrances au jour le jour dans les tranchées ne sont pas susceptibles d’être racontées sous un mode historiographique traditionnel puisque le temps y était tout aussi lent et dépourvu d’événements que tragique. Néanmoins, le roman ne parle pas directement de la guerre et les liens entre l’expérience des jeunes soldats et celle du jeune capitaine ne sont que ceux d’un « sentiment identique »476 d’angoisse devant un temps existentiel absurde.

Dans Voss, une même impression d’un temps qui disparaît se traduit par l’utilisation d’images spatiales pour figurer le temps qui passe. Ainsi, dans un beau passage consacré au lever du soleil, les notations temporelles sont filtrées par des notations spatiales :

‘The rain was withdrawn temporarily into the great shapelessness, but a tingling of moisture suggested the presence of an earth that might absorb further punishment. First, an animal somewhere in the darkness was forced to part with his life. Then the grey was let loose to creep on subtle pads, from branch to branch, over rocks, slithering in native coils up on the surface of the waters.
............................................................................................................................
Now, liquid light was allowed to pour from great receptacles. The infinitely pure white light might have remained the masterpiece of creation, if fire had not suddenly broken out. (V, p. 282, c’est moi qui souligne)’

Dans tout ce passage, le temps est perçu comme expérience phénoménologique du changement, c’est-à-dire l’enchaînement de différences qui se manifestent dans l’espace. Toutes les notations temporelles que nous avons soulignées sont reliées à un élément spatial : la pluie, la terre, l’animal qui meurt, le « gris », la « lumière liquide », le « feu » (l’apparition du soleil). Ce sont donc bien les changements constatés dans l’espace et le franchissement de l’espace qui correspondent à notre expérience phénoménologique du temps. Dans Voss, le temps n’est pour ainsi dire jamais mentionné comme tel, il est toujours suggéré par le biais de métaphores spatiales comme le parcours de distances ou la transformation de certains éléments de l’espace (plus ou moins grande sécheresse, changement de décor, etc.). Pour les aborigènes, le temps se divise en périodes de l’année propices à telle ou telle nourriture particulière et ils vivent dans le moment présent :

‘Then the men took their weapons, and the women their nets, and their dillybags, and children, and they all trooped away to the north, where at that season of the year there was much wild life and a plentiful supply of yams. The old man [Dugald] went with them, of course, because they were his people, and they were going in that direction. They went walking through the good grass,and the present absorbed them utterly. (V, p. 220)’

Mais ces remarques sont tout aussi valables pour l’espace qui est conçu non pas de manière abstraite mais en fonction de l’approvisionnement en nourriture. Pour les indigènes le chronotope prédominant est celui de l’alimentation : ‘« It was afterwards learnt from Dugald that the party was on its way to eat the fruit of the bunya bunya’. » (V, p. 210).

Les chronotopes permettent ainsi de dessiner une configuration globale de l’espace et du temps chez Conrad, Lowry et White : chronotope de la roue du temps et de la valse des lieux dans Under the Volcano, chronotope de l’immutabilité et du sur-place dans Lord Jim et chronotope d’un temps qui n’est que celui des éléments dans le « bush », terre, pluie, soleil, nourriture dans Voss. A chaque fois, c’est l’approche phénoménologique qui l’emporte sur une conception logico-temporelle. Après avoir étudié les repères spatiaux et les chronotopes, il reste une autre manifestation de la structuration spatiale à examiner : l’enchaînement des paragraphes et des chapitres.

Notes
470.

Mikhaïl Bakhtine, cf supra, note 112.

471.

Ibid., p. 391.

472.

Ibid., p. 391.

473.

On trouve cette même concentration à l’extrême du temps raconté dans deux autres chefs-d’oeuvre modernistes, Ulysses et Mrs Dalloway, qui restreignent tous deux la diégèse à une seule journée.

474.

Maurice Merleau-Ponty, Phénoménologie de la perception, Paris : Gallimard/ Tel, 1945, p. 291.

475.

The Nigger of the Narcissus, p. XLIX, c’est moi qui souligne.

476.

Marlow fait part, dans une « Note d’auteur » en avant-propos, de ses scrupules à avoir dédié le roman aux jeunes soldats qui ont dû franchir la ligne d’ombres entre jeunesse et âge adulte dans de telles conditions. Il affirme qu’il ne s’agit que d’un « sentiment identique » et non d’un parallélisme puisque les deux expériences ne sont pas comparables en intensité : « Primarily the aim of this piece of writing was the presentation of certain facts which certainly were associated with the change from youth, care-free and fervent, to the more self-conscious and more poignant period of maturer life. Nobody can doubt that before the supreme trial of a whole generation I had an acute consciousness of the minute and insignificant character of my own obscure experience. There could be no question of any parallelism. That notion never entered my head. But there was a feeling of identity, though with an enormous difference of scale [...] » (SL, « Author’s Note », p. 40).