c.011Découpe des chapitres et paragraphes

Afin de configurer le récit sans tomber dans la ligne logico-temporelle propre à la « mise en intrigue », il s’agit d’opérer un lien entre chapitres qui ne soit plus d’ordre temporel mais d’ordre « spatial ». Le chapitre ou le paragraphe marque avant tout une rupture, une discontinuité qu’un récit logico-temporel assimilera dans sa configuration temporelle et qu’un récit à forte logique « spatiale » dépassera par le biais de motifs ou de lieux qui se répètent ou s’appellent.

Ainsi, Voss est construit sur un mouvement de bascule entre les chapitres et paragraphes centrés sur Sydney et ceux consacrés à l’expédition au désert. Cette dichotomie spatiale, temporelle et thématique se réduit dans une « structure spatiale » de parallèle et de contraste telle que la préconise Todorov477. La structure de Voss est d’une grande simplicité apparente puisqu’elle fait alterner deux espaces et deux temps essentiels, celui de Sydney et du monde bourgeois des Bonner d’une part et celui du désert et de l’expédition d’autre part. Les cinq premiers chapitres se passent à Sydney où se trouvent à la fois les Bonner et les les futurs explorateurs. Ces cinq chapitres permettent de présenter successivement tous les membres de l’expédition, leurs préparatifs, ainsi que la famille Bonner étant donné que M. Bonner est le mécène de l’expédition. A partir du chapitre VI et jusqu’au chapitre XII, chaque chapitre est consacré respectivement à l’expédition puis à Sydney. Cette alternance de chapitres consacrés à l’une ou l’autre sphère semble tout d’abord s’inscrire dans une ligne logico-temporelle : les chapitres se répondent deux à deux en diptyques d’un chapitre au suivant et sur le mode d’un polyptyque sans fin à l’échelle du roman. Mais le lecteur se rend bien vite compte que les chapitres ne sont pas successifs et qu’ils se juxtaposent et se répondent sur les plans thématique et diégétique. La succession d’un chapitre au suivant ne se fait pas uniquement sur le mode de l’hiatus entre la ville et le désert, matérialisme et spiritualité, les Bonner et l’expédition, Laura et Voss mais aussi sur le mode du parallèle, de la continuité, de la fusion.

Les sept chapitres consécutifs consacrés à Sydney puis à l’expédition ne sont pas dénués d’échos. Ainsi la fin du chapitre VI annonce-t-elle le début du chapitre VII par contraste. Le chapitre VI était entièrement consacré à l’expédition et au bonheur de se trouver dans la propriété de Sanderson, « Rhine Towers », et il se clôt sur cette impression :

‘The demands Voss made on his freshly-formed relationship were frequent and consuming, but, although exhausted by an excess of sensuousness, it was a period of great happiness to him and, in consequence, of unexplained happiness to everyone else. (V, p. 155)’

A l’inverse le chapitre VII commence avec le sentiment d’irritation de M. Bonner, impression qui disparaît avec le départ de l’expédition : « ‘The source of irritation had been removed from Mr Bonner with departure of the expedition.’ » (V, p. 155). On a donc un lien thématique de contraste entre les deux chapitres qui permet de masquer le retour en arrière de la première étape de l’expédition (la propriété de Sanderson au chapitre VI) jusqu’au départ de l’expédition, relaté au chapitre V. Néanmoins, le reste du chapitre VII, malgré cette disjonction spatiale et temporelle, entre en résonance avec le chapitre VI puisqu’une même sensation de sensualité, de douceur de vivre, est évoquée. Laura passe tout son temps dans le jardin des Bonner, jardin rempli de roses qui évoque tout comme Rhine Towers une forme de Paradis perdu. Et la même expression est utilisée pour qualifier ce que ressentent Laura et Voss à quelques pages d’intervalle et dans deux chapitres différents : ‘« it was a period of great happiness’ »478. Cet exemple parmi d’autres est un procédé stylistique récurrent chez White : un même syntagme permet de renforcer la structure à la fois binaire et fusionnelle du roman.

Le chapitre XIII en est un exemple privilégié. Il a beau être divisé en sept sections séparées par un astérisque, alternant scènes à Sydney et scènes dans le désert australien, la disjonction typographique entre une section et la suivante s’accompagnant d’une disjonction spatiale et temporelle, puisque de la maison des Bonner, on passe au désert et du temps minuté à un temps suspendu et vice-versa, les échos entre sections se multiplient. Ainsi la première section du chapitre n’est pas tant séparée de la deuxième que reliée à elle par ce que l’on pourrait appeler un « joint spatial » au sens où l’entend Joseph Frank : le paradigme du « désert » au propre et au figuré colmate la brèche dans la continuité temporelle. Le début de cette deuxième section mêle en effet la réalité du désert géographique australien (sujet de la deuxième section), au désert métaphorique et moral de Sydney incarné par la maison des Bonner (sujet de la première section) en un fondu-enchaîné audacieux : « ‘So the party rode down the terrible basalt stairs of the Bonner’s ’ ‘deserted’ ‘ house, and onward. ’ ‘Sometimes the horses’ hooves would strike sparks from the outcrops of jagged rock. ’» (V, p. 358, c’est moi qui souligne). Ce procédé cinématographique est caractéristique du roman, puisque d’une section à l’autre, Laura ne cesse de revivre les expériences de l’expédition, voire d’une ligne à la suivante, comme si on tombait dans un mode fantastique qui présenterait deux lignes parallèles, la vie des Bonner et celle de l’expédition avec des intrusions de la première dans la seconde. Quant aux trois derniers chapitres ils servent de « ‘coda tripartite’ »479 avec un retour « ‘au procédé d’alternance utilisé dans la partie centrale du roman’ »480 : ‘« le chapitre quatorze se déroule à Sydney, le chapitre quinze à la campagne et le dernier chapitre nous ramène à l’endroit d’où nous étions partis ’»481, Sydney.

Voss est un roman tout entier construit sur une gageure technique : parler de la relation intense qui relie deux personnages qui se trouvent à des milliers de kilomètres l’un de l’autre. Ce défi est résolu sur le mode d’une fusion « télépathique »482 réelle ou rêvée. Voss et Laura ont tour à tour des visions qui leur permettent d’entrer en communication : ces visions s’apparentent fortement au courant de conscience à ceci près que la présence du fantastique brouille les repères. Pour que le lecteur s’y « retrouve » néanmoins, les enchaînements entre les courants de pensée de Voss et de Laura se font autour de points nodaux, le plus souvent des lieux privilégiés. Par conséquent, certaines scènes sont vécues simultanément et par Voss et par Laura, sur un plan toujours fantastique. C’est dans le jardin que Laura découvre la relation qui la lie à Voss au chapitre VII. La sensualité du jardin est emblématique de son propre état d’esprit et des images du « bush » viennent se superposer au jardin tout au long du chapitre. Deux espaces réels se mêlent, le jardin des Bonner et le « bush », et pour couronner le tout, les deux espaces sont reliés par un espace de projection et de rêverie que partagent les deux protagonistes, et qui fait que l’on passe d’un lieu à l’autre sans heurt. Ainsi, la contemplation de la servante Rose permet à Laura d’imaginer Voss :

‘‘Now that the wind has died, let us take our walk in the garden, Rose,’ decided the mistress.
And the maid followed, trustingly.
They would walk in the garden, in the dusk, by mysterious involved paths [...]
Then, in the mysterious garden, obsessed by its harsh scents, she would be closest to the unborn child, and to the love of her husband. [...] In the evening garden, their trusting bodies glimmered together, always altering their shape, as the light inspired, then devoured. Or they would sit, and again it could have been the forms of the two women, looking at each other, as the one tried to remember the eyes of her husband. If she could have looked deeper, deeper, deep enough. (V, p. 227)’

Dans tout ce passage, le lecteur ne sait plus très bien si le narrateur parle des deux femmes ou de Laura et de Voss, ou des deux à la fois. Les « corps confiants » (« trusting bodies »), les deux personnes qui s’assoient (« or they would sit ») pourraient être Rose et Laura ou bien Voss et Laura. Dans Voss, comme dans nombre de romans de Conrad, l’action véritable se déroule dans une conscience :

‘Ce que Conrad, qui avait trouvé son sujet et sa manière dès son coup d’essai avec la Folie Almayer, voyait confirmé et éclairci par l’exemple et la maîtrise d’Henry James, c’était que, quelle que fût l’action apparente et matérielle, la vraie se déroulait dans une conscience et constituait son histoire483.’

Souvent, le lecteur a effectivement l’impression de pénétrer dans « l’espace mental » des personnages, dans leur conscience ou rêverie, ce qui permet de passer de manière souple d’un chapitre au suivant et d’un paragraphe au suivant, même lorsqu’il y a discontinuité temporelle et spatiale. Dans Under the Volcano, cette fluidité n’est pas aussi nette mis à part dans les moments de monologue intérieur et l’impression prédominante est plutôt celle d’un enchaînement sur le mode du contraste d’un chapitre au suivant, contraste en les différents points de vue des personnages.

Dans Under the Volcano, chaque chapitre est nettement distinct du précédent et suivant puisque chaque chapitre correspond au point de vue précis d’un personnage différent. De plus, Lowry renforce l’impression d’isolement de chaque personnage en supprimant les liens temporels et spatiaux entre chapitres qui étaient présents dans le manuscrit de 1940 : ‘« When Lowry rewrote his novel, he heightened the reader’s sense of the characters’ dislocation and isolation by cutting all the direct temporal and spatial links between chapters ’»484. Sherrill Grace donne alors deux exemples frappants, les transitions entre chapitres VIII et IX et IX et X. Le chapitre VIII se termine sur une constatation indifférente et néanmoins ironique des faits : le vol supposé de l’argent de l’Indien gisant, sa mort prochaine et le fait que tous les passagers du bus s’en lavent les mains. Le chauffeur et le voleur présumé vont même prendre un verre dans une taverne au nom on ne peut plus ironique compte-tenu des circonstances, le « Todos Contentos y Yo También » :

‘[...] the twin doors of the tavern swung to :–it had a pretty name, the Todos Contentos y Yo También. The Consul said nobly :
“Everybody happy, including me.”
And including those, Hugh thought, who effortlessly, beautifully, in the blue sky above them, floated, the vultures–xopilotes, who wait only for the ratification of death. (UV, p. 253)’

Cette mort de l’Indien acceptée, « ratifiée »485, vient corroborer les remarques amères de Hugh sur la politique de l’autruche adoptée par les nations démocratiques telles que la Grande-Bretagne et la France vis-à-vis des pratiques fascistes en général, l’annexion des Sudètes sur le plan international avec les accords de Munich, et la prise de pouvoir de milices fascistes toutes puissantes au Mexique. Sur le plan textuel, l’attitude de non-interférence et d’indifférence se voit confirmée par le changement brutal de registre dès les premières lignes du chapitre suivant : une rupture spatiale et temporelle s’opère sans la moindre transition. Du bas-côté de la rue et de la scène de l’Indien gisant, on passe à la féria de Tomalin un peu plus tard. Le chapitre IX commence in medias res alors que la fête bat son plein :

‘Arena Tomalín...
What a wonderful time everybody was having, how happy they were, how happy everyone was ! How merrily Mexico laughed away its tragic history, the past, the underlying death ! (UV, p. 254)’

Le seul lien entre les deux chapitres est d’ordre symbolique : c’est celui de la mort puisque la féria c’est avant tout la mise à mort du taureau qui apparaît dès le septième paragraphe : « a merry bull » (UV, p. 255). D’ailleurs, la quatrième phrase du chapitre se termine sur l’évocation de la mort sous-jacente : « the underlying death ». Du point de vue politiquement averti de Hugh qui informait tout le chapitre VIII, on passe au point de vue plus léger d’Yvonne qui domine tout le chapitre IX. L’intervention du narrateur a disparu. Alors que dans la version de 1940, on voyait au début du chapitre IX Yvonne, Hugh et le Consul arriver ensemble à Tomalin puis essayer de téléphoner aux urgences, ici la disjonction spatiale, temporelle et causale est totale. Dans la version de 1940, le début du chapitre IX était la suite logique de la fin du chapitre VIII, alors que dans la version finale, le chapitre IX est une variation mélodique sur le même thème mais sous un autre mode, une autre tonalité. De même la transition du chapitre IX au chapitre X perd sa cohérence logico-temporelle par rapport à la version de 1940. Il n’est que de comparer les premières phrases des deux versions :

‘« Finally they walked down toward the restaurant Salón Ofelia. » (version de 1940)’ ‘« “Mescal,” the Consul said, almost absent-mindedly. » (UV, p. 281)’

D’une scène à l’extérieur où Yvonne, Hugh et le Consul observent un vieil indien en portant un autre, plus vieux et plus pauvre encore, on passe à une scène située dans une « cantina ». Dans la version de 1940, la première phrase du chapitre X sert de transition spatiale et temporelle entre les deux : ‘« Finally they walked down toward the restaurant Salón Ofélia ’»486. Dans la version finale, cette précaution narratoriale est éludée pour mieux faire ressortir le point de vue du Consul qui gouverne le chapitre X.

On peut conclure dès à présent de l’analyse de ces deux exemples que la transition entre chapitres obéit à une architecture « spatiale » ou « architectonique » qui divise le roman en différents points de vue et lignes de force qui se répondent. Ainsi, les chapitres III et IV sont jumeaux : ils parlent de deux frères, Geoffrey et Hugh. Alors que le chapitre III est consacré à Geoffrey, le chapitre IV parle de Hugh mais ils se répondent. Le chapitre III parle de la déchéance de Geoffrey et débute sur ces mots : « ‘The tragedy, proclaimed, as they made their way up the crescent of the drive, no less by the gaping potholes in it than by the tall exotic plants [...]’ » (UV, p. 65). Le chapitre IV commence par un télégramme destiné à Hugh puis celui-ci apparaît, si l’on peut dire, en chair et en os :

‘[...] Hugh Firmin [...] his brother’s jacket balanced on his shoulder, one arm thrust almost to the elbow through the twin handles of his brother’s small gladstone bag [...] eyes in my feet I must have, as well as straw, he thought, stopping on the edge of the deep pothole, and his heart and the world stopped too [...] (UV, p. 94)’

On remarque que Hugh porte des affaires appartenant à son frère et l’adjectif « twin » appliqué aux poignées du sac ne fait que renforcer encore l’idée de gemelléité par hypallage. De plus, le même mot de la tragédie, « pothole », substitut dérisoire mais non moins significatif de cet autre gouffre qu’est la « barranca » est utilisé dès les premières lignes. Les dés sont jetés. Le chapitre IV n’est qu’un autre aspect de la même tragédie, celle du Consul. Au terme de cette analyse de la structuration spatiale des romans de Conrad, Lowry et White, il apparaît que l’écriture spatiale révèle avant tout un espace-temps vécu, percu, appréhendé par une conscience particulière, celle d’un personnage ou du narrateur et que c’est cette « vision » qu donne forme et structure au roman. On pourrait citer ici une remarque similaire de Malcolm Bradbury :

‘I began to write fiction on the assumption that the true enemies of the novel were plot, character, setting and theme, and having once abandoned these familiar ways of thinking about fiction, totality of vision or structure were really all that remained487.’

Conrad, Lowry et White ont eux aussi décidé de renoncer aux catégories compositionnelles traditionnelles comme l’intrigue, le personnage, le milieu et la thématique. Ils ont dans le même temps abandonné une structuration logico-temporelle pour lui préférer le pouvoir unifiant d’une vision (« totality of vision »), d’une « structure » (« totality [...] of structure »), ce que nous appellerons structure « spatiale ». Et nous verrons que ce nouveau type de composition s’appuie sur un autre paradigme que celui de l’enchaînement, de la séquence et de la linéarité (la ligne logico-temporelle), soit celui de la juxtaposition, de la superposition et surtout de l’étoilement.

Notes
477.

Après avoir défini « l’ordre logique et temporel », Todorov désigne « l’ordre spatial » comme présentant « une certaine disposition plus ou moins régulière des unités de texte » (cf supra, note 345). Cette définition semble vague et ceci pour une raison évidente : cette catégorie se définit exclusivement par opposition au mode logique et temporel. Les « relations spatiales » dont parle Todorov peuvent se produire à des niveaux multiples : celui du signifiant (mots, syntaxe, paragraphes), celui du signifié (thématique, symbolique) et en plus elles peuvent être d’un ordre très divers (contraste, parallélisme, gradation) : « Dans ses analyses de la poésie, [Jakobson] a montré que toutes les strates de l’énoncé, depuis le phonème et ses traits distinctifs, jusqu’aux catégories grammaticales et aux tropes, peuvent entrer dans une organisation complexe, en symétries, gradations, antithèses, parallélismes, etc., formant une véritable structure spatiale. » (Poétique, op. cit., p. 76).

478.

La dernière phrase du chapitre 6 contient le syntagme suivant : « it was a period of great happiness for him » (V, p. 155). Quant au chapitre 7, un syntagme identique apparaît quelques paragraphes avant la fin du chapitre mais cette fois-ci à propos de Laura : « This was a period of great happiness. » (V, p. 164).

479.

David Coad, Prophète dans le désert, Essais sur Patrick White, Villeneuve d’Ascq (Nord) : Presses Universitaires du Septentrion, 1997, p. 28.

480.

Ibid.

481.

Ibid.

482.

« White goes beyond naturalistic verisimilitude and invites a “willing suspension of disbelief” as he shows a telepathic communion of spirits. » (James McAuley, « The Gothic Splendours : Patrick White’s Voss », in G. A. Wilkes [éd.], Ten Essays on Patrick White, Sydney : Angus and Robertson Publishers, 1970, p. 40).

483.

Jean Jacques Mayoux, Vivants Piliers, Le roman anglo-saxon et les symboles, Paris : Julliard, 1960, 296p., p. 147.

484.

Sherrill Grace, The Voyage that Never Ends, Malcolm Lowry’s Fiction, Vancouver : University of British Columbia Press, 1982, p. 39.

485.

Ce sont là les tout derniers mots du chapitre, ce qui leur donne un poids d’autant plus fort.

486.

Cet extrait de la version manuscrite de 1940 est citée par Sherrill Grace dans The Voyage that Never Ends, op. cit., p. 40.

487.

Cette remarque est tirée d’une interview de John Hawkes citée dans Malcolm Bradbury, The Modern American Novel, Londres : Penguin, 1983 (1992), p. 196.