011II. L’étoilement du regard

On pourrait parler chez Conrad d’une esthétique de la sensation et non pas seulement du regard même si ce dernier occupe une place privilégiée. Conrad affirme en effet dans sa préface au Nigger of the ‘Narcissus’ (1896) que l’art se doit d’en appeler avant tout aux « sens » de l’auditeur :

‘All art, therefore, appeals primarily to the senses, and the artistic aim when expressing itself in written words must also make its appeal through the senses, if its high desire is to reach the secret spring of responsive emotions. It must strenuously aspire to the plasticity of sculpture, to the colour of painting, and to the magic suggestiveness of music—which is the art of arts488.’

Il poursuit en soulignant la nécessité de présenter le fragment d’expérience « rescapé » (« rescued fragment ») par le biais de sa couleur, de sa forme, de son mouvement :

‘To snatch in a moment of courage, from the remorseless rush of time, a passing phase of life, is only the beginning of the task. The task approached in tenderness and faith is to hold up unquestioningly, without choice and without fear the rescued fragment before all eyes in the light of a sincere mood. It is to show its vibration, its colour, its form; and through its movement, its form and its colour reveal the substance of its truthdisclose its inspiring secret: the stress and passion within the core of each convincing movement489.’

Mais il est à noter que cet attachement à la description d’un moment fugitif de la vie (« passing phase of life ») dans sa phénoménalité (« its vibration, its colour, its form ») rejoint une préoccupation plus traditionnelle, celle de la vérité. L’étape de l’expérience des sens est présentée comme intermédiaire, comme un tremplin vers une révélation herméneutique : ‘« through its movement, its form and its colour reveal the substance of its truthdisclose its inspiring secret: the stress and passion within the core of each convincing movement’ » (Ibid.). Or, parmi tous les sens à la disposition de l’observateur, c’est celui de la vue qui est traditionnellement associé à la quête herméneutique dans la culture occidentale, puisqu’elle suggère que ‘« pour dire vrai, il faut penser selon la mesure de l’oeil ’»490. L’approche avant tout visuelle que Conrad préconise ici s’inscrit dans le droit fil de cet attendu culturel : ‘« [...] ’ ‘My task which I am trying to achieve is, by the power of the written word, to make you hear, to make you feel,—it is, before all, to make you see!’ »491. D’une approche de la perception centrée sur l’ouïe (« make you hear ») et les sens en général (« make yo feel »), on passe à une approche centrée sur le visuel (« make you see »). Conrad insiste dès la deuxième phrase de sa préface au Nigger of the ‘Narcissus’ (1896) sur la prévalence du visuel puisque sa définition de l’art repose sur une tentative de rendre justice à « l’univers visible » :

‘A work that aspires, however humbly, to the condition of art should carry its justification in every line. And art itself may be defined as a single-minded attempt to render the highest kind of justice to the visible universe, by bringing to light the truth, manifold and one, underlying its every aspect492. ’

Il semble que pour Conrad comme pour James, le problème de la forme littéraire soit lié très étroitement à celui du champ de vision, à l’importance du regard du personnage et de l’artiste. James affirme en effet dans sa préface à The Portrait of a Lady que la « forme littéraire » c’est le regard :

‘The spreading field, the human scene, is the “choice of subject” ; the pierced aperture, either broad or balconied or slit-like and low-browed, is the “literary form”; but they are, singly or together, as nothing without the posted presence of the watcher–without, in other words, the consciousness of the artist493. ’

A une forme littéraire classique calquée sur une ligne logico-temporelle se substitue alors une autre configuration du récit reposant sur l’importance du regard, qu’il s’agisse de celui du personnage, du narrateur ou encore du lecteur. Si l’on reprend la métaphore de l’» espace textuel du roman »494 utilisée par Kristeva, il semblerait qu’au lieu de réduire le cube réprésentatif du roman à la seule face des actants, voire même à la seule ligne des actants, ce que nous avons appelé ligne logico-temporelle, les romans de Conrad, Lowry et White réintroduisent du volume en réhabilitant les trois autres faces qui sont respectivement d’après Kristeva, celle de la narration495, celle du discours496 et celle du lecteur, et en déstabilisant le point de vue perspectiviste tout puissant de l’auteur. En effet, le roman classique, emblématisé dans l’analyse de Kristeva par un roman d’Antoine de La Sale, se présente comme un cube à trois faces dont la quatrième est éludée pour permettre au lecteur-spectateur de « voir » le roman se dérouler devant lui :

‘[...] l’espace textuel du roman s’organise comme un espace scénique en forme de cube. Il ne s’agit plus de l’espace ambigu du carnaval où chacun jouait aussi le RÔLE de l’autre dans un jeu sans scène ni salle. Il s’agit de l’espace du théâtre italien dont la scène est séparée de la salle et reste isolée comme une plateforme DEVANT et AU FOND, une scène vers laquelle convergent les regards et de laquelle s’énoncent les discours.
De la même façon, le lecteur se tient devant le texte romanesque duquel il est apparemment exclu, et qui se dresse devant lui comme un cube dont la quatrième face (enlevée) est la nôtre (celle des lecteurs). Le niveau de l’énoncé et le niveau de l’énonciation, médiatisés par les actants, présentent les trois faces du cube scénique qui s’ouvre vers la salle (vers le lecteur)497.’

Le roman est donc un cube à quatre faces : celle du lecteur, masquée le plus souvent, et les trois faces visibles, celle de l’auteur/narrateur racontant l’histoire sur le mode du récit, celle du locuteur/personnage racontant sa propre histoire sur le mode du discours et celle des actants, ligne diégétique et logico-temporelle.

‘L’espace de ce cube [...] est TOTALISÉ, UN et UN SEUL contrôlé par le point de vue unique de l’Auteur qui domine tout le discours. De sorte que tout le volume converge vers un point, toutes les lignes se rassemblent au fond dans lequel se tient l’Auteur. Ces ‘lignes’, ce sont les actants dont les énoncés tissent la représentation romanesque. Dans ce cube, l’espace du roman est donc l’espace de la perspective. [...] Il reste la représentation d’une ligne : celle des actants dont le spectacle ‘ne veut rien avoir’ avec les lecteurs, en se ‘désolidarisant’ aussi avec l’Auteur498. ’

Nous verrons au contraire que chez Conrad, Lowry et White, cet « espace de la perspective » est troublé par la présence de l’Auteur/narrateur ainsi que de l’auditeur/lecteur dans le champ de vision. Cette intrusion de l’auteur, du narrateur et du lecteur redonne son volume à la « ligne des actants » dont parle Kristeva, d’autant que ce qu’elle appelle face du discours, c’est-à-dire l’intervention au style direct des personnages, redouble elle aussi la narration et la représentation première de l’Auteur suggéré ou « impliqué »499.

Notes
488.

The Nigger of the Narcissus, p. XLIX, c’est moi qui souligne.

489.

Ibid., c’est moi qui souligne. Passage déjà cité un peu plus haut (cf note 475).

490.

Blanchot met en garde contre cette association traditionnelle entre vision et vérité : « Parler, ce n’est pas voir. Parler libère la pensée de cette exigence optique qui, dans la tradition occidentale, soumet depuis des millénaires notre approche des choses et nous invite à penser sous la garantie de la lumière ou sous la menace de l’absence de lumière. Je vous laisse recenser tous les mots par lesquels il est suggéré que, pour dire vrai, il faut penser selon la mesure de l’oeil » (Maurice Blanchot, L’entretien infini, Paris : Gallimard, 1969, p. 38).

491.

NN, p. XLIX.

492.

Ibid., p. XLVII.

493.

R. P. Blackmur (éd.) The Art of the Novel : Critical Prefaces, Londres : Charles’ Scribner’s Sons, 1934, p. 46.

494.

Julia Kristeva, Le texte du roman, Approche sémiologique d’une structure discursive transformationnelle, Paris : Mouton, 1976, p. 185.

495.

Kristeva entend par là la narration de l’Auteur.

496.

Le plan du discours tel que Kristeva le définit ici est celui du discours que tiennent les personnages sur leur propre histoire.

497.

Kristeva, op. cit., pp. 185-186.

498.

Ibid., p. 186, c’est moi qui souligne.

499.

Il s’agit de la célèbre expression de Wayne Booth dans The Rhetoric of Fiction (Chicago : The University of Chicago Press, 1961).