a.011Espace de la perspective et méthode scénique

A l’espace de la perspective dont parle Kristeva répond la métaphore théâtrale telle qu’elle est résumée par Blanchot :

‘L’idéal reste la représentation du théâtre classique : le narrateur n’est là que pour lever le rideau ; la pièce se joue, dans le fond, de toute éternité et comme sans lui ; il ne raconte pas, il montre, et le lecteur ne lit pas, il regarde, assistant, prenant part sans participer500. ’

Chez Conrad, Lowry et White, le point de départ semble effectivement visuel. Si l’on tient compte des déclarations de chacun, l’origine du roman est le plus souvent visuelle comme en témoigne la scène d’ouverture de Heart of Darkness, Under the Volcano et Voss.

Conrad déclare ainsi dans une lettre à Cunninghame Graham sur Heart of Darkness : « ‘[...] you must remember that I don’t start with an abstract notion. I start with definite images and as their rendering is true some little effect is produced’ »501.

‘[...] the scenic method [...] avoiding two ways whereby much narrative business concerning chronological matters had been done in earlier fiction: authorial intrusion or the extended use of bare historical summary. They also have one advantage in common: the scenic method’s combination of the autonomy of the narrative with the fullness with which each scene is described makes the novel seem to be taking place in what can be called the reader’s psychological present502.’

D’ailleurs la première mouture du paragraphe initial de Lord Jim était plus narrative contrairement à sa version finale in medias res. La comparaison des phrases inaugurales de Lord Jim est frappante à cet égard :

‘All the white men by the waterside and the captains of the ships in the roadsteads called him Jim. He was over six feet and stared downwards at one with an overbearing watchfulness503. (« Tuan Jim »)’ ‘He was an inch, perhaps two, under six feet, powerfully built, and he advanced straight at you with a slight stoop of the shoulders, head forward, and a fixed from-under stare which made you think of a charging bull. (LJ, p. 45)’

Dans la première version, on est dans le domaine du récit tel que Benvéniste l’a défini : utilisation de la troisième personne du singulier et du prétérit pour raconter les événements comme s’ils se « racontaient eux-mêmes »504. Dans la version finale à l’inverse, c’est le discours qui prend le dessus avec l’intrusion du pronom personnel « you » qui souligne la situation d’interlocution alors que dans la première mouture, on avait l’indéfini « one ». Néanmoins, même dans la version initiale, le récit est perturbé par la marque de discours que constitue le pronom anaphorique objet « him », utilisé avant la présentation de son référent, « Jim ». Autrement dit le narrateur suppose connue de la part de ses auditeurs ou lecteurs l’existence de Jim. Ceci est encore plus net dans la version finale dont le premier mot est justement ce pronom anaphorique « He » : le roman s’ouvre sur l’apparition de Jim, ce qui suppose pour le lecteur un fort impact visuel505. Là encore le pronom anaphorique sujet « he » précède son référent et par conséquent son existence est supposée connue comme s’il apparaissait sous les yeux du lecteur tel un personnage qui entre en scène au théâtre. Alors que dans la version initiale, l’impact visuel de l’apparition de Jim était atténué par la médiation du contexte socio-professionnel, les « hommes blancs » et les « capitaines de navires », dans la version finale, le lecteur est soumis à cette « forte impression » que préconisaient Ford et Conrad : « [To get a character into fiction] you could not begin at his beginning and work his life chronologically to the end. You must first get him in with a strong impression, and then work backwards and forwards over his past. »506 Ford déclare là dans ses propres termes que la ligne logico-temporelle articulée sur les point nodaux de la naissance (« beginning »), du déroulement chronologique (« chronologically ») et de la mort (« end ») n’était envisageable ni pour lui ni pour Conrad, mais que la composition du roman devait plutôt se calquer sur les « impressions » des personnages ainsi que des lecteurs. Ford affirme par conséquent qu’à la narration il faut préférer une autre forme de composition romanesque qui privilégie l’effet, c’est-à-dire « l’impression », que produit la vie :

‘« We agreed [...] that the general effect of a novel must be the general effect that life makes on mankind [...] »507 ’ ‘« [...Since] we saw that Life did not narrate, but made impressions on our brains [...it followed that] a novel must therefore not be a narration, a report »508

D’autre part, dans la version finale du début de Lord Jim, le narrateur prend une épaisseur qui le fait apparaître sur la scène narrative plutôt que rester en dehors ou au-dessus de son récit. L’adverbe de modalité « perhaps » en témoigne, ainsi que l’hésitation « an inch, perhaps two ». Narrateur et narrataire, locuteur et auditeur sont présents sur la scène romanesque et redonnent volume et profondeur à la ligne logico-temporelle.

De même, dans Heart of Darkness, la situation d’interlocution est soulignée par l’emploi des pronoms personnels pluriels sujet et objet « we » et « us ». Là encore, ces pronoms anaphoriques renvoient à des personnages non encore identifiés, ce qui implique une situation de discours dans laquelle les auditeurs savent déjà de qui il s’agit : ‘« The sea-reach stretched before ’ ‘us’ ‘ like the beginning of an interminable waterway. ’ ‘[...] The Director of Companies was our captain and ’ ‘our’ ‘ host. We four affectionately watched his back as he stood in the bows looking to seaward.’ » (HD, p. 27) Par ailleurs, le narrateur primaire transmet les propos de Marlow et l’interpellation que ce dernier effectue au moyen d’impératifs adressés à son auditoire (« Imagine » ou encore « think ») et par le biais de la deuxième personne du singulier :

Imagine the feelings of a commander of a fine–what d’ye call them–trireme in the Mediterranean [...] Or think of a decent young citizen in a toga–perhaps too much dice, you know [...] The fascination of the abomination [...] you know, imagine the growing regrets, the longing to escape, the powerless disgust, the surrender, the hate.’ (HD, pp. 30-31, c’est moi qui souligne)’

Dans Heart of Darkness, de multiples impressions visuelles se mêlent, celle de Marlow sur la Tamise à bord du vapeur racontant son histoire, celle de ce qu’a pu être la découverte de l’Angleterre pour un citoyen romain, et enfin celles qu’éprouvent les auditeurs de Marlow et les lecteurs du roman. La « méthode scénique » dont parle Ian Watt est donc déjà une méthode à scènes et tableaux multiples qui suppose de la part du lecteur une forte participation.

Une telle implication du lecteur est aussi encouragée par le début de Under the Volcano. Le roman ne débute pas tout de suite in medias res et néanmoins, après un bref tour d’horizon, une description panoramique de Quaunahuac qui vient se resserrer sur deux personnes attablées à une terrasse de café ‘(« two men in white flannels sat on the main terrace drinking anis ’» (UV, p. 4), un dialogue s’instaure : « ‘“—I meant to persuade him to go away and get dealcoholisé,” Dr Vigil was saying »’ (Ibid.). Or le référent de « him » est encore inconnu du lecteur alors qu’il s’agit en fait du protagoniste central du roman, le Consul. Le lecteur est donc là aussi intrigué, et porté à élucider les données manquantes. Cette technique « scénique » est propre au roman tout entier. En effet, Sherrill Grace, après avoir comparé les premiers manuscrits de Under the Volcano et la version finale, explique que Lowry partait de scènes comme celle de l’indien mort ou de la corrida puis qu’il brodait autour. Elle ajoute aussi que ces blocs pouvaient alors bouger dans l’agencement global du roman :

‘Lowry’s creative method was architectural. Beginning with a key block or episode in a chapter–for example, the peon in 8, the bullthrowing in 9, or Laruelle’s conversation with Bustamente in 1–Lowry worked outward on either side of his foundation. The manuscript versions of the novel, as well as Lowry’s notes, illustrate this process clearly. Frequently Lowry worked upon several versions of a sentence, paragraph, or episode concurrently. Once sections of a chapter were satisfactory, he would begin to shift them around within the chapter or even from chapter to chapter until they fitted properly509.’

Il est vrai que de nombreuses scènes ont un fort impact visuel et symbolique comme celle lors de laquelle Laruelle brûle la lettre du Consul, ou bien lorsque le Consul et Yvonne se retrouvent et s’affrontent au chapitre III, la scène où Hugh rase le Consul ou encore la découverte du journalier au bord de la route. Par ailleurs, au fur et à mesure des versions successives, Lowry a privilégié une structuration en chapitres qui réponde à une logique du point de vue. Alors que dans la première mouture du roman, le narrateur omniscient était roi, dans la version de 1941, ce sont les points de vue des personnages qui président à la division en chapitres, comme le fait remarquer Sherrill Grace :

‘It was not until 1941 that Lowry divided up the chapters according to the strict point of view of one or other of the characters, telling chapter 1 from Jacques’ point of view, chapters 4, 6, and 8 from Hugh’s, chapters 2, 9, and 11 from Yvonne’s, and leaving the five remaining chapters to be perceived through Geoffrey’s liquor-fogged eyes. [He shifted] the narration away from an intrusively omniscient narrator to a subtle combination of cryptic narrative voice and character point of view [...]510.’

Cette division des chapitres selon le point de vue est aussi celle adoptée par White dans Voss mais de manière plus binaire : il les divise entre scènes se déroulant à Sydney et scènes propres au désert. Le début du roman peut, par ailleurs, lui aussi être qualifié de « scénique ».

Voss débute en effet lui aussi in medias res et la composition est très théâtrale au sens où chaque mouvement de Laura ou de Voss est comparé, contrasté, opposé. Ainsi, la première scène présente leur première rencontre : Voss débarque à l’improviste chez les Bonner un dimanche matin alors qu’ils sont encore à la messe et Laura le reçoit dans le salon en attendant leur retour. Elle le considère avant tout comme un « étranger » (« a foreigner, V, p. 7) mais on apprend au cours du dialogue qu’elle est elle même une pièce rapportée puisqu’elle a été adoptée par Mr. et Mrs. Bonner : ‘« the niece was also, then, something of a stranger’ » (V, p. 12). A ce premier point commun s’ajoute leur position symétrique dans la pièce : « ‘He had followed suit when she sat down. ’ ‘They were in almost identical positions, on similar chairs, on either side of the generous window. They were now what is called comfortable’. » (V, p. 12) Deux flashbacks s’ensuivent où chacun des protagonistes replonge dans ses souvenirs sous l’effet du bien-être occasionné par la pièce confortable des Bonner. Pour Laura, c’est un sentiment de « tranquillité » (« impression of tranquillity », V, p. 12) qui déclenche les souvenirs alors que pour Voss, c’est la torpeur occasionnée par le vin :

‘ Not even the presence of the shabby stranger, with his noticeable cheekbones and over-large fingerjoints, could destroy the impression of tranquillity [...] Already she herself was threatening to disintegrate into the voices of the past.
............................................................................................................................
His throat was suddenly swelling with wine and distance, for he was rather given to melancholy at the highest pitch of pleasure, and would at times even encourage a struggle, so hat he might watch. So the past now swelled in distorting bubbles [...]. (V, pp. 12-13, c’est moi qui souligne)’

Plutôt que de plonger dans le récit des événements constitutifs de l’histoire et de la biographie respectives de Voss et de Laura, le narrateur omniscient part donc d’une « impression » ressentie par les deux protagonistes en présence pour justifier ces deux flashbacks intempestifs. S’il ne s’agit pas d’une esthétique purement théâtrale, la scène d’ouverture permet néanmoins une exposition détournée et comme « justifiée » par la situation. Là encore, comme pour Conrad, une telle méthode « scénique » permet de donner l’impression au lecteur que l’action se déroule sous ses propres yeux, dans sa conscience. Mais la thématique du regard et de la vision apparaît à la fois dans Heart of Darkness, Under the Volcano et Voss pour une autre raison essentielle : en tant que romans « herméneutiques », nombre d’articulations romanesques déroulent le fil d’une métaphore traditionnelle de la quête de la vérité et de la connaissance, celle de l’ombre et de la lumière.

Notes
500.

Blanchot, L’entretien infini, op. cit., p. 560.

501.

C. T. Watts (éd.), Joseph Conrad’s Letters to R. B. Cunninghame Graham, Cambridge : Cambridge University Press, 1969, p. 116.

502.

Ian Watt, Conrad in the Nineteenth Century, op cit., p. 287.

503.

Il s’agit des premières phrases du manuscrit que Conrad avait alors appelé « Tuan Jim » (cité dans Watt, op. cit., p. 293.

504.

Dans le récit, le narrateur disparaît et c’est l’événement qui prime : « Il faut et il suffit que l’auteur reste fidèle à son propos d’historien et qu’il proscrive tout ce qui est étranger au récit des événements (discours, réflexions, comparaisons). A vrai dire, il n’y a même plus alors de narrateur. [...] Les événements semblent se raconter eux-mêmes. Le temps fondamental est l’aoriste, qui est le temps de l’événement hors de la personne d’un narrateur. » (Emile Benvéniste, cf supra, note 349).

505.

Ce fort impact visuel reflète bien le désir qu’a eu Conrad, lors de la rédaction, de rendre compte d’une impression visuelle marquante : « One sunny morning, in the commonplace surroundigs of an Eastern roadstead, I saw his form pass by–appealing–significant–under a cloud–perfectly silent. Which is as it should be. It was for me, with all the sympathy of which I was capable, to seek fit words for his meaning. He was ‘one of us’ » (LJ, « Author’s Note », p. 44).

506.

Ford Madox Ford [Hueffer], Joseph Conrad: A Personal Remembrance, Londres: Duckworth, 1924, p. 290.

507.

Ibid., p. 180.

508.

Ibid., p. 290.

509.

Sherrill Grace, The Voyage that Never Ends, op. cit., pp. 38-39.

510.

Ibid., p. 39.