011Lumière et aveuglement

Dans Heart of Darkness, la lumière est tout d’abord celle qu’apportent les colonisateurs aux colonisés. Dans la propagande impérialiste de l’époque toute imprégnée de christianisme, la lumière était associée à la possibilité de salut pour les régions colonisées. Il n’est que de lire la déclaration de Leopold aux délégués de la Conférence Géographique Africaine pour annoncer la création de L’Association Internationale pour l’Exploration et la Civilisation en Afrique :

‘Le sujet qui nous réunit aujourd’hui est de ceux qui méritent au premier chef d’occuper les amis de l’humanité. Ouvrir à la civilisation la seule partie du globe où elle n’a pas encore pénétré, percer les ténèbres qui enveloppent des populations entières, c’est si j’ose le dire, une croisade digne de ce siècle de progrès515. ’

La lumière, le feu sacré sont des attributs typiques de l’explorateur et d’ailleurs, Conrad lui-même verse dans ce symbolisme codifié dans son article « Geography and some Explorers », et il finit son essai sur cette image, même s’il met sur le même plan ceux qui avaient de bons motifs et ceux qui en avaient de mauvais : ‘« [...] men great in their endeavour and in hardwon successes of militant geography ; men who went forth each according to his lights and with varied motives, laudable or sinful, but each bearing in his breast a spark of the sacred fire’ »516. La critique Andrea White cite à ce propos cette phrase de Ruskin qui, s’adressant à de jeunes étudiants d’Oxford, les enjoignait à faire de leur pays une source de lumière pour le monde entier : ‘« a royal throne of kings; a sceptred isle, for all the world a source of light, a centre of peace. ’»517 Cette propagande qui associe colonialisme, civilisation et lumière est aussi amplement représentée dans « An Outpost of Progress » et notamment lorsque Kayerts et Carlier découvrent un vieil exemplaire de journal :

‘They also found some old copies of a home paper. That print discussed what it was pleased to call “Our Colonial expansion” in high-flown language. It spoke much of the rights and duties of civilization, of the sacredness of the civilizing work, and extolled the merits of those who went about bringing light, and faith and commerce to the dark places of the earth. Carlier and Kayerts read, wondered, and began to think better of themselves.518

La remarque ironique du narrateur souligne toute l’hypocrisie ou du moins toute la bêtise des deux protagonistes qui prennent la propagande colonialiste pour argent comptant. Dans Heart of Darkness, l’association entre lumière et civilisation apparaît au détour d’une toile. Kurtz a réalisé un petit tableau allégorique à ce sujet représentant une femme éclairant le monde des ténèbres au prix d’un aveuglement quant à ce qu’elle est supposée éclairer :

‘Then I noticed a small sketch in oils, on a panel, representing a woman draped and blindfolded, carrying a lighted torch. The background was sombre–almost black. The movement of the woman was stately, and the effect of the torchlight on the face was sinister. (HD, p. 54) ’

Cette femme est vraisemblablement une allégorie de la Civilisation et ce tableau est d’autant plus essentiel qu’il est le seul objet esthétique de la diégèse. Son interprétation peut, de manière oblique, s’appliquer au roman lui-même. Or cette femme emblématique de la civilisation, si elle apporte le flambeau salvateur, n’en reste pas moins les yeux bandés. Cette représentation d’une femme aux yeux bandés est tout-à-fait traditionnelle lorsqu’il s’agit de la Justice pour signifier une totale impartialité mais elle est pour le moins troublante pour une allégorie de la Civilisation. D’autre part, l’effet de la lumière est ici qualifié de « sinistre ». Dans Heart of Darkness, la lumière est en effet souvent associée à l’aveuglement, d’autant qu’elle est le plus souvent voilée par des brumes ou du brouillard : ‘« When the sun rose there was a white fog, very warm and clammy, and more blinding than the night ’» (HD, p. 73). Elle reste néanmoins liée à la question herméneutique mais sur le mode paradoxal d’une vérité révélée et voilée à la fois, donnée à voir mais masquée dans le même temps :

‘But there was the fact facing me–the fact dazzling, to be seen, like the foam on the depths of the sea, like a ripple on an unfathomable enigma, a mystery greater– when I thought of it– than the curious, inexplicable note of desperate grief in this savage clamour that had swept by us on the river-bank, behind the blind whiteness of the fog. (HD, p. 77)’

L’écume qui recouvre les profondeurs marines, la ride qui masque une énigme insondable, le voile blanc de brouillard derrière lequel se trouve la berge, autant d’images de vision brouillée, contrariée. Par hypallage, c’est l’aveuglement de Marlow et de l’équipage qui est suggéré. De même, la fiancée de Kurtz qui est du côté de la clarté et de la lumière est aussi du côté de l’aveuglement et du mensonge : ‘« a long time after I heard once more, not his own voice, but the echo of his magnificent eloquence thrown to me from a soul as translucently pure as a cliff of crystal’ » (HD, p. 113). Marlow dit de son portrait qu’il donnait à voir une belle expression de sincérité (truthfulness) et les métaphores de la lumière sont une fois de plus utilisées : « ‘She struck me as beautiful–I mean she had a beautiful expression. ’ ‘I know that the sunlight can be made to lie, too, yet one felt that no manipulation of light and pose could have conveyed the delicate shade of truthfulness upon those features.’ » (HD, p. 115). Dans la dernière scène, la fiancée de Kurtz attire toute la lumière alors que la nuit tombe progressivement519. Le roman qui avait débuté sur la Tamise dans une ‘« immensité bienveillante de lumière immaculée’ »520 se termine aussi sur la Tamise mais dans un « ‘coeur d’immenses ténèbres’ »521. Si dans cette dernière scène la fiancée attire toute la lumière à elle alors qu’elle reste dans l’ignorance et que seul Marlow prend conscience de l’obscurité qui descend, on peut en conclure que les mots ont ce pouvoir d’illuminer ce dont ils parlent même s’il s’agit alors d’un faux-semblant et l’on pourrait conclure avec cette phrase de Lord Jim :

‘For a moment I had a view of a world that seemed to wear a vast and dismal aspect of disorder, while, in truth, thanks to our unwearied efforts, it is as sunny an arrangement of small conveniences as the mind of man can conceive. [...] words also belong to the sheltering conception of light and order which is our refuge. (LJ, p. 274)’

Cependant le pouvoir qu’ont les mots d’apporter un semblant de lumière et d’» ordre » n’est qu’éphémère et les romans de Conrad en explorent les intermittences.

Notes
515.

Cette citation est tirée du Compte rendu des sessions des 12, 13 et 14 septembre 1876 de la Conférence Géographique Africaine à Bruxelles dans Les Politiques d’expansion impérialiste, 1949, p. 78 (elle a déjà été citée dans la première partie, cf note 346).

516.

Joseph Conrad, « Geography and some Explorers », Last Essays, Londres : Dent, 1926, p. 31.

517.

Andrea White, Joseph Conrad and the Adventure Tradition, Constructing and Deconstructing the Imperial Subject, Cambridge : Cambridge UP, 1993, 233p., p. 43.

518.

Joseph Conrad, « An Outpost of Progress », Heart of Darkness and Other Tales, Oxford : Oxford University Press/ World’s Classics, p. 11.

519.

« The room seemed to have grown darker as if all the sad light of the cloudy evening had taken refuge on her forehead. » (HD, p. 117) ; « [...] with every word spoken the room was growing darker, and only her forehead, smooth and white, remained illumined by the unextinguishable light of belief and love. » (HD, p. 118) ; « [I bowed] my head before the faith that was in her, that great and saving illusion that shone with an unearthly glow in the darkness, in the triumphant darkness from which I could not have defended her » (HD, p. 119) ; « By the last gleams of twilight I could see the glitter of her eyes, full of tears–of tears that would not fall. » (HD, p. 119) ; « her fair hair seemed to catch all the remaining light in a glimmer of gold. » (HD, p. 119). Toutes ces références associent la fiancée de Kurtz à la lumière mais à une lumière trompeuse qui relève autant de l’» illusion » que de la « foi » (« belief »).

520.

Cette traduction est de Jean Deurbergue dans l’édition de la Pléiade, p. 46 (« a benign immensity of unstained light »).

521.

Ibid., p. 150.