011Lumière et ombre : intermittences et renversements

Le paradoxe dans Heart of Darkness tient au fait que Marlow tenait avant tout à entendre la voix de Kurtz plus encore qu’à le voir et pourtant l’éloquence de ce dernier est décrite en termes visuels :

‘I made the strange discovery that I had never imagined him as doing, you know, but as discoursing. I didn’t say to myself, “Now I will never see him,” or “Now I will never shake him by the hand,” but “Now I will never hear him.” [...] The point was in his being a gifted creature, and that of all his gifts the one that stood out preeminently, that carried with it a sense of real presence, was his ability to talk, his words–the gift of expression, the bewildering, the illuminating, the most exalted and the most contemptible, the pulsating stream of light, or the deceitful flow from the heart of an impenetrable darkness. (HD, p. 83, c’est moi qui souligne)’

La voix de Kurtz est considérée comme « éclairante », comme « flot de palpitante clarté »522 mais aussi comme « flot trompeur issu du coeur d’impénétrables ténèbres » et par conséquent comme antithétique de la lumière synonyme de vérité. L’ambiguïté de la voix de Kurtz en fait une source de lumière comme de ténèbres à l’image du récit de Marlow qui hésite entre lumière et ombre :

‘There was a pause of profound stillness, then a match flared, and Marlow’s lean face appeared, worn, hollow, with downward folds and dropped eyelids, with an aspect of concentrated attention; and as he took vigorous draws at his pipe, it seemed to retreat and advance out of the night in the regular flicker of the tiny flame. The match went out. (HD, p. 83)’

Tout le récit de Marlow n’a fait qu’osciller entre une image des agents de l’impérialisme comme porteurs du glorieux flambeau de la Civilisation, le « flambeau aveuglant » dont parle Shaffer à propos des romans de Conrad et une image des pays impérialistes emblématisés par Londres et l’embouchure de la Tamise, l’un des « coins obscurs de la terre », et Bruxelles comparée à un « sépulcre blanchi » ‘(« a city that always makes me think of a whited sepulchre’ », p. 35). Cette image est directement inspirée de la Bible dans laquelle il est dit : ‘« Woe unto you, scribes and Pharisees, hypocrites ! for ye are like unto whited sepulchres, which indeed appear beautiful outward, but are within full of dead men’s bones, and of all uncleanness. ’»523 La blancheur de Bruxelles est entachée de la référence aux corps morts que Marlow découvrira par la suite dans les campements coloniaux. Londres est tout autant un endroit de l’ombre que de la lumière et sa lumière n’est que temporaire :

‘‘I was thinking of very old times, when the Romans first came here, nineteen hundred years ago–the other day... Light came out of this river since–you say Knights ? Yes; but it is like a running blaze on a plain, like a flash of lightning in the clouds. We live in the flicker–may it last as long as the old earth keeps rolling ! But darkness was here yesterday. (HD, p. 30)’

Conrad renverse les oppositions binaires qui associent pays colonisateur (ici l’Angleterre) et clarté d’une part et pays colonisé (ici le Congo même s’il n’est jamais désigné explicitement comme tel) et ténèbres de l’autre : Conrad replace ces oppositions dans leur contexte historique et montre qu’elles sont réversibles si l’on se place à une autre époque. Il montre ainsi ce qu’elles ont d’idéologique si l’on entend par idéologie « ‘la représentation du rapport imaginaire que des individus d’une société donnée ont de leurs conditions réelles d’existence’ »524. De même, dans Lord Jim, Jim, le ‘« prototype du Blanc aux cheveux blonds et aux yeux clairs’ »525 est néanmoins explicitement comparé et contrasté avec Brown. Par ailleurs il est toujours présenté comme « sous un nuage » (« under a cloud »526) comme s’il était condamné à toujours apparaître avec une tache d’ombre au dessus de lui. Sur le plan vestimentaire et physique, il est blanc de pied en cap (« white from head to foot ») mais sur le plan éthique, il est loin d’être « blanc comme neige » et sa blancheur immaculée s’amenuise au point de devenir à peine un « minuscule point blanc » puis de disparaître comme le passage suivant en témoigne avec beaucoup d’ironie :

‘He was white from head to foot, and remained persistently visible with the stronghold of the night at his back, the sea at his feet, the opportunity by his side–still veiled. What do you say? Was it still veiled? I don’t know. For me that white figure in the stillness of coast and sea seemed to stand at the heart of a vast enigma. The twilight was ebbing fast from the sky above his head, the strip of sand had sunk already under his feet, he himself appeared no bigger than a child–then only a speck, a tiny white speck that seemed to catch all the light left in a darkened world ... And suddenly, I lost him... (LJ, p. 291)’

De même que la fiancée de Kurtz, Jim attire ici ‘« toute la lumière qui restait dans un monde enténébré’ »527 et malgré tout, il échappe au regard de Marlow. Jean Deurbergue traduit d’ailleurs la dernière phrase comme suit : ‘« Et puis, soudain, je ne le ’ ‘vis’ ‘ plus...’ » (c’est moi qui souligne).

Notes
522.

Ibid., p. 108.

523.

Mathieu, 23 : 27.

524.

Louis Althusser, « Idéologie et appareil d’Etat (notes de recherche) », La Pensée, 1970 (cité dans Louis Marin, Utopiques : Jeux d’espace, p. 18).

525.

Gilles Menedalgo, « Marlow, le regard et la voix, Approches d’une stratégie narrative », Europe, n°758759, 1992, p. 83.

526.

Cette association systématique entre Jim et le nuage relève, semble-t-il, d’une écriture spatiale au sens où George Poulet la définit à propos de Proust : « Invariablement c’est dans un paysage minutieusement circonscrit par l’auteur, que se montre pour la première fois le personnage proustien. Dès le moment où il y apparaît, ce lieu, s’associant à lui, lui donne une note aussi distincte et reconnaissable qu’un leit-motiv wagnérien. » (Georges Poulet, L’Espace proustien, Paris : Gallimard/ Tel, 1963, p. 35). Néanmoins, la première description de Jim ne mentionne pas le nuage, seulement la récurrence de la préposition « under » : « He was an inch, perhaps two, under six feet, powerfully built, and he advanced straight at you with a slight stoop of the shoulders, head forward, and a fixed from-under stare which made you think of a charging bull. » (LJ, p. 45, c’est moi qui souligne).

527.

Traduction de Jean Deurbergue dans la Pléiade.