011Le choix de l’ombre comme choix éthique

De même que dans Heart of Darkness, le problème de la vision et de la lumière permettait de se pencher sur l’idéologie impérialiste et sa propagande, dans Under the Volcano, la thématique de la lumière permet d’interroger la mécanique fasciste. Lionel Richard s’est penché plus particulièrement sur les présupposés de la propagande nazie et il rappelle que le nazisme prônait la clarté et la vérité : « ‘être allemand, c’est être clair », « être allemand, c’est être vrai ’»528. Les brigades fascistes sont omniprésentes dans le roman et leur point de ralliement est justement synonyme de lumière puisqu’il s’agit de la taverne nommée le « Farolito » (le « petit phare »). Lowry remarque d’ailleurs, non sans ironie, que leur uniforme étincelant est supposé signifier que l’humanité sera sauvée :

‘The brasswork on the amazed policeman’s uniform buckles caught the light from the doorway of the Farolito, then, as he turned, the leather on his sam-browne caught it, so that it was glossy as a plantain leaf, and lastly his boots, which shone like dull silver. The Consul laughed : just to glance at him was to feel that mankind was on the point of being saved immediately. (UV, p. 355) ’

Le Consul à l’inverse est l’homme du clair-obscur529 et de l’ombre comme si la lumière du soleil était justement synonyme d’aveuglement :

‘The Consul looked at the sun. But he had lost the sun : it was not his sun. Like the truth, it was well-nigh impossible to face ; he did not want to go anywhere near it, least of all, sit in its light, facing it. “Yet I shall face it.” How? When he not only lied to himself, but himself believed the lie and lied back again to those lying factions, among whom was not even their own honour. (UV, p. 205) ’

Si l’attitude du Consul correspond à un refus de la quête de la lumière et de la vérité et à une plongée dans un mensonge après l’autre, cette allusion au mensonge rappelle étrangement la fin de Heart of Darkness qui se termine sur le mensonge de Marlow. Par ailleurs, le passage de Under the Volcano que nous venons de citer était précédé par les réflexions du Consul qui se demandait si le courage ne consistait pas à admettre sa défaite, l’échec à trouver cette lumière que constituerait une vérité ou une ligne de conduite : « ‘What if courage here implied admission of total defeat, admission that one couldn’t swim, admission indeed (though just for a second the thought was not too bad) into a sanitorium’ ? » (UV, p. 205). Le passage se poursuivait par l’évocation de l’absence de base qui lui permettrait de constituer une identité, une vérité : ‘« There was not even a consistent basis to his self-deceptions. ’ ‘How should there be then to attempts at honesty ? “Horror,” he said. “Yet I will not give in.” But who was I, how find that I, where had “I” gone ?’ » (UV, p. 205). Le courage du Consul est peut-être de ne pas succomber aux facilités rhétoriques d’un discours qui prétend détenir la vérité et la lumière comme le fait le discours fasciste de l’époque. Il tient peut-être à ceci qu’il remet en cause une conception de l’identité trop évidente (« ‘But who was I, how find that I, where had “I” gone ?’ ») et qu’il reconnaît la « part d’ombre » que recèle l’homme moderne.

‘L’[éthique ...] ne formule aucune morale dans la mesure où tout impératif est logé à l’intérieur de la pensée et de son mouvement pour ressaisir l’impensé ; c’est la réflexion, c’est la prise de conscience, c’est l’élucidation du silencieux, la parole restituée à ce qui est muet, la venue au jour de cette part d’ombre qui retire l’homme à lui-même, c’est la réanimation de l’inerte, c’est tout cela qui constitue à soi seul le contenu et la forme de l’éthique530.’

Le courage du Consul comme celui de Kurtz ou de Jim est peut-être de ne pas se voiler la face et d’admettre cette part d’ombre et d’» horreur » présente dans l’homme contrairement à une conception humaniste trop idéaliste. Jim n’était-il pas celui qui affirmait que personne ne peut dire ce qu’il aurait fait à sa place car chacun recèle en lui une part d’ombre et de mystère : ‘« You think me a cur for standing there, but what would you have done ? ’ ‘What ? You can’t tell–nobody can tell. ’» (LJ, p. 111). Marlow souligne alors que Jim lui a permis de voir et comprendre que toute vérité est aussi une question de conventions et que chaque homme comporte une part de lumière et d’ombre :

‘It seemed to me I was being made to comprehend the Inconceivable–and I know of nothing to compare with the discomfort of such a sensation. I was made to look at the convention that lurks in all truth and on the essential sincerity of falsehood. He appealed to all sides at once–to the side turned perpetually to the light of day, and to that side of us which, like the other hemisphere of the moon, exists stealthily in perpetual darkness, with only a fearful ashy light falling at times on the edge. He swayed me. I own it, I own up. The occasion was obscure, insignificant–what you will : a lost youngster, one in a million–but then he was one of us [...] as if the obscure truth involved were momentous enough to affect mankind’s conception of itself...’ (LJ, pp. 111-112, c’est moi qui souligne)’

Le fait que Jim en tant que représentant idéalisé de la classe des marins impérialistes (« one of us ») et « ‘prototype du Blanc aux cheveux blonds et aux yeux clairs’ »531 ait pu commettre une faute montre qu’en chaque homme, même le plus irréprochable en apparence, l’ombre et la lumière s’affrontent. Ceci suppose une remise en question des présupposés humanistes (« mankind’s conception of itself ») similaire à celle qui caractérise la modernité d’après Foucault. Si la nouvelle éthique consiste à mettre à jour « ‘cette ’ ‘part d’ombre’ ‘ qui retire l’homme à lui-même’ » comme le dit Foucault, alors la plongée du Consul dans les ténèbres de l’âme humaine et dans les sombres méandres des « cantinas » prend tout son sens. Pourtant, pour Lowry, le roman met en scène une lutte symbolique entre lumière et ombre : ‘« This novel is concerned with the guilt of man, with his remorse, with his ’ ‘ceaseless struggling toward the light’ ‘ under the weight of the past, and with his doom.’ »532 Il ajoute qu’il a souhaité situer son roman au Mexique pour cette raison : ‘« a good place [...] to set our drama of a man’s struggle between the powers of darkness and light’ »533. Cette terminologie qui oppose lumière et ombre est à la fois biblique, platonique, cabalistique534 et elle est toujours associée à une quête gnoséologique. Mais Lowry la détourne en faisant du Consul un homme rongé non pas par le feu de la connaissance ou de la vérité mais par celui de l’alcool et de l’attirance pour les recoins sombres de l’âme. Le parcours initiatique du Consul l’amène dans des « cantinas » de plus en plus obscures où la vision se fait plus confuse et plus trouble. Alors qu’au début du roman, Yvonne le trouve dans le bar « Bellevue » (« Bella Vista bar »), il finit dans le « Farolito » au nom trompeur. Au lieu d’être un « petit phare », pour le Consul c’est un dédale de pièces de plus en plus sombres qui vient symboliser sa descente aux Enfers : il suit en effet la prostituée Maria dans l’enfilade de « ‘petites cabines à cloisons de verre, devenant de plus en plus exigües, de plus en plus sombres’ » : ‘« the little glass-paned rooms, that grew smaller and smaller, darker and darker ’» (UV, p. 347). D’ailleurs le « Farolito » a pour frère jumeau le bar « El Infierno » : ‘« El Infierno, that other Farolito »’ (UV, p. 349). Dans Under the Volcano, la lumière n’est pas un symbole aussi présent que celui du feu, le feu de l’alcool qui brûle et au lieu d’éclairer, permet une plongée dans la déchéance.

Notes
528.

Lionel Richard, Le nazisme et la culture, Paris : Maspero, 1978, pp. 65-66.

529.

Il se promène d’ailleurs sans cesse avec des lunettes noires, ce qui renforce encore la suspicion de sa qualité d’espion.

530.

Michel Foucault, Les mots et les choses, op. cit., pp. 338-339.

531.

Expression de Gilles Menedalgo, cf supra, note 525.

532.

Malcolm Lowry, « Letter to Jonathan Cape », op. cit., p. 17, c’est moi qui souligne.

533.

Ibid., p. 19.

534.

Lowry le note en passant dans sa lettre à Jonathan Cape : « The Cabbala is used for poetical purposes because it represents man’s spiritual aspiration. The Tree of Life, which is its emblem, is a kind of complicated ladder with Kether, or Light, at the top and an extremely unpleasant abyss some way above the middle. » (Ibid., p. 16).