011Une vision brouillée

En effet, comme le fait remarquer Said, on entend et on parle plus de Kurtz et de Jim qu’on ne les voit538. Said en donne pour preuve les descriptions de leur aspect extérieur qui restent soit énigmatiques soit disproportionnées. Lorsque Marlow déclare voir Kurtz comme pour la première fois, il est frappant de noter qu’il ne voit rien en réalité puisque Kurtz est absent et que Marlow est en fait en train de l’imaginer à partir des propos que tiennent sur lui le directeur de l’avant-poste et son oncle. En outre, même dans sa vision imaginaire, il ne voit rien d’autre que le dos de Kurtz et son visage tourné :

‘I seemed to see Kurtz for the first time. It was a distinct glimpse: the dugout, four paddling savages, and the lone white man turning his back suddenly on the headquarters, on relief, on thoughts of home–perhaps; setting his face towards the depths of the wilderness, towards his empty and desolate station. (HD, p. 64)’

Lorsque Marlow aperçoit réellement Kurtz pour la première fois, ce qu’il voit semble un paradoxe, un vivant qui a l’air d’un mort, d’un fantôme, un homme nommé Kurtz (ce qui signifie « petit » en allemand) et qui malgré tout fait dans les deux mètre dix, une bouche grande ouverte qui donne des ordres qu’on n’entend pas. La vision a alors tout d’un leurre :

‘I could not hear a sound, but through my glasses I saw the thin arm extended commandingly, the lower jaw moving, the eyes of that apparition shining darkly far in its bony head that nodded with grotesque jerks. Kurtz–Kurtz–that means short in German– don’t it ? Well, the name was as true as everything else in his life–and death. He looked at least seven feet long. [...] I saw him open his mouth wide–it gave him a weirdly voracious aspect, as though he had wanted to swallow all the air, all the earth, all the men before him. A deep voice reached me faintly. He must have been shouting. (HD, p. 99)’

De même lorsque Marlow aperçoit Jim, ce dernier n’est pas plus tangible ni concret : « ‘for me that white figure in the stillness of coast and sea seemed to stand at the heart of a vast enigma’ » (LJ, p. 291). Il est vrai que le sujet des récits de Conrad n’est pas quelque chose de facile à voir ainsi que Said le souligne : ‘« Their subject is illusory or shadowy or dark: that is, whatever by nature is not easy to see’ »539. A cette impasse narrative, Marlow trouve une issue teintée d’ironie : léguer son discours aux auditeurs et leur suggérer de combler les lacunes de la vision par leur propre imagination. D’une manière similaire, on peut dire que Conrad laisse aux soins de son lecteur de tenir le rôle d’écran sur lequel projeter la vision brouillée du roman.

Notes
538.

Edward Said, « The Presentation of Narrative » dans The World, the Text, and the Critic, Cambridge (Massachusetts) : Harvard University Press, 1983, p. 94.

539.

Said, op. cit., p. 95.