c.011L’auditeur/lecteur comme écran de vision

Ainsi, dans Heart of Darkness Marlow interrompt-il son récit pour expliquer son désarroi et sa difficulté à visualiser Kurtz et interpeller son auditoire :

‘[...] Kurtz whom at the time I did not see–you understand. He was just a word for me. I did not see the man in the name any more than you do. Do you see the story ? Do you see anything ? It seems to me I am trying to tell you a dream [...]
‘Of course in this you fellows see more than I could then. You see me, whom you know...
It had become so pitch dark that we listeners could hardly see one another. (HD, pp. 57-58)’

L’affirmation selon laquelle les auditeurs sont susceptibles d’une vision plus conséquente du fait de leur extériorité et de leur contact visuel direct avec Marlow ‘(« in this you fellows see more than I could then. You see me, whom you know’ ») semble d’autant plus sujette à caution qu’elle est interrompue par trois points de supension et commentée ironiquement par la phrase suivante : ‘« It had become so pitch dark that we listeners could hardly see one another ’». Si les auditeurs n’arrivent même pas à se voir entre eux, il en est forcément de même pour ce qui est de voir Marlow. Néanmoins, les auditeurs ont un recul supplémentaire du fait de leur non-implication dans l’histoire racontée qui leur permet de ‘« rassembler la multiplicité’ » du récit de marlow de même que le lecteur, en l’absence d’une intention d’auteur clairement exprimée, est le lieu où l’unité du texte se produit, où la ‘« multiplicité [du texte] se rassemble ’» :

‘[...] le lecteur est l’espace même où s’incrivent, sans qu’aucune ne se perde, toutes les citations dont est faite une écriture ; l’unité d’un texte n’est pas dans son origine, mais dans sa destination, mais cette destination ne peut plus être personnelle : le lecteur est un homme sans histoire, sans biographie, sans psychologie ; il est seulement ce quelqu’un qui tient rassemblées dans un même champ toutes les traces dont est constitué l’écrit.540

La terminologie spatiale de Barthes (« espace », « champ », « traces ») correspond à une conception « spatiale » du texte et surtout de la lecture. La lecture permet en effet d’organiser l’espace textuel d’une manière propre à chaque lecteur et plus éclairante éventuellement. C’est pourquoi Marlow semble s’en remettre dans Lord Jim au jugement de ses lecteurs :

‘He existed for me, and after all it is only through me that he exists for you. I’ve led him out by the hand; I have paraded him before you. Were my commonplace fears unjust ? I won’t say–not even now. You may be able to tell better, since the proverb has it that the onlookers see most of the game. (LJ, p. 208)’

Quand bien même ni les auditeurs ni les lecteurs de Marlow n’arriveraient à une vision plus claire, ni à un jugement plus définitif, Marlow, et par conséquent Conrad, auraient réussi à suggérer une impression visuelle forte qui est l’objectif affiché de Conrad :

‘So the thing is vivid–and seen ? It is good news to me, because, unable to try for something better, higher, I did try for the visual effect. And I must trust to that for the effect of the whole story from which I cannot evolve any meaning–and have given up trying541. ’

La tâche n’est cependant pas aisée du fait du fossé qui sépare langage et vision : ‘« All this happened in much less time than it takes to tell, since I am trying to interpret for you into slow speech the instantaneous effect of visual impressions’. » (LJ, p. 48). On rejoint ici les thèses de Lessing qui se plaint de ne rien voir lorsque le poète essaie de décrire une belle femme alors qu’un peintre saurait en représenter la beauté : « ‘Mais chez le poète, je ne vois rien et je ressens avec dépit la vanité de mes plus grands efforts pour voir quelque chose. ’»542 Il suggère donc au poète de décrire non la chose mais l’effet produit : « ‘Ce qu’Homère ne pourrait décrire analytiquement, il nous le révèle par l’effet produit. Peignez-nous, poètes, le plaisir, l’attraction, l’amour, le ravissement que crée la beauté, et vous aurez peint la beauté elle-même. ’»543 Ainsi un art aussi consécutif que la poésie ou la prose peut suggérer l’effet de simultanéité de la vision. Ne pouvant décrire le caractère d’inquiétante étrangeté de ce qu’il a vu et entendu lors de son expédition étant donné qu’il utilise des mots « de tous les jours », Marlow décrit avant tout ses impressions :

‘I’ve been telling you what we said–repeating the phrases we pronounced–but what’s the good? They were common everyday words–the familiar, vague sounds exchanged on every waking day of life. But what of that? They had behind them, to my mind, the terrific suggestiveness of words heard in dreams, of phrases spoken in nightmares. (HD, p. 108). ’

Le récit de Marlow lui-même devient performatif, « suggestif » : il ne donne pas à voir, il fait voir ; il ne reproduit pas le visible, « il rend visible. »544 Ceci est d’autant plus frappant chez Conrad que ce qu’il donne à voir est trompeur et qu’il veut nous amener au contraire à aller voir du côté de ce qui reste caché. Son esthétique en ce sens s’approche d’une forme de distanciation, de déconstruction. Lorqu’on lit Heart of Darkness, l’impression prédominante n’est pas celle d’hypotypose mais au contraire d’une vision brouillée du fait d’une subjectivité percevante. L’hypotypose est ce procédé stylistique qui consiste à décrire une scène avec tant de précision et de talent que le lecteur puisse l’imaginer comme s’il la regardait. La lecture de passages descriptifs de Heart of Darkness, à l’inverse, nous donne une impression forte d’implication du personnage dans l’espace mais ce dernier reste très vague, voire abstrait. Dans Heart of Darkness, la récurrence d’adjectifs négatifs comme « unscrutable » brouille les contours du paysage. Il ne s’agit plus d’une esthétique du voir mais de l’aveuglement, du droit de ne pas voir. L’adjectif « scrutable » à lui seul ne suffit pas à déterminer un ensemble doté d’une forte puissance évocatoire ou visuelle puisqu’il n’est pas limitatif. En un sens tout le visible en fait partie, l’adjectif recouvre donc une réalité infinie et non pas le tableau fini d’un paysage particulier. Son antonyme « unscrutable » est encore moins suggestif puiqu’il nie un ensemble infini : en un sens il est doublement infini et indéterminé. De tels adjectifs semblent avant tout saper l’entreprise représentationnelle du récit. Au lieu de cadrer et de fermer l’espace, ils l’ouvrent, voire même le décuplent, au risque d’un obscurcissement total. Le paradoxe de l’écriture conradienne est qu’elle « rend visible » l’invisible, qu’elle incite le lecteur à se méfier des apparences trop évidentes, trop « lumineuses » et à aller voir du côté des zones d’ombres.

Notes
540.

Barthes, Le bruissement de la langue, op. cit., p. 69, c’est moi qui souligne.

541.

Cette phrase concernant The Rescue est valable tout autant pour Heart of Darkness ou Lord Jim. Elle est tirée d’une lettre de Conrad à Garnett (Edward Garnett [éd.], Letters from Conrad, 1895 to 1924, Londres : Nonesuch Press, 1928, p. 141).

542.

Lessing, Laocoon, op. cit., p. 146.

543.

Ibid., pp. 150-151.

544.

« L’art ne reproduit pas le visible ; il rend visible. » (Paul Klee dans « Credo du créateur » de 1920, Théorie de l’art moderne, édition et traduction établies par Pierre-Henri Gonthier, Paris : Gallimard/ Folio/Essais, 1998 [©Denoël, 1964], p. 34).