d.011Une esthétique de la vision comme distanciation

Donner à voir pour Conrad comme pour Althusser, c’est mettre à jour l’idéologie dans laquelle baigne l’oeuvre d’art, c’est susciter ce que Brecht appelle une opération de distanciation. C’est pourquoi Althusser utilise le terme de « prise de distance » pour rendre compte de l’effet de l’art :

‘Ce que l’art nous donne à « voir », nous donne donc dans la forme du « voir », du « percevoir » et du « sentir » (qui n’est pas la forme du connaître), c’est l’idéologie dont il naît, dans laquelle il baigne, dont il se détache en tant qu’art, et à laquelle il fait allusion. [...] une vue qui suppose un recul, une prise de distance intérieure sur l’idéologie même dont leurs romans sont issus.545

Conrad affirme dans A Personal Record, que le but de la création ne peut être éthique, qu’il est en fait purement « spectaculaire » :

‘The ethical view of the universe involves us at last in so many cruel and absurd contradictions, where the last vestiges of faith, hope, charity, and even of reason itself, seem ready to perish, that I have come to suspect that the aim of creation cannot be ethical at all. I would fondly believe that its object is purely spectacular: a spectacle for awe, love, adoration or hate, if you like, but in this viewand in this view alonenever for despair! Those visions, delicious or poignant, are a moral end in themselves. (PR, p. 90)’

Le caractère « spectaculaire » du monde ne va pas sans relation « spéculaire » au sens où il doit se refléter dans quelque conscience, celle du poète ou du romancier en particulier. Elle seule saura refléter les miroitements et les reflets changeants d’un monde dont les formes évoluent. Le monde est une forme qui évolue et la conscience elle-même est pétrie et modelée par l’expérience d’un univers en mouvement :

‘[...] my conscience, that heirloom of the ages, of the race, of the group, of the family, colourable and plastic, fashioned by the words, the looks, the acts, and even by the silences and abstentions surrounding one’s childhood; tinged in a complete scheme of delicate shades and crude colours by the inherited traditions, beliefs or prejudices–unaccountable, despotic, persuasive, and often, in its texture, romantic. (PR, p. 92)’

La conscience est une forme « plastique » au sens de malléable : elle est littéralement façonnée par ce qu’elle reflète mais elle façonne aussi en retour cette même réalité. Nous essaierons de bien dissocier ces deux aspects lorsque nous parlerons d’» écriture à dominante spatiale » : une conscience « spatiale » qui s’attache aux formes du fait du caractère « spectaculaire » du monde mais aussi une réalité perçue comme une forme du fait de notre propre mode de conscience et de perception. Ainsi, quand nous parlerons de kaléidoscope, de télescopage ou encore de fusion problématique pour qualifier l’écriture respective de Conrad, Lowry et White, nous essaierons de cerner à la fois des modalités d’» être » du monde et des modalités d’appréhension de ce même monde.

Conrad ne cherche pas à nous dire que l’univers n’est qu’un merveilleux spectacle dont il faut se délecter de manière passive. Il ne nous est pas donné pour que nous nous abandonnions au plaisir de la rêverie. Nous aurions alors certaines dérives exotiques chères au XIXe siècle, l’ailleurs et l’espace neuf à explorer comme prétexte à l’évasion (« escapism »). L’univers dans son « inquiétante étrangeté » nous offre au contraire la possibilité d’exercer notre faculté critique et d’aiguiser notre conscience. Le parcours de l’espace ne s’apparente donc pas à une recherche complaisante et nonchalante de plaisirs exotiques mais bien à un questionnement herméneutique et ontologique. Son raisonnement est le suivant : puisque le monde est pur « spectacle » et, de surcroît, spectacle en mouvement, il nous incite à développer notre esprit d’analyse et notre sens critique et à bien cerner l’interdépendance entre conscience et monde. En ce sens, Conrad est un précurseur de la modernité puisque c’est le regard porté sur la réalité et non la réalité elle-même qui façonne le roman et puisque c’est ce regard critique qui fait le romancier, bien plus que les faits qu’il relate ou les « formes que prennent les nouveaux repères » propres à une époque :

‘Rules, principles and standards die and vanish everyday. Perhaps they are all dead and vanished by this time. These, if ever, are the brave free days of destroyed landmarks, while the ingenious minds are busy inventing the forms of the new beacons which, it is consoling to think, will be set up presently in the old places. But what is interesting to a writer is the possession of an inward certitude that literary criticism will never die, for man (so variously defined) is, before everything else, a critical animal. (PR, p. 93)’

L’homme a besoin de « formes », de repères (« landmarks ») : il éprouve le besoin de se placer (« places »). Mais il éprouve aussi le besoin de se re-placer, au fur et à mesure que la société évolue. Seul son esprit critique reste intact puisqu’il reste toujours au dehors de ces formes. Quant à l’esprit critique du lecteur, il est d’autant plus sollicité que la vision chez Conrad, Lowry et White n’est jamais focalisée sur un seul personnage mais sur de nombreux protagonistes. Vision rime alors non seulement avec distanciation mais aussi avec démultiplication des points de vue.

Notes
545.

Louis Althusser, « Lettre sur la connaissance de l’art », in Écrits philosophiques et politiques, tome 2, Stock/Imec, p. 561.