e.011Mise en abyme comme expression de l’incommensurable

Au coeur de Heart of Darkness, Under the Volcano et Voss, on trouve trois personnages principaux opaques dont l’aura énigmatique sert de catalyseur de l’intrigue (Kurtz, le Consul et Voss). Néanmoins ces trois personnages ne sont accessibles qu’au moyen de médiateurs tels que Marlow, Laruelle et Laura. Les premières pages de chacun de ces trois romans s’ouvrent d’ailleurs sur les trois personnages médiateurs. Dans Heart of Darkness, c’est Marlow qui est tout d’abord présenté et c’est dans sa bouche qu’apparaît la première référence à Kurtz. Le récit tout entier est présenté comme le récit oral de Marlow sur le Nellie et ce au moyen d’un narrateur primaire. De même, dans Under the Volcano, il n’est fait allusion au Consul qu’au détour d’une conversation entre Laruelle et son ami Vigil. Dans un premier temps, Lowry avait d’ailleurs envisagé de présenter les onze derniers chapitres comme un long rêve de Laruelle. Le nom même de l’ami du Consul, « La-ruelle », évoque un regard porté de biais, comme en sus, sur la rue-voie-ligne principale de l’action, qui est l’itinéraire du Consul. Dans Voss enfin, c’est au travers du dialogue avec Laura et de son regard sur lui que Voss apparaît. En un sens, ces trois médiateurs sont symptomatiques de la difficulté du romancier à communiquer une expérience première. Ce phénomène est propre à l’apparition du roman d’après Benjamin, qui contraste le statut du conteur ou narrateur de la tradition orale (contes, légendes, nouvelles) à celui du romancier qui appartient pour sa part au règne du livre et de l’imprimerie et qui, de ce fait, a perdu la capacité à communiquer son expérience à un auditoire  :

‘Le narrateur emprunte la matière de sa narration, soit à son expérience propre, soit à celle qui lui a été transmise. Et ce qu’il narre devient expérience pour qui l’écoute. Le romancier se tient à l’écart. Le lieu de naissance du roman est l’individu solitaire, qui ne peut plus traduire sous forme exemplaire ce qui est en lui le plus essentiel, car il ne reçoit plus de conseils et ne sait plus en donner. Ecrire un roman, c’est mettre en relief, dans une vie, tout ce qui est sans commune mesure.546

L’» isolement » de l’écrivain (« à l’écart ») le contraint à utiliser des personnages médiateurs qui mettent en abyme l’histoire de Kurtz, du Consul ou encore de Voss. Marlow est d’ailleurs un véritable conteur et non pas seulement un narrateur.

Ainsi, dans Voss, la progression de l’expédition dans le « bush » n’est pas une expérience transmissible comme telle, elle nécessite l’intervention d’un personnage-relais, Laura. La mort de Voss, par exemple, ne donne pas lieu au dévoilement d’une vérité ultime, connaissance ou sagesse547. Carolyn Bliss souligne en effet que seule Laura est la dépositaire d’un sens ou d’une forme (« shape ») à donner à l’expérience de Voss :

‘[...] White gives (or inflicts upon) Laura twenty years to reflect on the ordeal she and Voss undergo. It is she, if anyone, who must show us the shape of a life informed by the knowledge Voss died with. [...]
It is through Laura, then, that Voss’s life and death are interpreted, an observation which brings us to a second structuring principle White uses in Voss : the novel begins and ends with Laura. In her life, Voss’s experience is not only paralleled and reflected, but mediated to us. Laura becomes Voss translated, Voss made intelligible and, most of all, accessible548. ’

Laura est donc le trait d’union entre Voss et le lecteur, entre l’hubris de Voss qui l’amène à défier toute loi de vie en société et le commun des mortels qui doit savoir peser le pour et le contre. Laura offre un point plus mesuré et détaché sur les potentialités humaines et Veronica Brady voit dans le témoignage de Laura le point de vue évaluatif de référence pour le lecteur du fait qu’elle est la dernière à commenter les événements de l’expédition : ‘« In effect, then, this last chapter is a coda to the action. ’ ‘But it also establishes the point of view from which the reader is to regard the whole story : not involvement but rather an ironic, self-aware, detachment. ’»549 Bliss affirme donc que le rôle de Laura est servir de « point de vue » privilégié sur l’énigme centrale en quoi consistent le personnage de Voss ainsi que le sens à donner à l’expédition. Bliss voit même en Laura un procédé de gemellité (« ‘twinning device ’»550). En fait, en un sens, Voss est bien l’histoire d’un seul homme, Voss, réfractée par le narrateur, Laura, le « réflecteur » jamesien de prédilection mais aussi par les différents personnages. Le passage suivant en témoigne on ne peut plus clairement : ‘« All the members of the party, even the unhappy Harry Robarts, who was being torn intermittently in two directions, were as emanations of the one man, their leader’ » (V, p. 359). Cette prolifération des réflecteurs, réflecteur principal (Laura) et réflecteurs secondaires (Le Mesurier551, Palfreyman, Judd et les autres), se retrouve tout particulièrement dans les romans de Conrad, notamment ceux dont Marlow est le narrateur.

Chez Conrad, on a bien des « ‘récits dans le récit »552, une « technique narrative à tiroirs »’ 553 mais ces récits secondaires ne sont pas prétextes à raconter d’autres histoires comme c’est souvent le cas dans les romans picaresques mais bel et bien à creuser la même histoire. La mise en abyme dans ses romans est plutôt le reflet d’une ‘« peur du vide, de l’espace et du temps neutres’ »554 comme le dit si bien Tadié à propos du XXe siècle. Cette véritable phobie du vide est d’autant plus exacerbée qu’elle ne se voit pas apaisée par un « comblement » artificiel comme celui de la religion, de la morale, ou encore de codes esthétiques bien huilés comme les trois unités ou encore le « happy ending ». C’est Marlow qui doit alors faire miroiter le comblement « du vide, de l’espace et du temps neutre » avec un point de vue privilégié. Qu’il s’agisse de Heart of Darkness ou de Lord Jim, la composition narrative comprend par ailleurs un récit cadre (celui du narrateur primaire), le récit de Marlow et enfin des récits enchassés. Cette composition permet plusieurs plans de narration et elle donne une impression de volume qui caractérise l’écriture spatiale. Au problème des récits imbriqués correspond un même étagement des interlocuteurs : auditeurs de Marlow et lecteurs des romans comme si l’» expérience incommensurable » ne pouvait se donner à voir que par le biais de la mise en abyme et de la narration et de la réception.

Quant à Under the Volcano, il utilise le même procédé de mise en abyme puisque, l’histoire principale ayant déjà eu lieu, elle est racontée sur le mode de l’analepse tout comme dans Heart of Darkness et Lord Jim. Le narrateur principal semble être Laruelle du fait qu’il introduit le premier chapitre et que le reste du roman était tout d’abord conçu comme le compte-rendu d’un de ses rêves. Néanmoins, son point de vue privilégié ne doit pas faire oublier l’importance des points de vue de Hugh, Yvonne et du Consul lui-même. Au premier chapitre, Laruelle et Vigil parlent de l’histoire qui s’est déjà déroulée, de la mort du Consul alors que le reste du roman décrit la dernière journée du Consul. Cette composition s’apparente à un système de poupées russes qu’on s’apprête à ouvrir. Si Laruelle peut être assimilé à une fenêtre sur l’histoire, un regard de biais, depuis une « ruelle » et non depuis l’allée centrale que serait celle d’un narrateur omniscient, son nom évoque tout autant la roue (« Laruelle »-» La-roue »-» Lowry ») et donc là encore un phénomène de mise en abyme qui tourne, de points de vue qui tournent, tantôt Laruelle, tantôt Hugh, Yvonne ou le Consul. La métaphore récurrente de la roue dans le roman a une valeur métadiégétique dont Lowry était parfaitement conscient : ‘« the very form of the book [...] is to be considered like that of a wheel, with 12 spokes, the motion of which is something like that, conceivably, of time itself.’ »555 Sachant que chacun des douze chapitres correspond à un point de vue, la métaphore de la roue indique que l’on passe d’un rayon de la roue au suivant pour atteindre le centre du roman qui évolue comme le temps ‘(« the motion of which is something like that, conceivably, of time itself’ »). La mise en abyme répétée est symptomatique une fois de plus de l’incommensurabilité de l’expérience à transmettre. La mise en abyme et la multiplication des points de vue contribuent paradoxalement à prolonger le mystère de l’expérience première qui, comme la dernière des poupées russes, semble toujours inaccessible.

Notes
546.

Walter Benjamin, « Le narrateur. Réflexions sur l’oeuvre de Nicolas Leskov », OEuvres choisies, trad. de l’allemand par Maurice de Gandillac, Paris : Julliard, 1959, p. 297.

547.

C’est pourtant la mort qui d’après Benjamin permettait justement au conteur de transmettre la quintessence de son histoire : « Or, c’est surtout chez le mourant qu’on voit prendre forme de réalité transmissible, non seulement le savoir ou la sagesse d’un homme, mais surtout le contenu même de sa vie, c’est-à-dire la matière dont sont faites les histoires. » (Ibid., p. 306). Il est intéressant que Benjamin parle ici de « forme » : c’est bien parce que l’expérience moderne ne se prête pas à une forme transitive (« transmissible ») que l’on assiste à une démultiplication de la mise en abyme et des points de vue. L’absence de forme transmissible donne lieu à une structuration par l’informe « spatial » que constituent les multiples réflecteurs et relais narratifs.

548.

Carolyn Bliss, Patrick White’s Fiction, The Paradox of Fortunate Failure, New York : St Martin’s Press, 1986, pp. 63-64.

549.

Veronica Brady, « In My End is My Beginning : Laura as Heroine of Voss », Southerly, March 1975, n°1, pp. 16-32, p. 19.

550.

« In structural terms, then, she is a twinning device, as Arthur Brown is to Waldo, for example, in The Solid Mandala, representing for Voss the double, in the phrase of Camus, the stranger who at certain seconds comes to meet us in the mirror » (Bliss, op.cit., p. 24).

551.

Le Mesurier a d’ailleurs un nom prédestiné puisqu’il est le seul avec Laura à véritablement réussir à « mesurer » « ce qui est sans commune mesure », la seule réalité que le roman puisse mettre en relief d’après Benjamin (cf supra, op. cit., p. 297). Il le fait au travers de ses poèmes qui donnent un point de vue éclairant sur Voss.

552.

Jean-Yves Tadié, Le roman d’aventures, op cit., p. 20.

553.

Ibid., p. 20.

554.

Ibid., p. 20.

555.

Malcolm Lowry, « Letter to Jonathan Cape », op. cit., p. 18.