f.011D’un éclatement de la vision à une dissolution des points de vue

La prolifération des points de vue est particulièrement frappante chez Lowry puisque chaque chapitre est le reflet d’un point de vue particulier mais à l’intérieur de chaque chapitre le point de vue n’est pas stable. Si l’on prend la scène qui précède le moment où Hugh rase la barbe de son demi-frère, le Consul, on constate que la focalisation centrée sur Hugh s’élargit ensuite à un indéfini (« one ») et enfin à un point de vue non identifié :

‘But first Hugh wiped the razor with some tissue paper, glancing absently through the door into the Consul’s room. The bedroom windows were wide open; the curtains blew inward very gently. The wind had almost dropped. The scents of the garden were heavy about them. Hugh heard the wind starting to blow again on the other side of the house, the fierce breath of the Atlantic, flavored with wild Beethoven. But here, on the leeward side, those trees one could see through the bathroom window seemed unaware of it. And the curtains were engaged with their own gentle breeze. Like the crew’s washing on board a tramp steamer, strung over number six hatch between sleek derricks lying in grooves, that barely dances in the afternoon sunlight, while abaft the beam not a league away some pitching native craft with violently flapping sails seems wrestling a hurricane, they swayed imperceptibly, as to another control... (UV, p. 178)’

Hugh semble ici être le focalisateur de la scène puisque le texte suit son regard sur la chambre du Consul qu’il aperçoit par la porte, et sur les arbres qu’il aperçoit par la fenêtre de la salle de bain. Néanmoins la focalisation s’élargit alors à l’indéfini « one », c’est-à-dire à toute personne susceptible de se trouver à la place de Hugh, le lecteur y compris : « those trees one could see »556. C’est alors que le texte s’intéresse non plus à un point de référence autour duquel la scène s’organise, point central de vision (« Hugh [...] glancing », « those trees one could see ») ou d’écoute (« Hugh heard the wind ») ou encore d’odorat (« The scents of the garden were heavy about them ») mais présente une série de décrochages de focalisation pour mieux privilégier le déploiement d’un espace textuel et visuel imaginaire. Au plan de la maison du Consul et des rideaux oscillant faiblement s’ajoute alors celui du « rouleur des mers » et de la lessive de son équipage bercée par le roulis ainsi que celui de la « petite barque indigène » et de ses voiles claquant au vent. Le lecteur superpose alors dans son esprit trois « lieux », d’autant que la barque apparaît à l’arrière du « rouleur des mers ». Thérèse Vichy y voit un exemple typique de cette technique qui consiste à perturber le « plan performatif de l’énonciation » par l’irruption « d’autres plans à focalisation variable » :

‘On peut dire que le plan performatif de l’énonciation, de ce que les personnages sont au présent de la narration censés dire ou faire, est constamment brisé, submergé par d’autres plans à focalisation variable, au double sens optique et narratif, plans passés ou futurs, objectifs ou subjectifs, métaphoriques ou référentiels557.’

Les deux plans successifs de la lessive du « rouleur des mers » et des voiles de la « barque indigène » sont effectivement métaphoriques alors que la focalisation sur les rideaux de la maison du Consul était référentielle. La vision des rideaux par Hugh semblait objective alors que celle de la lessive et des voiles paraît tout-à-fait subjective. Par ailleurs, il est absolument impossible de décider de l’instance de focalisation et optique et narrative : s’agit-il des pensées de Hugh ou d’un commentaire du narrateur ? Le point de vue est peut-être celui du narrateur, comme le laisserait à penser la réintroduction du pronom « they » et le fait que, dans tout le passage, la focalisation optique se fait à partir de Hugh mais aussi à partir de l’indéfini « one ». L’éclatement de la vision et la dissolution des points de vue se retrouve de manière très frappante dans le chapitre VIII, placé lui aussi sous le point de vue de Hugh. A un épisode qui demande a priori une interprétation politique claire et courageuse, répondent en fait le faux-fuyant des différents points de vue. En effet, c’est un chapitre centré sur la mort de l’Indien et le voyage en bus. Au regard superficiel et détaché des voyageurs du bus s’oppose la réalité crue d’un état de non droit, illustré par la mort non expliquée de l’Indien. Le seul passager qui accepte à la fois de descendre du bus pour faire face à la réalité mais aussi d’avoir les mains sales au sens sartrien du terme, est le « pelado » mystérieux qui n’hésitera pas à dépouiller l’homme mourant. Le Consul et Hugh à l’inverse ont refusé de soulever le sombrero de l’Indien alors que le « pelado » a lui, soulevé le chapeau et en a profité pour voler l’argent caché sous son col, n’hésitant nullement à avoir les mains sales au propre et au figuré (UV, pp. 242-243). Et ce n’est pas un hasard si cet événement n’est pas l’objet d’une description fondée sur la perspective héritée d’Alberti, c’est-à-dire une scène-tableau posée devant l’oeil-chevalet d’un observateur unique.

Le fait que le corps de l’indien soit tout d’abord aperçu depuis les fenêtres du bus et ensuite soumis à de multiples regards et points de vue témoigne d’un bouleversement de la conception « scénographique »558 de l’espace et de la réalité. Dans la mouvance des théories de la relativité, la réalité n’est pas conçue comme une et indivisible mais changeante selon les points de vue et selon la vitesse de l’observateur. L’espace-temps de la mort de l’indien, espace-temps de l’urgence, contraste étrangement avec l’espace-temps nonchalant des voyageurs du bus, réduits à l’état de voyeurs passifs : ‘« Yet it was not that time stood still. ’ ‘Rather was it time was moving at different speeds, the speed at which the man seemed dying contrasting oddly with the speed at which everybody was finding it impossible to make up their minds’. » (UV, p. 246). On pourrait reprendre exactement les mêmes termes en disant que le point de vue de l’homme mourant ne peut être celui de l’observateur indifférent ou blasé : « ‘Yet it was not that the [’ ‘point of view’ ‘] stood still. ’ ‘Rather was it that the [’ ‘point of view’ ‘] was moving at different speeds, the speed at which the man seemed dying contrasting oddly with the speed at which everybody was finding it impossible to make up their minds’. » (Ibid.) Le fait que le trajet en bus occupe tout un chapitre et en outre, l’un des chapitres les plus engagés politiquement, semble conforter l’idée qu’il s’agit là d’un moyen de complexifier les points de vue tout en soulignant leur profonde superficialité ainsi que leur total décrochage par rapport à la réalité. En effet, le fait de rester à l’intérieur du bus et de contempler la réalité sans y participer correspond bien à un désir de rester à la surface de l’événement plutôt que de l’analyser. Par ailleurs, le bus étant un point d’observation mouvant, il illustre l’instabilité des points de vue qui passent de la gaieté à la tristesse et de la légèreté à la gravité au détour d’un virage. Le passage suivant du chapitre VIII en est un bon exemple :

‘Christ ! He hadn’t realized how fast they were going, in spite of the road and their being a 1918 Chevrolet, and it seemed to him that because of this a quite different atmosphere now pervaded the little bus ; [...] all contributed to a sense of gaiety, a feeling, almost, of the fiesta itself again, that hadn’t been there before.
But the boys were dropping off, one by one, and the gaiety, short-lived as a burst of sunlight, departed. (UV, p. 239). ’

Lowry, tout comme deux autres romanciers incontournables du début du siècle, Proust et Joyce, abandonne les décors fixes situés dans un espace homogène pour les remplacer par une multitude d’espaces hétérogènes variant au gré des humeurs et des points de vue changeants de la conscience des protagonistes :

‘Thus the two most innovative novelists of the period transformed the stage of modern literature from a series of fixed settings in a homogeneous space into a multitude of qualitatively different spaces that varied with the shifting moods and perspectives of human consciousness559.’

La progression du vapeur dans Heart of Darkness est du même ordre : elle correspond certes à une stratégie narrative qui refuse de s’attacher à un point de vue unique en faisant évoluer le regard de Marlow, notamment par le biais du « delayed decoding », mais elle souligne aussi la profonde aliénation des employés de la Compagnie par rapport au monde de la jungle, monde qu’ils se contentent de voir défiler sans autre forme d’analyse. Le bus comme le vapeur sont emblématiques d’une remise en cause du point de vue unique et stable, qu’il s’agisse de celui de l’auteur ou de celui d’un protagoniste privilégié mais ils pointent aussi les limites d’un point de vue purement cinématographique sur une réalité qui leur échappe.

Dans Voss, la dissolution des points de vue particuliers est le fait de nombreux décrochements dans la focalisation, d’autant que Laura et Voss communiquent par la pensée. Alors que chaque chapitre est consacré soit à Sydney, soit à l’expédition, le chapitre XIII excepté, on trouve néanmoins des incursions d’un plan à l’autre. Ces incursions sont de l’ordre de la rêverie ou de la vision, voire d’une forme d’hallucination lorsque Voss imagine Laura à ses côtés, lui parlant. Dans ces passages, la focalisation est variable, voire même contradictoire. Ainsi, peu de temps avant son exécution par Jackie, Voss, dans un état intermédiaire entre veille et sommmeil, croit apercevoir un vieil homme puis une vieille femme et enfin une jeune femme, Laura :

‘ While they were asleep, an old man had come and, stepping across the body of Harry Robarts, sat down inside the hut to watch or guard Voss. Whenever the latter awoke and became aware of the man’s presence, he was not surprised to see him, and would have expected anyone. In the altering firelight of the camp, the thin old man was a single, upright, black stroke, becoming in the cold light of morning, which is the colour of ashes, a patient, grey blur.
[...] the old man, or woman, bent over him. For in the grey light, it transpired that the figure was that of a woman, whose breasts hung like bags of empty skin above the white man’s face.
Realizing his mistake, the prisoner mumbled an apology as the ashy figure resumed its vigil. It was unnecessary, however, for their understanding of each other had begun to grow. While the woman sat looking down at her knees, the greyish skin was slowly revived, until her full, white, immaculate body became the shining source of all light.
By its radiance, he did finally recognize her face, and would have gone to her, if it had been possible, but it was not; his body was worn out.
[...] ‘What is this, Laura?’ he asked, touching the roots of her hair, at the temples. ‘The blood is still running.’
But her reply was slipping from him.
And he fell back into the morning.
An old, thin blackfellow, seated on the floor of the twig hut, watching the white man, and swatting the early flies, creaked to his feet soon after this. Stepping over the form of the boy, who was still stretched across the entrance, he went outside. (V, pp. 382-384, c’est moi qui souligne)’

Le vieil homme devient vieille femme et elle-même subit une autre transformation dans l’esprit de Voss : elle prend l’aspect de Laura, une jeune fille lumineuse. Une métamorphose s’établit de la peau grise de la vieille femme (« the ashy figure », V, p. 383) au corps éclatant de la jeune fille : ‘« her full, white, immaculate body became the shining source of all light’ » (V, p. 383). De la vision, on passe même au dialogue : « what is this, Laura? » (V, p. 383). Cette scène, tout d’abord « objective » et comme vue d’un regard externe, devient une vision hallucinée de Voss puis un dialogue rêvé. Le dernier paragraphe du passage se termine cependant, de même qu’il avait commencé, avec la vision « réelle » du gardien, c’est-à-dire du vieil homme. Le lecteur est donc en droit de s’interroger sur la focalisation adoptée dans le passage : qui voit puis croit entendre un homme, une femme, une silhouette ? Le début du passage ne peut être que de la focalisation externe tout au plus–si focalisation il y a–puisque les deux personnages susceptibles d’assister à la scène dans la hutte, Voss et Harry, sont plongés dans le sommeil. Puis on passe à une focalisation interne centrée sur Voss : ‘« Whenever the latter [Voss] awoke and became aware of the man’s presence, he was not surprised to see him’ » (V, p. 382). Cet homme est ensuite perçu comme un trait (« black stroke », V, p. 383) pendant la soirée puis la nuit, et ensuite comme une tache indécise (« grey blur », Ibid.) au petit matin. Cette perception est forcément celle de Voss pour qui l’ombre du vieil aborigène se découpe en ombre chinoise devant la lumière du feu le soir puis se fond dans la lumière diffuse du matin. Cette ombre grise prend ensuite l’allure d’un être au sexe indéfini : « ‘the old man, or woman’ » (Ibid.). Ce syntagme indéfini suggère l’absence d’un narrateur omniscient et renforce l’impression de focalisation interne. De même le possessif « its » pour désigner l’aborigène est des plus troublants, alors même que le texte vient d’affirmer qu’il s’agissait d’une femme : ‘« For in the grey light, it transpired that ’ ‘the’ ‘ figure was that of a woman, whose breasts hung like bags of empty skin above the white man’s face. ’ ‘Realizing his mistake, the prisoner mumbled an apology as ’ ‘the ashy’ ‘ figure resumed ’ ‘its’ ‘ vigil.’ » (Ibid.). Ces intermittences de la référence peuvent signaler le point de vue brouillé de Voss, entre sommeil et demi-veille. La silhouette grise devient ensuite blanche et elle prend les traits de Laura. La blancheur de la silhouette est vraisemblablement due au jour qui se lève et donc encore une fois à la focalisation interne centrée sur Voss. Ce dernier s’endort ensuite à nouveau et la silhouette du vieil homme réapparaît : « ‘An old, thin blackfellow, [...] creaked to his feet soon after this’ » (V, p. 384). Cette phrase ne peut refléter la vision de Voss puisqu’il vient de s’endormir. On retrouve alors une focalisation externe, voire zéro. Néanmoins, un élément parasite réintroduit l’ambiguité du point de vue : le déictique « this ». En effet ce dernier suppose un lien très fort avec le narrateur-énonciateur ou avec un des personnages-repères dont le narrateur-énonciateur adopterait le point de vue implicitement560. Le narrateur-énonciateur n’étant pas un personnage de la diégèse, le « this » ne peut se rapporter à son point de vue ; quant à Voss, il dort. Le « this » semble donc se rapporter au point de vue du vieil homme aborigène, d’autant qu’il est dit que ce dernier observe Voss attentivement avant de sortir : le lecteur en conclut qu’il a été présent auprès de Voss toute la nuit et au petit matin et qu’il a assisté à son sommeil agité auquel réfère « this ». On a donc eu un changement de point de vue entre la focalisation zéro ou tout au plus externe du début du passage et la focalisation interne du coeur du passage centrée sur Voss puis sur l’aborigène. Néanmoins, aucun marqueur n’est venu indiquer de changement de point de vue, du narrateur apparemment omniscient du début à la pseudo-focalisation interne du reste du passage jusqu’à ce que Voss s’assoupisse à nouveau. Le point de vue est peu fiable tout au long du passage : n’est-ce pas apparemment le même narrateur qui affirme que le gardien est un vieil homme que celui qui hésite au moment de trancher sur l’identité sexuelle du gardien (« the old man, or woman »), et qui prétend–de manière contradictoire–qu’il semblait s’agir d’une femme (« it transpired that the figure was that of a woman »). On peut penser que c’est là un narrateur omniscient et hétérodiégétique qui parle mais il s’avère en fait que ce n’est que le point de vue homodiégétique du personnage Voss qui transparaît ici d’une manière subreptice. Dans tout ce passage, la position du narrateur est donc instable : elle traduit les hésitations d’un point de vue homodiégétique sous l’apparente objectivité d’un point de vue omniscient et hétérodiégétique. L’ensemble du passage n’est apparemment que la transcription « objective » de la vision « subjective » et fluctuante de Voss puis du gardien aborigène. La présence des visions et des communications télépathiques conduit donc à un brouillage des points de vue qui teinte l’ensemble du roman d’irréalité. Pour White, il ne s’agit pas de donner à voir ni de faire voir mais plutôt de suggérer. Il en appelle au lecteur qui seul pourra prendre en charge les hésitations du point de vue dans le texte. Le passage que nous venons d’analyser est d’ailleurs emblématique d’une technique repérée par Hilary Heltay561 : l’alternance entre article défini et article indéfini pour faire varier le point de vue. Elle s’attache à montrer dans son étude sur les articles et la référence chez White, que l’article défini contribue à donner de la profondeur aux personnages même lorsque ces derniers n’ont pas encore été définis, pour le lecteur alors que l’article indéfini tendrait à les laisser sur le plan d’une surface :

‘Definiteness is by its very nature a quality with perspective : since the roots of the recognizably familiar can reach into diverse areas and planes of consciousness while the new is simply and undifferentiately new, there are more worlds to be created by the definite than by the indefinite. Nevertheless, though the operational network of indefinite reference tends to be limited to the immediate surface of the narrative structure (to the scene currently being presented or envisaged), within these limits the indefinite article in its introducing capacity contributes its own peculiar dynamics to the raw material waiting to be organised. To account for these dynamics, we can isolate two interdependent factors that operate in conjunction with indefinite reference : newness and movement562.’

Normalement, lorsqu’un personnage est présenté pour la première fois et qu’il n’a pas été question de lui auparavant, il devrait apparaître sous la forme d’un indéfini. Mais c’est rarement le cas chez White qui souvent utilise l’article défini pour inciter le lecteur à se mettre dans la perspective de celui qui sait ou est supposé savoir. Cette technique demande une forte implication du lecteur. A l’inverse, l’article indéfini est l’article idéal pour présenter une situation toute nouvelle puisqu’il est associé à la « nouveauté et au mouvement » (« newness and movement », Ibid.). C’est bien ce qui se passe lors de l’apparition du vieil homme pour la première fois : ‘« While they were asleep, an old man had come’ » (V, p. 382). Une fois cet homme présenté au lecteur-spectateur de la scène, il peut être identifié par un article ou un pronom définis : « the man », « him », « the thin old man ». Et pourtant on a tout d’un coup, par deux fois, un article indéfini pour référer à cet homme : « ‘In the altering firelight of the camp, ’ ‘the thin old man was a single, upright, black stroke’ ‘, becoming in the cold light of morning, which is the colour of ashes, ’ ‘a patient, grey blur’ ‘.’ » (V, p. 383, c’est moi qui souligne). Cette réintroduction de l’indéfini correspond à de la nouveauté, ici un nouveau point de vue, celui de quelqu’un qui commence à ne plus bien distinguer les contours de la pièce et du vieil homme et qui ne le reconnaît pas mais le voit comme une forme nouvelle, un trait, une tache indistincte. Cette variation du point de vue trahit les intermittences de la vision de Voss mais aussi une volonté de la part du narrateur de défamiliariser le lecteur et de l’obliger à considérer la scène sous un nouvel angle. Hilary Heltay compare l’usage de l’article indéfini à un changement d’angle de prise de vue :

‘[...] the use of indefinites might be compared with the way the camera operates as it travels variously over the scene in film, now scanning the whole panorama, now panning from near to middle distance, or focusing in from a long-shot to a close-up on a detail563.’

Ici l’angle de vue n’est plus externe mais bien interne, celui des yeux embués de sommeil de Voss. Lorsqu’à nouveau l’article défini apparaît, c’est pour marquer un autre revirement du point de vue : il s’agit encore de celui de Voss mais ce dernier, après avoir somnolé et s’être réveillé à quelques reprises, ne voit plus une vague forme grise mais une femme : « ‘the old man, or woman’ ‘, bent over him. ’ ‘For in the grey light, it transpired that ’ ‘the figure’ ‘ was that of ’ ‘a woman’ ‘, whose breasts hung like bags of empty skin above the white man’s face.’ » (V, p. 383). L’utilisation de l’article indéfini souligne la nouveauté du spectacle perçu et l’effet de sidération qu’il produit sur Voss. Effectivement, dans l’expression « the old man, or woman », on est encore dans le domaine du préconstruit et de la perspective même si c’est de manière encore hésitante ; avec l’irruption de l’article indéfini « a woman », on tombe dans un nouveau plan, une toute nouvelle perception. Ensuite l’article défini reprend ses droits (« the ashy figure », « the woman ») jusquà la reconnaissance finale de Laura, fût-elle imaginaire et d’ordre hallucinatoire : ‘« he did finally recognize her face [...] ’ ‘‘What is this, Laura ?’ he asked, touching the roots of her hair, at the temples. ‘The blood is still running.’’ » (V, p. 383). Le déictique « this » introduit un nouveau plan, celui de l’hallucination, puisque le sang auquel il est fait référence n’existe pas dans le premier plan, celui de la hutte. Deux plans sont ici superposés grâce au simple jeu de la référence. Le narrateur choisit de ne pas le signaler autrement que par cette subtile valse des articles, ce qui oblige le lecteur à adopter une lecture souple et mouvante. Une telle technique permet au narrateur de passer imperceptiblement d’un point de vue « objectif » à un point de vue subjectif, de la perception à l’hallucination et de confondre leurs contours. Une telle stratégie narrative illustre parfaitement le précepte que Holstius dévoile à Theodora dans The Aunt’s Story, précepte qui consiste à accepter les contraires puisqu’on ne peut pas les réconcilier et passer d’un plan à l’autre : « ‘you have already found that one constantly deludes the other into taking fresh shapes, so that there is sometimes little to choose between the reality of illusion and the illusion of reality. ’ ‘Each of your several lives is evidence of this. ’» (AS, p. 278)564

011011Le point de vue peut paraître au premier abord relativement simple et stable dans Heart of Darkness et Lord Jim étant donné que Marlow y joue le rôle de réflecteur jamesien, centre organisateur de la vision et du récit. D’ailleurs, Wayne Booth voit en Marlow un « réflecteur fiable » des vues et visées de l’auteur implicite : ‘« a reliable reflector of the clarities and ambiguities of the implied author’ 565 ». Par ailleurs, le point de vue chez Conrad comme chez Lowry et White est d’autant plus important qu’il est au coeur de ce que Hillis Miller appelle les « relations interpersonnelles », l’un des trois « principes structurants essentiels à la fiction » avec la « forme temporelle » et la « relation entre fiction et réalité » : « ‘[...] temporal form, interpersonal relations, and relations of fiction and reality are three structuring principles fundamental to fiction.’ »566 Le problème, c’est que l’on passe d’un narrateur victorien omniscient, ou supposé tel, à une multiplicité de points de vue qui, de surcroît, sont sujets à discrédit. John Hillis Miller dit de Lord Jim :

‘[...] Victorian novels were often relatively stabilized by the presence of an omniscient narrator, spokesman for the collective wisdom of the community [...]. Such a narrator, if he were to exist, would represent a trustworthy point of view and also a safe vantage point from which to watch the hearts and minds of the characters in their relations to one another. Conrad, as many critics have noted, does not employ a “reliable” narrator. In Lord Jim no point of view is entirely trustworthy567.’

Dans Heart of Darkness, le point de vue de Marlow est limité et peu fiable. Finalement, il essaie de percer deux mystères, celui de la jungle et celui de Kurtz. Pour ce qui est de son point de vue sur la jungle , il est on ne peut plus hésitant :

‘‘I left in a French steamer, and she called in every blamed port they have out there, for, as far as I could see, the sole purpose of landing soldiers and custom-house officers. I watched the coast. Watching a coast as it slips by is like thinking about an enigma. There it is before you–smiling, frowning, inviting, grand, mean, insipid, or savage, and always mute with an air of whispering, Come and find out. [...] Here and there greyish-whitish specks showed up clustered inside the white surf, with a flag flying above them perhaps. Settlements some centuries old, and still no bigger than pinheads on the untouched expanse of their background. We pounded along, stopped, landed soldiers; went on, landed custom-house clerks to levy toll in what looked like a God-forsaken wilderness, with a tin shed and a flag-pole lost in it; landed more soldiers–to take care of the custom-house clerks, presumably. Some, I heard, go drowned in the surf ; but whether they did or not, nobody seemed to particularly to care. (HD, pp. 39-40, c’est moi qui souligne)’

Il s’opère ici un étrange renversement de point de vue : Marlow comme origine du regard devient lui-même objet du regard de la jungle, qui lui sourit, prend un air sévère puis accueillant (« smiling, frowning, inviting », Ibid.). Par ailleurs, la vision est associée à la pensée : ‘« Watching a coast as it slips by is like thinking about an enigma. ’» (Ibid.).Si l’énigme est bien ce que la pensée n’arrive pas à cerner, alors le parallèle suggère que la côte est ce que l’on n’arrive pas à cerner non plus. La vision est effectivement entachée d’incertitude comme en atteste l’adverbe « perhaps » ainsi que l’interprétation qui reste en suspens : ‘« [We] landed more soldiers–to take care of the custom-house clerks, presumably. ’ ‘Some, I heard, go drowned in the surf; but whether they did or not, nobody seemed to particularly to care’ » (Ibid.). Le narrateur n’est donc pas fiable ni sur le plan de la vision, ni sur celui de l’interprétation qu’il donne du spectacle qui se déroule sous ses yeux. De même, dans Lord Jim, le point de vue de Marlow ne donne qu’une vision fragmentaire et brouillée de Jim :

‘‘I don’t pretend I understood him [Jim]. The views he let me have of himself were like those glimpses through the shifting rents in a thick fog–bits of vivid and vanishing detail, giving no connected idea of the general aspect of a country. They fed one’s curiosity without satisfying it; they were no good for purposes of orientation. (LJ, p. 99) ’

Si le point de vue et la vision sont très présents dans Heart of Darkness, Lord Jim, Under the Volcano et Voss et permettent de structurer les romans selon une logique spatiale du point de vue, il reste malgré tout de nombreuses zones d’ombres et les différents points de vue ne donnent pas une image unifiée mais plusieur images qui évoluent, se juxtaposent ou se superposent.

Notes
556.

Dans tout ce passage, c’est moi qui souligne.

557.

Thérèse Vichy, « Espace poétique et poétique de l’espace dans Under the Volcano », op. cit., p. 118.

558.

Le roman au début du XXe siècle est très influencé par l’évolution de l’art pictural qui devient un art de points de vue multiples, comme en témoignent les tableaux impressionistes ou encore plus nettement, ceux de Cézanne et du cubisme : « When the impressionists left their studios and went outside to paint, they discovered a new variety of points of view as well as shades of color and light. They broke Alberti’s rule that the canvas should be placed precisely one meter from the ground, directly facing the subject, and positioned it up and down at odd angles to create new compositions. They moved in and out of the scene, and the frame ceased to be the proscenium of a cubed section of space that it had traditionally been. Daubigny carried to an extreme their rejection of the fixed point of view when he painted from a house-boat as it rocked at anchor or actually sailed along the Seine. With these new points of view the Impressionists abandoned the scenographic conception of space. » (Stephen Kern, The Culture of Time and Space, 1880-1918, Cambridge [Massachussetts] : Harvard University Press, 1983, p. 141)

559.

Ibid., p. 149.

560.

Pour plus de détails sur le repérage par rapport à une origine énonciative lorsque « this » est utilisé, voir Grammaire et textes anglais, guide pour l’analyse linguistique de Jeanine Bouscaren et Jean Chuquet (Ophrys, 1987) : « De fait, [this] correspond à une réactualisation du répérage de l’élément en question, déterminé par la source énonciative du texte. Dans le cadre du récit, la deixis devra s’analyser comme le surgissement d’une instance énonciative, qu’il s’agisse de l’intervention du narrateur-énonciateur ou d’un repérage par rapport à un énonciateur rapporté (au discours indirect libre par exemple) (Ibid., p. 159).

561.

Hilary Heltay, The Articles and the Novelist, Reference Conventions and Reader Manipulation in Patrick White’s Creation of Fictional Worlds, Tübingen : Gunter Narr Verlag, 1983, 152p.

562.

Ibid., p. 58.

563.

Hilary Heltay, op. cit., p. 61.

564.

Geneviève Laigle a consacré un article intéressant à ce sujet : « The Reality of Illusion and the Illusion of Reality », Commonwealth Essays and Studies, Dijon, Autumn 1993, vol. 16, n°1, pp. 77-88.

565.

Wayne Booth, The Rhetoric of Fiction, op. cit., p. 154.

566.

John Hillis Miller, Fiction and Repetition, op. cit., p. 31.

567.

Ibid., p. 31.