011Lowry et la double voire multiple exposition 569

Chez Lowry, la juxtaposition est omniprésente et elle fait même partie de son projet esthétique. Il reprochait à une appréhension rigoureusement temporelle d’inhiber la perception de la simultaniété des événements : « ‘The sense of time is an inhibition to prevent everything happening at once’. »570 En effet, dans une préface rédigée pour l’édition française de Under the Volcano avec la participation de sa traductrice Clarisse Francillon, Lowry déclare avoir voulu ‘« exprimer six choses à la fois plutôt que de les discuter l’une après l’autre ’» :

‘Tout d’abord, son style [celui de l’auteur de la préface : Lowry] pourra parfois accuser une fâcheuse ressemblance avec celui de l’écrivain allemand dont parle Schopenhauer, qui désirait exprimer six choses à la fois au lieu de les aligner les unes après les autres : « Dans ces longues périodes riches en parenthèses, comme des boîtes enfermant d’autres boîtes, et plus bourrées que des oies rôties fourrées aux pommes, c’est la mémoire surtout qui est mise à contribution, alors que l’entendement et le jugement aussi devraient être appelés à l’oeuvre. »571

Ce désir de faire naître des images simultanées en emboitant les propositions comme autant de poupées russes a été finement analysé par Brian O’Kill qui y voit un procédé stylistique récurrent chez Lowry. Il donne l’exemple d’une phrase du premier chapitre dont les différentes parties s’imbriquent les unes dans les autres et relient ainsi le souvenir de son amour pour Yvonne qui lui rappelle le sentiment qu’il avait éprouvé devant les flèches jumelles de la cathédrale de Chartres, sentiment qu’il pense similaire à celui qu’avaient dû éprouver les pélerins quelques siècles auparavant :

‘His passion for Yvonne [...] had brought back to his heart, [...] the first time that [...] he had seen, rising slowly and wonderfully, [...] slowly rising into the sunlight, as centuries before the pilgrims straying over those same fields had watched them rise, the twin spires of Chartres cathedral. (UV, p. 12)’

Dans une même phrase, on a ainsi juxtaposition de trois moments (celui de l’idylle, celui de la découverte de Chartres, et celui des pèlerins), de deux lieux (Quaunahuac et Chartres) et de divers protagonistes (Yvonne et Laruelle, Laruelle, les pélerins). La « digression syntactique » et « l’expansion »572 sont des procédés récurrents chez Lowry afin de multiplier les plans (spatiaux, temporels) et les modes (l’actuel et le virtuel, les souvenirs, les rêves et les projets). C’est en ce sens qu’on peut parler de double voire de multiple exposition, un procédé narratif inspiré de la cinématographie573. Lowry, tout comme Joyce, sait que l’action réelle se produit sur une multiplicité de plans et dans une multiplicité d’espaces différents : « ‘the real action takes place in a plurality of spaces, in a consciousness that leaps about the universe and mixes here and there in defiance of the ordered diagraming of cartographers. ’»574 Ainsi, lorsque Laruelle dit se sentir étranger au Mexique, éternel promeneur, flaneur (« wanderer on another planet », UV, p. 9), il ne peut s’empêcher, en bon cinéaste, d’appréhender la réalité qu’il a sous les yeux à travers le filtre d’autres images, d’autres plans :

‘How continually, how startingly, the landscape changed ! Now the fields were full of stones : there was a row of dead trees. An abandoned plough, silhouetted against the sky, raised its arms to heaven in mute supplication ; another planet, he reflected again, a strange planet where, if you looked a little further, beyond the Tres Marías, you would find every sort of landscape at once, the Cotswolds, Windermere, New Hampshire, the meadows of the Eure-et-Loire, even the grey dunes of Cheshire, even the Sahara, a planet, upon which in the twinkling of an eye, you could change climates, and, if you cared to think so, in the crossing of a highway, three civilizations [...] (UV, pp. 9-10)’

Cette tendance à superposer différents plans ou tableaux en une même phrase se retrouve dans une autre caractéristique stylisque propre à Lowry, son usage d’une kyrielle d’adjectifs précédant le nom qu’ils qualifient sans qu’aucune ponctuation ou conjonction de coordination ne les sépare comme s’ils étaient tous sur le même plan :

‘[...] one of the most distinctive verbal features of Lowry’s prose [is] his use of adjectival accumulation in long pre-modification sequences, such as “the swift leathery perfumed alcoholic dusk” (p. 45), “her guilty divorced dead helplessness” (p. 265), and “a black lateral abstract sky” (p. 83)575.’

O’Kill souligne que l’effet produit est de superposer simultanément divers points de vue ou divers moments du même point de vue et d’obtenir en une description synthétique un complexe de perceptions diverses : ‘« [...] the description is not analytic but synthetic, intending to recombine the fragments of hurried perception into a momentary apprehension of the wholeness and complexity of an experience.’ »576 Il me semble que c’est là un exemple très convaincant de ce que Frank dénomme « forme spatiale ». Le destin d’Yvonne se confond ainsi avec celui d’une héroïne de film, Yvonne Griffaton, et cette conjonction de destins en devient presque fantastique :

Le Destin de Yvonne Griffaton ... And there she was-and she was still being followed–standing outside the little cinema in Fourteenth Street, which showed revivals and foreign films. And there, upon the stills, who could it be, that solitary figure, but herself, walking down the same dark streets, even wearing the same fur coat, only the signs above her and around her said: Dubonnet, Amer Picon, Les 10 Frattelinis, Moulin Rouge. And “Yvonne, Yvonne!” a voice was saying at her entrance, and a shadowy horse, gigantic, filling the whole screen, seemed leaping out of it at her: it was a statue that the figure had passed, and the voice, an imaginary voice, which pursued Yvonne Griffaton down the dark streets, and Yvonne herself too, as if she had walked straight out of that world outside into this dark world on the screen, without taking breath. It was one of those pictures that even though you have arrived in the middle, grip you with the instant conviction that it is the best film you have ever seen in your life; so extraordinarily complete is its realism, that what the story is all about, who the protagonist may be, seems of small account beside the explosion of the particular moment, beside the immediate threat, the identification with the one hunted, the one haunted, in this case Yvonne Griffaton–or Yvonne Constable ! (UV, p. 266)’

Or cette scène du film est proleptique puisque Yvonne Constable, femme du Consul, meurt sous les sabots d’un cheval qui bondit littéralement sur elle alors que dans le film, l’héroine, Yvonne Griffaton, ne fait que passer devant la statue d’un cheval et c’est Yvonne qui a l’impression que le cheval, envahissant tout l’écran, en sort puis vient droit sur elle : « ‘a shadowy horse, gigantic, filling the whole screen, seemed leaping out of it at her: it was a statue that the figure had passed’ » (UV, p. 266). De même que lors de la projection du film, Yvonne voit la silhouette d’un cheval se découper sur « l’écran » blanc du ciel, juste avant de mourir :

‘The sky was a sheet of white flame against which the trees and the poised rearing horse were an instant pinioned– [...] someone was calling her name [...] –gread God, the horse–and would this scene repeat itself endlessly and forever ?–the horse, rearing, poised over her, petrified in mid-air, a statue, somebody was sitting on the statue, it was Yvonne Griffaton, no, it was the statue of Huerta, the drunkard, the murderer, it was the Consul, or it was a mechanical horse on the merry-go-round, the carrousel [...] (UV, p. 336) ’

Dans Under the Volcano, les scènes se superposent entre rêve, réalité, souvenir, film ou hallucination, au point qu’on puisse parler de double, voire de multiple, exposition. Dans Voss, les disjonctions entre temps et espaces différents et les sauts de l’un à l’autre ne sont pas aussi explicites et brutaux mais il se font plutôt sur le mode du fondu-enchaîné.

Notes
569.

Il s’agit d’un procédé cinématographique fréquemment utilisé dans les films expressionistes notamment, et qui consiste à superposer plusieurs images. Sherril Grace a étudié l’application de cette technique dans Under the Volcano (The Voyage that Never Ends, op. cit., p. 57).

570.

Citation tirée de l’essai « Garden of Etla » de Malcolm Lowry (United Nations World, 4, juin 1950, p. 47).

571.

Cette citation est extraite de la préface française de Lowry pour l’édition de Under the Volcano en 1949 (Au-dessous du volcan, trad. de l’anglais par Stephen Spriel avec la collaboration de Clarisse Francillon et de l’auteur, Paris : Le club français du livre, 1949).

572.

Ces deux termes sont de Brian O’Kill : « Syntactical digression and expansion might therefore be seen as one of the chief devices by which Lowry tries to merge specific and universal references. » (« Aspects of Language in Under the Volcano », in Anne Smith [éd.], The Art of Malcolm Lowry, Londres : Vision Press Ltd, 1978, p. 75).

573.

Sherrill Grace donne deux exemples frappants de cette double exposition : l’apparition d’Yvonne au seuil de la « cantina » qui se superpose aux images de son arrivée à Acapulco dans une nuée de papillons et le moment où elle et le Consul s’arrêtent devant la vitrine d’un imprimeur où se trouvent des exemplaires de faire-parts de mariage, le reflet de son visage éclatant de soleil contrastant avec l’idée de son mariage brisé (The Voyage that Never Ends, op. cit., p. 57). Mais un tel procédé se réduplique à l’infini et la double exposition tourne souvent à la multiple exposition.

574.

Stephen Kern, The Culture of Time and Space, op. cit., p. 149.

575.

O’Kill, op. cit., p. 79.

576.

Ibid., p. 80.