011White et le fondu-enchaîné

White disait de sa technique romanesque qu’elle consistait à juxtaposer images, situations, et sentiments des personnages : ‘« I say what I have to say through the juxtaposition of images and situations and the emotional exchanges of human beings’ »577. Voss en est un exemple type puisque chaque image, chaque situation ou scène semble illustrer un état d’esprit ou, le plus souvent, la confrontation de deux états d’esprit ou davantage. Plusieurs scènes se déroulent en deux endroits simultanément, le lieu « réel », référentiel, où se trouve le personnage et un lieu dans lequel il imagine se trouver. Cette façon de passer imperceptiblement d’un plan à l’autre ou même d’être en deux endroits à la fois s’apparente à la technique filmique du fondu-enchaîné. Ainsi, Laura, alors qu’elle vient de s’entretenir avec Mr. et Mrs. Bonner se voit transportée en imagination auprès de Voss. Le lecteur passe d’une scène de genre traditionnelle, le repas, à un temps indéterminé, celui de la rêverie :

‘ That evening over dessert, when they were discussing the news that had been received, Mrs Bonner asked :
‘Would you say, from his letter, that Mr Voss appears satisfied at last with the way his affairs are progressing ?’
Immediately after this, they pushed back their chairs and went into another room.
And the days swelled with that sensuous beauty which was already inherent in them. I did, of course, know, Laura Trevelyan decided, but remained nevertheless bewildered. By the heavy heads of roses that stunned the intruder beneath trellises. By the scent of ripe peaches, throbbing in long leaves, and falling ; they were too heavy, too ripe. Feet treading through the wiry grass were trampling flesh, it seemed, but exquisitely complaisant, perfumed with peach.
Or she closed her eyes, and they rode northward together between the small hills, some green and soft, with the feathers of young corn ruffled on their sides, others hard and blue as sapphires. As the two visionaries rode, their teeth were shining and flashing, for their faces, anonymous with love, were turned, naturally, towards each other, and they did, from time to ime, catch such irrelevantly personal glimpses.What they were saying had not yet been translated out of the air, the rustling of corn, and the resilient cries of birds. (V, pp. 162-163)’

Alors que dans la conversation qui a précédé, les questions et réponses de Mr. Bonner, sa femme, Belle et Laura étaient réglées comme du papier à musique et restaient du domaine des « civilités »578, le paragraphe qui débute avec « And the days » est beaucoup plus personnel et visionnaire. On a l’impression d’un fondu-enchaîné qui passerait de la salle à manger, espace ritualisé et contraint, à des vues sur le jardin, des travellings qui s’attarderaient sur des roses épanouies et des fruits gorgés de suc prêts à tomber, des pas s’enfonçant dans l’herbe verte et drue, un espace du désir et de l’imaginaire. La référence aux yeux clos de Laura évoque elle aussi cette plongée dans un autre monde que celui de la réalité, le monde de l’irréel579 de Barthes, c’est-à-dire le monde de l’imaginaire, un monde du comblement, du trop-plein, de la surabondance :

‘Le comblement est donc une précipitation : quelque chose se condense, fond sur moi, me foudroie. [...] Je comble (je suis comblé), j’accumule, mais je ne m’en tiens pas au ras du manque ; je produis un trop, et c’est dans ce trop qu’advient le comblement (le trop est le régime de l’Imaginaire : dès que je ne suis plus dans le trop, je me sens frustré ; pour moi, juste veut dire pas assez) : je connais enfin cet état où la jouissance dépasse les possibilités qu’avait entrevues le désir580. ’

Ici les fleurs et les fruits sont trop avancés, trop mûrs, trop capiteux. Par ailleurs au temps ritualisé et minutieusement orchestré de Sydney succède le temps indéterminé du désir, de la mémoire et de l’anticipation. En effet, c’est un temps itératif dont l’ancrage n’est pas spécifié : celui « des jours » (« the days »), celui de la « fruition de l’amour »581 comme le dit Barthes, celui des pêches « palpitant » (« throbbing ») entre de longues feuilles puis « tombant » (« falling »), des pieds « foulant » (« treading ») l’herbe comme s’ils en piétinaient (« trampling ») la chair. Cette enfilade de formes progressives donne un très fort impact visuel qui par ailleurs n’est pas explicitement relié à un repère temporel. Le repère, l’ancrage, est donc avant tout celui du sujet désirant et rêvant. La suite du passage avec la vision de Laura est dans le droit fil de cette incursion dans l’Imaginaire qui mêle temps itératif de l’écoulement des jours avec la suggestion d’une nature en gestation et de Laura elle-même porteuse de l’enfant de Voss582, et temps imaginaire de la vision par laquelle Laura semble vivre auprès de Voss (« the two visionaries », Ibid.). Ces décrochages imperceptibles du temps réel et minuté de Sydney et de ses rites mondains au temps suspendu du jardin des Bonner puis au temps visionnaire d’une vie à deux sur le mode de la télépathie ou de l’hallucination, participent de cette économie du fondu-enchaîné, l’une des formes les plus audacieuses de la forme spatiale dans Voss. Concentration et superposition semblent alors souvent verser dans une forme de simultanéité.

On pourrait reprendre à propos de Heart of Darkness, Under the Volcano et Voss les termes employés par Bakhtine pour qualifier le romans de chevalerie à ceci près que la simultanéité ne serait pas celle d’une logique eschatologique mais de la perception « spatiale » que le lecteur doit se faire de l’oeuvre :

‘La logique temporelle de ce monde vertical, c’est la pure simultanéité de toutes choses (ou « la coexistence de toutes choses dans l’éternité »). Tout ce qui, sur la terre, est séparé par le temps, se réunit dans l’éternité en la pure simultanéité de la coexistence. Ces divisions, ces « avant », ces « après » introduits par le temps n’ont aucune importance, il faut les supprimer pour comprendre le monde, il faut tout juxtaposer dans un même temps, c’est-à-dire dans l’espace, d’un seul moment, il faut voir le monde comme simultané583. ’

« Voir le monde comme simultané », là est la tâche attribuée au lecteur. Mais une telle vision simultanée ne signifie pas cohérence, unité, résolution des contradictions. Elle est bien plutôt le plus souvent kaléidoscope ou mosaïque. Comme dans un tableau cubiste, le roman présente divers points de vue d’une même réalité, pris à un même moment ou à différents moments et c’est au lecteur d’en assumer la juxtaposition, voire même la contradiction. Simultanéité ne rime pourtant pas forcément avec composition romanesque. Comme le souligne un contemporain de Lowry, elle est souvent associée à la composition théâtrale :

‘La vérité est que le mot de composition a un sens très différent quand il s’agit du théâtre et du roman. La composition dramatique est fondée sur des simultanéités. Elle resserre dans le temps (trois unités), elle porte non sur des évolutions, mais sur des situations, des coupes typiques et momentanées mises en pleine lumière. [...] on peut l’appeler une composition dans l’espace autant et plus qu’une composition dans le temps. [...]. Mais le grand roman, le roman-nature, pour reprendre l’expression de tout à l’heure, c’est de la vie, je veux dire quelque chose qui change et quelque chose qui dure. Le vrai roman n’est pas composé, parce qu’il n’y a composition que là où il y a concentration, et, à la limite, simultanéité dans l’espace. Il n’est pas composé, il est déposé, déposé à la façon d’une durée vécue qui se gonfle et d’une mémoire qui se forme. Et c’est par là qu’il fait concurrence non seulement à l’état civil, mais à la nature, qu’il devient une nature584. ’

Le paradoxe, c’est que le roman de Lowry est justement basé sur des juxtapositions, des simultanéités et une forte impression dramatique et tragique : il est aussi extrêmement composé. Under the Volcano est le contre-exemple parfait de l’affirmation suivante de Thibaudet :

‘Une destinée ne se développe, ne se réalise, ne se crée que dans la durée, et le roman, c’est le genre qui a besoin de durée, qui répugne de tout son être aux vingt-quatre heures où se resserre l’élan tragique, et qui se plaît à vivre et à suivre la vie entière d’un homme585. ’

Pour Thibaudet, le roman est caractérisé par l’expansion, par le fait de « disposer librement du temps », alors que le théâtre, le discours, la nouvelle sont des modes de la concentration, « contraints à utiliser un minimum de temps pour un maximum d’effet »586 : à la « nouvelle qui concentre » s’oppose le « roman qui étend et disperse »587. Si le roman « procède par développement »588 pour Lowry, il n’en est pas moins un art de la simultanéité et de la concentration : une seule journée racontée en onze chapitres et des scènes qui mettent en abyme une multitude d’autres scènes et épisodes. De même dans Heart of Darkness et Lord Jim, les personnages de Kurtz et de Jim ainsi que leurs actes, notamment le saut de Jim, sont mis en abyme par les différents points de vue portés sur eux par des observateurs différents à des moments différents. Dans Voss enfin, l’action est remplacée par l’alternance des points de vue de Voss, Laura, Le Mesurier et des autres membres de l’expédition. Dans ces quatre romans, on peut dire que la réalité apparaît alors sous la forme d’images ou de points de vue juxtaposés qui composent de véritables mosaïques ou figures kaléidoscopiques.

Qui dit kaléidoscope ou mosaïque dit juxtaposition de panneaux ou de scènes de coloration différente. Dans Heart of Darkness, Lord Jim, Under the Volcano ou Voss, chaque scène est le reflet d’un point de vue particulier ou alors déjà la confrontation de divers points de vue mais ce qui frappe le lecteur d’emblée, c’est leur juxtaposition. Contrairement à une écriture logico-temporelle qui tendrait à masquer les divergences de point de vue pour les rassembler en une séquence logico-temporelle, ces romans exploitent une écriture de la juxtaposition. On retrouve le pseudo paradoxe posé par Lessing comme quoi la poésie et le roman, seraient réduits aux enchaînements purement successifs alors que la peinture serait du domaine de la juxtaposition589. Mais ce paradoxe est renversé pour Conrad , Lowry et White qui affectionnent l’art de la juxtaposition. Ils ne sont d’ailleurs pas les seuls puisque Lukács s’en plaint à propos de la littérature moderne, à qui il reproche de juxtaposer des scènes qui sont comme autant d’images statiques, de natures mortes à la suite les unes des autres, comme perles égrenées au hasard sur un collier, au lieu de découler l’une de l’autre :

‘The result is a series of static pictures of still lives connected only through the relations of objects arrayed one beside the other according to their own inner logic, never following one from the other, certainly never one out of the other. The so-called action is only a thread on which the still lives are disposed in a superficial, ineffective fortuitous sequence of isolated, static pictures.590

A la logique syntagmatique et successive de l’écriture logico-temporelle succède une logique paradigmatique et juxtaposante de l’écriture « spatiale ».

Notes
577.

Entretien de Patrick White avec Thelma Herring et G. A. Wilkes, le 29 mars 1973, « A Conversation with Patrick White », Southerly, 33 (1973), p. 138.

578.

Lorsque Mr. Bonner demande à sa nièce Laura quelles sont les nouvelles que lui a envoyées Voss, elle répond par ce terme de « civilités » : « ‘Yes, I did receive a letter,’ she answered. ‘It was just a short note. Written in friendship. It contains civilities rather than positive news. » (V, p. 163).

579.

Cette notion d’irréel est fortement liée à celle d’Imaginaire d’après Barthes dans ses Fragments d’un discours amoureux (Paris : Seuil/Tel Quel, 1977) :

« Tantôt le monde est irréel (je le parle différemment), tantôt il est déréel (je le parle avec peine).

Ce n’est pas (dit-on) le même retrait de la réalité. Dans le premier cas, le refus que j’oppose à la réalité se prononce à travers une fantaisie : tout mon entour change de valeur par rapport à une fonction, qui est l’Imaginaire [...] » (p. 106).

580.

Ibid., p. 65.

581.

Ibid., p. 267.

582.

Laura est en effet sans cesse associée avec la bonne Rose, dont la grossesse est un motif qui réapparaît en relation avec le jardin.

583.

Mikhaïl Bakhtine, Esthétique et théorie du roman, op. cit., p. 303.

584.

Albert Thibaudet, Réflexions sur le roman, Paris : Gallimard, 1938, p. 159.

585.

Albert Thibaudet, Réflexions sur la littérature, Paris : Gallimard, 1938, p. 159.

586.

Ibid., p. 186.

587.

Ibid., p. 185.

588.

Ibid., p. 185.

589.

Ce développement a été étudié dans le chapitre d’introduction (cf supra, note 105).

590.

Georges Lukács, Writer and Critic and other Essays, edited and translated by Professor Arthur Kahn, Londres : Merlin Press, 1970, p. 144.