011Conrad : art de l’apposition thématique et vision kaléidoscopique

Ian Watt dit de la technique narrative de Conrad qu’elle s’illustre tout particulièrement par l’utilisation de « l’apposition thématique »591 qu’il définit comme la juxtaposition de scènes entre elles qui n’ont d’autre lien ou relation que d’explorer un thème commun, une prise de position vis-à-vis d’un dilemme moral commun. Dans Heart of Darkness et Lord Jim la continuité du récit repose non seulement sur le déroulement chronologique de la diégèse mais avant tout sur une juxtaposition de scènes à teneur thématique, voire herméneutique similaire :

‘In both works the continuity of the narrative is based, not on the chronological sequence of actions as they occurred, but on the particular stage which Marlow has reached in his understanding of the “fundamental why” of the moral puzzles presented by his tales. The sequence of episodes in the text, therefore, is often purely thematic.592

Watt parle d’» apposition thématique » au sens où une scène enchaîne sur la précédente sans autre lien qu’un lien thématique. Mais tout autant que de juxtaposition de scènes, il faudrait peut-être parler d’une juxtaposition des points de vue, des témoignages. Raimond parle à propos de Conrad de « juxtaposition des témoignages »593, c’est-à-dire un choix d’écriture qui ne se donne pas pour objectif la découverte d’une vérité définitive et univoque mais au contraire l’exploration des multiples facettes de sa complexité. Ainsi dans Lord Jim, les témoignages se succèdent sans autre lien que le sujet dont ils parlent, Jim et le saut du Patna594. Au chapitre V, le témoignage d’un des officiers contraste avec celui du capitaine Brierly au chapitre VI. A la détresse psychologique de l’officier rongé par la peur des pélerins, peur qui se traduit par des hallucinations dans lesquelles des crapauds roses sont prêts à se venger de lui, répondent la froideur et l’indifférence apparente du capitaine Brierly, qui pourtant se suicide quelque temps après. Cette juxtaposition des deux points de vue révèle un profond malaise vis-à-vis de la désertion du Patna. Cette façon qu’a Conrad de présenter simultanément des scènes séparées dans le temps de la diégèse, c’est-à-dire de les juxtaposer, est caractéristique de sa technique :

‘Thematic apposition, on the other hand, continues throughout Lord Jim ; it is perhaps the most characteristic feature of Conrad’s mature narrative technique ; and its way of juxtaposing scenes is inextricably connected with Conrad’s equally characteristic handling of time595. ’

De même, dans Heart of Darkness, les multiples témoignages sur Kurtz se juxtaposent sans que l’image se précise, bien au contraire. Et cet art de la juxtaposition donne un aspect de mosaïque à l’ensemble. Ainsi, un roman tel que Nostromo, roman historique et logico-temporel s’il en est a priori, est en fait construit comme un assemblage de petites touches, de pièces détachées, un véritable puzzle. Conrad compare ainsi l’écriture de Nostromo à un positionnement patient d’un élément après l’autre, à une construction patiente, travail dont la moindre interruption occasionne l’effondrement :

‘The whole world of Costaguana (the country, you may remember, of my seaboard tale), men, women, headlands, houses, mountains, town, campo (there was not a single brick, stone, or grain of sand of its soil I had not placed in position with my own hands); all the history, geography, politics, finance; the wealth of Charles Gould’s silver mine, [...]all that had come down crashing about my ears. I felt I could never pick up the pieces[...]. (PR, p. 96, c’est moi qui souligne)’

Cette insistance sur le caractère fragmenté du matériau à l’origine du roman relève certes d’une inquiétude propre à l’écriture mais cette métaphore d’ordre métadiégétique est récurrente chez Conrad. Il disait de Nostromo que le roman relevait de l’art de la mosaïque : « an achievement in mosaic »596. Dans Lord Jim, c’est Marlow qui parle de mettre les « pièces » du puzzle en place : « ‘‘I put it down here for you as though I had been an eyewitness. My information was fragmentary, but I’ve fitted the pieces together, and there is enough of them to make an intelligible picture. »’ (LJ, p.296). La scène du procès est emblématique de la composition en mosaïque du roman. Au lieu d’un procès très formel et très contrôlé, c’est la confusion qui semble prendre le dessus. Cette confusion est la conséquence directe d’une absence de convergence des points de vue. Au lieu de cela, de nombreux témoignages divergents, voire contradictoires, nous sont offerts, comme les différentes pièces d’une mosaïque. A l’image de cette confusion, les rues à l’extérieur de la salle d’audience sont semblables à un kaléidoscope de par leurs couleurs bigarrées : « ‘There was, as I walked along, the clear sunshine, a brilliance too passionate to be consoling, the streets full of jumbled bits of colour like a damaged kaleidoscope. ’» (LJ, p. 158). Véronique Pauly utilise ce terme de « kaléidoscope » dans sa thèse « Le Regard conradien, Esthétique de la perception dans la fiction de Joseph Conrad, 1898-1911 »597. Elle fait une excellente analyse du passage en opposant d’une part les présupposés culturels de Marlow qui s’attend à assister à une véritable « théâtralisation »598 de la sentence avec la décapitation du condamné en place publique, et d’autre part la scène à laquelle Marlow assiste en fait, une scène de rue on ne peut plus « picturale », voire pittoresque. En effet, l’image du kaléidoscope succède à la vision imaginaire de ce que serait une éxécution exemplaire pour Marlow :

‘The real significance of crime is in its being a breach of faith with the community of mankind, and from that point of view he was no mean traitor, but his execution was a hole-and-corner affair. There was no high scaffolding, no scarlet cloth (did they have scarlet cloth on Tower Hill? They should have had), no awe-stricken multitude to be horrified at his guilt and be moved to tears at his fate–no air of sombre retribution. There was, as I walked along, the clear sunshine, a brilliance too passionate to be consoling, the streets full of jumbled bits of colour like a damaged kaleidoscope: yellow, green, blue, dazzling white, the brown nudity of an undraped shoulder, a bullock-cart with a red canopy, a company of native infantry in a drab body with dark heads marching in dusty laced boots, a native policeman in a sombre uniform of scanty cut and belted in patent leather, who looked up at me with orientally pitiful eyes as though his migrating spirit were suffering exceedingly from that unforeseen–what d’ye call ’em?–avatar–incarnation. Under the shade of a lonely tree in the courtyard, the villagers connected with the assault case sat in a picturesque group, looking like a chromo-lithograph of a camp in a book of Eastern travel. One missed the obligatory thread of smoke in the foreground and the pack-animals grazing. (LJ, pp. 158-159).’

Véronique Pauly note la très forte théâtralisation de la scène d’exécution pour Marlow : ‘« ce que Michel Foucault appelait la « sombre fête punitive », la théâtralité de l’exécution en place publique, avec son accesoire principal, l’échafaud, ses acteurs, le condamné, mais aussi le public qui joue un rôle essentiel pour l’efficacité du spectacle.’ »599 Elle note aussi la relative monochromie de la scène imaginaire contrairement à la polychromie de la scène réelle. On peut poursuivre l’analyse de ce passage en notant l’éclatement de la scène en multiples détails et la fragmentation du regard lui-même. On n’a plus une scène unique où se jouerait un événement d’une importance capitale, l’exécution d’un condamné, mais une multitude de petits tableaux juxtaposés, des touches de couleur et des détails, devrait-on dire : des couleurs (« yellow, green, blue, dazzling white »), le détail des physionomies (une épaule brune, des têtes noires, des godillots poussiéreux), ainsi que des scènes juxtaposées (le défilé de la compagnie de fantassins, le regard en direction de Marlow du policier, les villageois assis en un « groupe pittoresque »). A cette démultiplication des tableaux correspond un éclatement du point de vue. Au lieu d’avoir un seul et même point de vue, celui de la foule sur l’exécution, de tous ces spectateurs unis par une même attitude de terreur mêlée de pitié ‘(« awe-stricken », « horrified », « moved to tears’ », Ibid.), on a une déperdition du regard qui se porte sur des scènes différentes et qui se voit remis en cause par le regard en retour de la personne observée, ici le policier. Alors que Marlow donne une définition de la gravité du crime pour ensuite affirmer qu’à partir de cette définition, de ce point de vue (« from that point of view »), il n’est nul doute que Jim soit coupable, la scène à laquelle il assiste contredit l’idée d’un point de vue unique. Bien que Marlow ne cesse d’essayer d’imposer son point de vue de citoyen britannique sur la justice (référence aux exécutions de la Tour de Londres), sur Bombay et ses habitants (référence aux chromos des livres de voyage en Orient), c’est-à-dire de figer l’image kaléidoscopique que lui renvoie cette scène, cette dernière ne cesse de lui échapper et de changer d’aspect. Comme le disait James, l’humanité est changeante et selon le point de vue adopté, elle a un nombre de visages illimité : « ‘Humanity is like a kaleidoscope, which you may turn about and look into, but you will never get the same picture twice–it cannot be exhausted’ »600. C’est pourquoi Jim Reilly analyse ce passage de Lord Jim comme emblématique d’une vision et d’une écriture non plus « syntagmatiques » et « structurées » mais « paratactiques » et « additives », c’est-à-dire non plus logico-temporelles mais spatiales au sens qui a été donné à ces deux termes tout au long de cette étude :

‘The world fractures into a neurotic scattering of momentarily arresting details, vision jerking from one detail to the next with no stepping back to see the larger composition–a lurid, unblending pointillism. Sentence structure and speaker’s vision are alike slackly additive, paratactic rather than structured and syntactic. Marlow’s walk anticipates the urban wanderings of later modernist protagonists–Prufrock, Mrs Dalloway, Septimus Smith and Bloom–whose perceptions are all slackly successive fragments of observation but most precisely, the vision of Decoud who, on the Isabel, ‘beheld the universe as a succession of incomprehensible images’601. ’

Des « fragments successifs d’observations », des « successions d’images incompréhensibles », caractérisent effectivement l’écriture conradienne mais la juxtaposition la plus frappante est peut-être encore celle des témoignages, celle des récits proprement dit. Il semble que cette juxtaposition soit tout aussi frappante au niveau de la narration qu’au niveau de la perception diégétique. Si le narrateur utilise ici la métaphore du kaléidoscope plutôt que de la mosaïque, c’est pour suggérer non seulement une multitude de points de vue possibles mais aussi le fait que cette multiplicité illumine la réalité elle même d’un éclairage nouveau. Selon l’orientation des points de vue, l’image observée évolue. La composition de Lord Jim correspond à cette mosaïque de scènes et de témoignages qui se bousculent dans l’esprit et la conscience de Marlow jusqu’à influer sur son point de vue. Une telle composition tente de reconstituer le flux de pensée de Marlow qui ne fonctionne pas par « grands blocs » mais par association d’éléments disparates, sensations, souvenirs, ou anticipation :

‘The same emphasis on the unpremeditated, the incomplete, and the discontinuous, also applies to other kinds of narrative units; whole scenes, for instance, as well as conversations, must be rendered not in large and autonomous blocks but in a mosaic composed of the fragments of perceptions, memories, and anticipations which normally pervade the individual consciousness throughout its dealing with others602.’

Si l’ensemble des scènes et conversations ne sont pas décrites en bloc mais par le biais d’une mosaïque de fragments de perceptions, de souvenirs et d’anticipations, il en est de même pour l’histoire, elle-même issue de l’assemblage de fragments de témoignages glanés ici et là :

‘‘The story! Haven’t I heard the story ? I’ve heard it on the march, in camp (he made me scour the country after invisible game); I’ve listened to a good part of it on one of the twin summits, after climbing the last hundred feet or so on my hands and knees. (LJ, p. 236) ’

La même fragmentation et la même discontinuité affectent les sources d’information de Marlow dans Heart of Darkness : « ‘this amazing tale that was not so much told as suggested to me in desolate exclamations, completed by shrugs, in interrupted phrases, in hints ending in deep sighs.’ » (HD, p. 96). Le kaléidoscope, la mosaïque, autant de métaphores métatextuelles à la fois d’une conscience fragmentée au niveau phénoménologique et d’une narration éclatée au niveau secondaire de la narration. Mais il ne faut pas oublier le pourquoi de cette fragmentation, qui est une perte de la certitude qu’un point de vue stable, tout autant moral que visuel, puisse encore subsister, et c’est bien ce qui ressort d’une scène telle que celle du discours scandalisé du capitaine Brierly.

Le désir le plus profond du capitaine Brierly est en effet de pouvoir sauvegarder l’illusion d’un point de vue unique et stable sur la réalité, et sur le statut de marin britannique en particulier. Or le procès de Jim met en lumière la très nette disparité du monde des marins, la mosaïque de points de vue possibles. Ainsi, dans une conversation avec Marlow, Brierly se plaint de l’attitude de Jim qui fait retomber l’ensemble des marins dans ce que Lévi-Strauss appelerait le monde du bricolage au lieu de celui de l’ingénieur. Le monde du bricolage, c’est celui d’une mosaïque d’éléments hétéroclites. Lévi-Strauss définit le bricoleur comme celui qui fait avec ce qu’il a, indépendamment d’un projet imposé a priori alors que l’ingénieur part d’hypothèses et de postulats qu’il se donne a priori :

‘[L’univers instrumental du bricoleur] est clos, et la règle de son jeu est de toujours s’arranger avec les « moyens du bord », c’est-à-dire un ensemble à chaque instant fini d’outils et de matériaux, hétéroclites au surplus, parce que la composition de l’ensemble n’est pas en rapport avec le projet du moment, ni d’ailleurs avec aucun projet particulier [...]603.’

A l’inverse, l’ingénieur aime à partir d’un projet a priori, d’un précepte fixe et stable. Big Brierly voudrait qu’au statut de marin corresponde un type d’homme a priori. Alors que le monde du réel est celui du dispersé, Big Brierly rêve d’un monde imaginaire qui fasse lien autour de ce précepte fixe et stable, ce que Lacan appellerait un signifiant-maître604, ici le nom « decent man » :

‘This is a disgrace. We’ve got all kinds amongst us–some anointed scoundrels in the lot; but, hang it, we must preserve professionnal decency or we become no better than so many tinkers going about loose. We are trusted. Do you understand ? – trusted ! Frankly, I don’t care a snap for all the pilgrims that ever came out of Asia, but a decent man would not have behaved like this to a full cargo of old rags in bales. We aren’t an organised body of men, and the only thing that holds us together is just the name for that kind of decency. (LJ, p. 93)’

Brierly souhaite qu’au signifiant « decent man » corresponde un type d’homme a priori et que cette règle ne souffre pas d’exceptions. Il est même prêt à accepter que ce S1 ne soit qu’un simulacre, une illusion, du moment que la disparité des marins ne transparaisse pas et que le nom du marin reste systématiquement intact quelle que soit la situation ou la position réelle de ce dernier. Brierly ne se place pas sur un plan moral ou éthique puisqu’il reconnaît lui-même la moralité douteuse de certains marins (« ‘all kinds amongst us–some anointed scoundrels in the lot’ » (Ibid.) et affirme se moquer éperdument du sort des pauvres pèlerins. Il se place en fait sur un plan purement formel, structurel, pourrait-on dire : le nom étant ce qui cimente la structure, il faut le préserver à tout prix. La structure du monde des marins ne tient en effet qu’au seul fil de la nomination et non à une quelconque « organisation » : « ‘We aren’t an organised body of men, and the only thing that holds us together is just the name for that kind of decency’ » (Ibid.). On retrouve une caractéristique de la structure du discours du maître d’après Lacan : ‘« Un vrai maître, nous l’avons vu en général jusqu’à une époque récente, et cela se voit de moins en moins, un vrai maître ne désire rien savoir du tout–il désire que ça marche. Et pourquoi voudrait-il savoir ? Il y a des choses plus amusantes que ça.’ »605 Brierly jette l’anathème sur Jim qui refuse, ou du moins omet, de se conformer à une attitude définie a priori comme celle d’un bon marin. Cela revient pour Brierly à tomber dans le domaine des bricoleurs (« tinkers », Ibid.). Une autre image de la mosaïque contamine son discours, celle des ballots de vieux tissus (« old rags in bales », Ibid.) : un « homme décent » ne devrait pas agir de la sorte quand bien même il aurait affaire à une mosaïque de tissus hétéroclites. Brierly déplore le fait que le saut de Jim prouve que l’ensemble des marins blancs dont il faisait partie (« one of us ») n’est pas une création digne d’un ingénieur, c’est-à-dire un ensemble regroupé autour d’un « projet » ou d’un signifiant maître, celui de l’honneur et d’une attitude « décente » (« decency ») face au danger. Le manque de courage de Jim tend à montrer à l’inverse que l’ensemble des marins blancs est un ensemble « hétéroclite », un groupe de « bricoleurs » (« tinkers »), une mosaïque de vieux bouts de tissus en vrac (« a full cargo of old rags in bales »).

On retrouve des images similaires dans Heart of Darkness. Marlow rassemble tous les témoignages qu’il peut glaner sur Kurtz : les bribes de conversation au sujet de Kurtz qu’il surprend entre l’administrateur et son oncle (HD, pp. 63-64), ou encore les propos du jeune russe, l’un de ses plus fidèles admirateurs. Le jeune Russe, que Marlow rencontre peu avant son entrevue avec Kurtz, est habillé en arlequin606. Son costume est composé de différentes pièces de tissu hétérogènes :

‘He looked like a harlequin. His clothes had been made of some stuff that was brown holland probably, but it was covered with patches all over, with bright patches, blue, red, and yellow,–patches on the back, patches on the front, patches on elbows, on knees; coloured binding around his jacket, scarlet edging at the bottom of his trousers ; and the sunshine made him look extremely gay and wonderfully neat withal, because you could see how beautifully all this patching had been done. A beardless, boyish face, very fair, no feature to speak of, nose peeling, little blue eyes, smiles and frowns chasing each other over that open contenance like sunshine and shadow on a wind-swept plain. (HD, p. 90)’

Le vêtement du jeune russe suggère un assemblage de pièces de tissu hétéroclites juxtaposées tant bien que mal. Ses traits sont peu marqués (« no feature to speak of », Ibid.) et ses expressions tout aussi imprévisibles que changeantes ‘(« smiles and frowns chasing each other over that open contenance like sunshine and shadow on a wind-swept plain’ », Ibid.). La description de l’arlequin suggère donc une personnalité peu marquée et malléable au gré des humeurs et des saisons, au gré du vent (« wind-swept », Ibid.). Ceci explique la totale soumission de ce dernier à Kurtz. Mais une telle description met aussi en garde le lecteur vis-à-vis d’un personnage qui s’habille de bric et de broc et que l’on soupçonne de « changer d’avis comme de chemise », de passer « du blanc au noir » ou plutôt ici du bleu au rouge ou jaune. Ces couleurs, bleu et rouge, réapparaissent un peu plus loin, d’une manière on ne peut plus ironique :

‘One of his pockets (bright red) was bulging with cartridges, from the other (dark blue) peeped Towson’s Inquiry, etc., etc. He seemed to think himself excellently well equipped for a renewed encounter with the wilderness. “Ah! I’ll never, never meet such a man again. You ought to have heard him recite poetry–his own, too, it was, he told me. Poetry!” (HD, p. 104)’

Le manuel de marine écrit par Towson semble pour le jeune Russe un gage de conduite adéquate dans la jungle (« wilderness »). Outre que le lecteur est en droit de rester perplexe vis-à-vis d’une telle affirmation, l’autre poche du jeune homme contient un outil autrement convaincant faute d’être approprié, des cartouches : d’un côté la violence avec le rouge sang des cartouches et de l’autre la couverture bleue du manuel technique de marine ; d’un côté l’exploitation sanguinaire des indigènes et de l’autre la poésie que Kurtz fait découvrir au jeune russe. Cette juxtaposition de la réflexion et de l’analyse d’un côté avec le manuel, et de la force et de la violence de l’autre avec les cartouches, souligne l’ambiguité du jeune homme arlequin prêt à utiliser l’une ou l’autre de ces stratégies indifféremment. Mais par contamination, elle met en lumière les contradictions de l’attitude colonisatrice elle-même, entre les exécutions sommaires de Kurtz et ses grandes théories sur ‘« l’amour, la justice, la conduite de la vie’ »607. En conclusion, il semble que la juxtaposition des points de vue chez Conrad permette au lecteur de se déprendre de l’illusion d’un point de vue unique et monologique qui lui donnerait la clé des romans. Une telle vision kaléidoscopique qui rende justice à la diversité et à la richesse de la vie est aussi caratéristique de l’écriture de White.

Notes
591.

Cette technique de composition a été citée dans les analyses sur la ligne herméneutique, cf supra, notes 408 et 409.

592.

Ian Watt, Conrad in the Nineteenth Century, op cit., p. 280.

593.

Michel Raimond, La crise du roman, op. cit., p. 379.

594.

« What Marlow finds when he consults others, however, is a veritable conflict of interpretations–from Stein’s romantic reading of Jim to Chester’s demonic materialistic view, from Brierly’s thinly veiled despair about the young man’s implications to the cool professionalism of the French lieutenant’s assessment, from the resentful animosity of Brown and Cornelius to the disappointed loyalty of Jewel and Tamb’ Itam. Each of these attitudes reveals as much about its own rules for reading as it does about Jim. » (Paul B. Armstrong, « The Hermeneutics of Literary Impressionism: Interpretation and Reality in James, Conrad, and Ford », dans Anna Teresa Tymieniecka (éd.), Poetics of the Elements in the Human Condition: The Sea: From Elemental Stirrings to Symbolic Inspiration, Language, and Life-Significance in Literary Interpretation and Theory, Dordrecht : Reidel, 1985, p. 483).

595.

Ian Watt, op. cit., pp. 285-286.

596.

Lettre à Edmund Gosse (1918) citée par Ian Watt dans Nostromo, Cambridge : Cambridge UP (coll. « Landmarks of World Literature »), 1988, p. 20.

597.

Véronique Pauly, « Le Regard conradien, Esthétique de la perception dans la fiction de Joseph Conrad, 1898-1911 », Paris III, 1996, 2 vols., p. 219.

598.

« Dans le remplacement d’une théâtralité par une picturalité, c’est la capacité du pouvoir (de la métropole) à se représenter qui signe sa faillite. » (Ibid., p. 223).

599.

Ibid., p. 221.

600.

Henry James and Walter Besant, The Art of Fiction, Boston : DeWolfe, Fische & CO, 1884, p. 22.

601.

Cette citation est tirée de l’ouvrage de Jim Reilly, Shadowtime, History and Representation in Hardy, Conrad and George Eliot, Londres : Routledge, 1993, p. 154. La citation entre guillemets est tirée de Nostromo, (N, pp. 413-414).

602.

Watt, op. cit., p. 291.

603.

Claude Lévi-Strauss, La pensée sauvage, Paris : Plon, 1962, p. 31.

604.

Nous utilisons ici un terme lacanien associé à la descripion des quatre discours correspondant aux quatre positions subjectives identifiées par Lacan. Il définit notamment le discours du maître comme un discours organisé à partir d’un signifiant-maître, S1, posé a priori, et susceptible d’organiser un savoir S2, c’est-à-dire un réseau de signifiants. « S1, c’est, disons pour aller vite, le signifiant, la fonction de signifiant sur quoi s’appuie l’essence du maître. » (Jacques Lacan, Le Séminaire, Livre XVII, L’Envers de la psychanalyse, Paris : Seuil, 1991, p. 20). Ici le S1 serait celui de « decent man ».

605.

Ibid., pp. 23-24.

606.

Dès la première phrase du chapitre 3, le jeune russe apparaît en arlequin : « ‘I looked at him lost in astonishment. There he was before me, in motley, as though he had absconded from a troupe of mimes, enthusiastic, fabulous. [...] The glamour of youth enveloped his parti-coloured rags [...] If the absolutely pure, uncalculating, unpractical spirit of adventure had ever ruled a human being, it ruled this be-patched youth. » (HD, p. 93)

607.

« The young man looked at me with surprise. I suppose it did not occur to him that Mr Kurtz was no idol of mine. He forgot I hadn’t heard any of these splendid monologues on, what was it ? on love, justice, conduct of life-or what not. » (HD, p. 98).