011L’esthétique polychrome de White : entre éclats de verre et papillons

Voss est un roman kaléidoscopique plutôt que monochrome et White disait de lui qu’il l’avait écrit pour montrer que le roman australien n’était pas forcément le produit monotone et brun grisâtre d’un réalisme journalistique :

‘I wanted to give my book the textures of music, the sensuousness of paint, to convey through the theme and characters of Voss what Delacroix and Blake migt have seen, what Mahler and Liszt might have heard. Above all I was determined to prove that the Australian novel is not necessarily the dreary, dun-coloured offspring of journalistic realism608. ’

Ainsi, les scènes à Rhine Towers, la propriété de Sanderson, marquent une première étape dans le périple de Voss et de l’expédition, au sens où c’est un lieu qui a toutes les caractéristiques du paradis, un lieu de plénitude et de sérénité. Voss y voit l’occasion d’interroger Palfreyman sur sa foi. Or la conversation dévie très rapidement vers une opposition très whitienne entre monochrome et polychromie, foi et agnosticisme :

‘[...] Voss and Palfreyman were seated in the brigalow shade much occupied with specimens they had taken. Palfreyman with the skins of a collection of birds, Voss with some of those butterflies which would shatter the monochrome by opening in it. Even dead, the butterflies were joyful.
‘Tell me, Mr Palfreyman,’ Voss asked, ‘tell me, as a Christian, was your faith sufficient to survive until paradise was reached ?’
‘I am a poor sort of Christian,’ replied Palfreyman, who was handling a small bird of a restrained colour. ‘Besides,’ he added, ‘paradise may well prove to be mirage.’
‘Admittedly,’ laughed Voss, because it was a gay day. ‘I myself am skeptisch,’ he said, waving his hand to embrace both the present landscape and his mosaic of dead butterflies, ‘although I confess to be fascinated by delusions, and by those who allow themselves to be convinced. But you, it appears, are not convinced.’
He said this quite kindly.
‘I am convinced,’ Palfreyman replied at last. ‘I believe, although there is a great deal I take on trust, until it is proved at the end. That it will be proved, I know.’ (V, p. 260, c’est moi qui souligne, le terme « skeptisch » mis à part)’

La foi de Palfreyman est du côté de ce que White appellerait le « monochrome de la raison »609, « monochrome » qui est ici celui du paysage que les spécimens de papillons viennent troubler. D’ailleurs, l’oiseau que tient Palfreyman est d’une couleur affaiblie (« a small bird of a restrained colour », Ibid.). A l’inverse, les papillons forment une « mosaïque » à laquelle Voss est associé : « [Voss waved] his hand to embrace both the present landscape and his mosaic of dead butterflies. » (Ibid., c’est moi qui souligne). Puis la scène se poursuit avec l’évocation de l’oncle pasteur de Palfreyman et de sa soeur. Le presbytère où vivent ces derniers associe un extérieur monochrome grisâtre et un intérieur kaléidoscopique encombré de morceaux de verre colorés, de grelots et de vitrines remplies de colibris :

‘‘My uncle’s vicarage would astonish any stranger expecting to find a house given up to normal human needs. [...] Certainly it is noticeable for the advanced dilapidation of its grey stone [...] If the roof should fall, as it well might, the neighbourhood would be roused by the most terrible shattering of glass, for the rooms are filled with glass objects, in a variety of colours, very fine and musical, or chunks with bubbles in them, and bells containing shells or wax flowers, to say nothing of the cases of humming birds. (V, p. 261, c’est moi qui souligne)’

Il est dit par la suite que l’oncle, après un héritage, s’est détourné de ses fonctions pastorales pour s’adonner à cette passion de la collection, à ce goût pour les formes et les couleurs. Du monochrome de la foi, il est passé à la contemplation kaléidoscopique du monde et des éclats de verre. La notion d’éclats de verre est sous-jacente ici avec l’évocation de la possiblité de la rupture du toit qui amènerait un fracas (« shattering of glass », Ibid.) d’objets de verre réduits en morceaux (« chunks », Ibid.). Ce paradigme de la fragmentation est repris plus loin avec la description de la soeur de Palfreyman, soeur bossue et donc difforme610 : non pas faite d’un seul morceau, semble-t-il, mais de morceaux disparates. Elle est passionnée par le spectre de couleurs que déclinent les fleurs sauvages mais aussi par celui des fragments de verre :

‘My sister is particularly fond of woodland and hedgerow flowers : violets, primroses, anemones, and such-like. [...] She is a very passionate woman. She will smash things deliberately, and cry over them afterwards, and try to fit the pieces together. Some of those glass ornaments of which I spoke. (V, p. 262) ’

Là encore, spectre de couleurs et fragmentation sont associés. On peut y voir ce qu’un critique a appelé la « lumière prismatique » de White, un intérêt qu’il porte à la lumière non pas directe et nue mais diffractée, fragmentée : « Prismatic light, as we have seen, symbolizes the fragmented nature of existence »611. White utilise d’ailleurs explicitement cette image dans The Vivisector, roman qu’il a consacré à un peintre, Hurtle Duffield. Comme l’indique le nom du roman, l’artiste pour White est avant tout un « vivisecteur » qui doit couper, entailler, voire dépecer la réalité au couteau, au pinceau. Il doit la réduire en morceaux, en fragments, pour en atteindre le coeur et en dégager le rayonnement « prismatique » : « All his [Duffield’s] past was splintering ; he had never been able to catch it in its own prismatic colours : the colours of truth–as he saw it. » (Viv, p. 248). Cette image du verre brisé, déformant, réapparaît ensuite lorsque Palfreyman raconte l’incident où, ayant surpris sa soeur devant son miroir, celle-ci, de rage, l’avait poussé par la fenêtre ouverte et s’était ensuite précipitée à son secours avec le secret espoir que son frère soit désormais « à son image », c’est-à-dire blessé ou « brisé » de quelque manière. Il explique aussi qu’elle avait ensuite retiré tous les miroirs de la maison, ne laissant que les objets en verre qui de par leur nature déforment l’image de toute façon : « I forgot to say she has had all the mirrors removed from the house, for her reflection is a double that she has grown to hate. Of course, there are all those other objects in glass, which I have mentioned, but they, she says, distort in any case.’ » (V, p. 263) Réalité fragmentée, identité divisée, telles sont les formes que prend le paradigme du kaléidoscope dans Voss mais aussi dans l’ensemble des romans de White. Il attribue d’ailleurs à sa propre nature éclectique un goût affirmé pour les compositions « poétiques » :

‘I knew I hadn’t a scholar’s mind. Such as I had was more like the calico bag hanging from the sewing-room door-knob, stuffed with snippets of material of contrasting textures and clashing colours, which might at some future date be put to some practical, aesthetic, or even poetic use. I believe it is this rag-bag of a disorderly mind which has more than anything offended some of my Australian academic critics. For them the controlled monochrome of reason, for me the omnium gatherum of instinctual colour which illuminates the more often than not irrational behaviour of sensual man612. ’

L’image du sac de calicot rempli de bouts de tissu de textures et de couleurs disparates est directement associé à un choix esthétique, celui de l’étoilement poétique. La mise bout à bout de ces chutes de tissu ‘(« snippets of material of contrasting textures and clashing colours ’», Ibid.) correspond à la démarche de l’oncle et de la soeur de Palfreyman collectionnant des éclats de verre hétrogènes (« ‘glass objects, in a variety of colours’ », V, p. 261, cf supra) et à la démarche de Patrick White lui-même, associant des sources culturelles d’horizons disparates, sensuelles comme intellectuelles. Ce sac de calicot rempli de bouts de tissu de textures et de couleurs disparates est par ailleurs étrangement semblable au « patchwork » que Deleuze érige en exemple type de l’espace lisse sur le plan technologique. L’espace lisse est en effet cet espace de développement par croisement, rencontre, chevauchement de systèmes hétérogènes et dont l’issue reste imprévisible tout comme le patchwork « ‘avec son bout-à-bout, ses ajouts de tissus successifs infinis’ »613. L’extrait qu’il donne comme exemple est tiré de Sartoris de Faulkner et présente des similarités frappantes avec l’image utilisée par White:

‘Elle y travaillait depuis quinze ans, l’emportant partout avec elle dans un informe sac de brocart, qui contenait toute une collection de bouts d’étoffes de couleur, de toutes les formes possibles. Elle ne pouvait jamais se décider à les disposer d’après un modèle définitif, c’est pourquoi elle les déplaçait, les replaçait, réfléchissait, les déplaçait et les replaçait de nouveau comme les pièces d’un jeu de patience jamais terminé, sans avoir recours aux ciseaux [...]614.’

L’écriture spatiale serait cette écriture du patchwork ou encore écriture kaléidoscopique qui cherche à rendre compte de la diversité prismatique de la réalité, ses reflets chatoyants, changeants, intermittents et à en souligner l’évanescence selon le ou les points de vue adoptés. L’identité chez White est elle aussi le résultat d’un croisement aléatoire de traits de caractère hétérogènes. David Marr, le biographe de Patrick White utilise d’ailleurs la même métaphore du kaléidoscope pour décrire la personnalité de l’auteur, personnalité fragmentée, divisée, profondément contradictoire :

‘That he was born a Gemini meant a great deal to him, for the sign of the twins seemed an emblem of his own divided and often contradictory nature, not one man but a kaleidoscope of characters trapped in a body both blessed and cursed, proud and wracked by doubt, rich and mean, artist and housekeeper, a restless European rooted in the Australian soil, a Withycombe and White, man and woman615.’

On retrouve cette profonde division à l’oeuvre dans les romans : des personnages difformes, grotesques, paroxystiques qui semblent ne pas connaître l’équilibre ni le juste milieu. Par ailleurs, ces personnages fonctionnent très souvent par couples avec l’image récurrente du double, du jumeau. Il n’est du reste pas étonnant à cet égard que l’un des romans préférés de White soit The Solid Mandala qui met en scène deux frères aux personnalités opposées, voire conflictuelles616. Il continue par la suite de filer cette métaphore en assimilant chaque fragment de verre à un trait de la personnalité de White : « ‘Within him was a jumble of fragments shifting like glass in a kaleidoscope. ’ ‘At times he wondered who, if anyone, he really was’. »617 Mais White sait dépasser ce niveau autobiographique pour le transmuer en choix esthétique, non pas une écriture logico-temporelle successive (« consecutive »618), raisonnée (« reasoned », « intellectual ») et monochrome, monologique (« grey »), mais une écriture de l’explosion des sens et des images (« bursts », « kaleidoscopic imagery », « sensuously ») qui fleurisse et bourgeonne (« flowering ») en un étoilement que nous avons étudié tout au long de ce travail : « ‘[...] he might have felt lonely if it hadn’t been for his thoughts: not the consecutive, reasoned grey of intellectual thought, but the bursts of kaleidoscopic imagery, both flowering in his mind, and filtered sensuously through his blood’ »619. Une écriture kaléidoscopique, c’est une écriture qui ne se laisse pas enfermer dans une systématique mais qui se laisse attirer, dévoyer par une image nouvelle :

‘[He had] a ‘magpie mind’ that found ideas as he needed them and seized any image that caught his eye. Systems were never very attractive to him. Over the years he picked up bits of Freud, bits of Spengler, bits of the Bible, but was never a disciple and was always sceptical of those who had a scheme that gave all the answers620.’

En ce sens, White est proche des vues de Benjamin sur la valeur normative et idéologique des systèmes et des configurations « ordonnés » :

‘The course of history, as it presents itself under the conception of catastrophe, can really claim the thinker’s attention no more than the kaleidoscope in the hand of the child, where all the patterns of order collapse into a new order with each turn. The image is thoroughly justified. The ideas of those in power have always been the mirrors thanks to which the picture of an ‘order’ came about–The kaleidoscope must be smashed.621

Le choix d’une écriture kaléidoscopique est donc aussi un choix politique tout autant qu’esthétique et autobiographique. Il en est de même chez Lowry, pour qui la vie ne peut se réduire au chemin tout tracé par les milices fascistes puisqu’elle est par définition un « voyage qui jamais ne finit »622.

Notes
608.

Patrick White, « The Prodigal Son » in Patrick White Speaks, Londres : Jonathan Cape, 1990, p. 16.

609.

« For [my Australian academic critics] the controlled monochrome of reason, for me the omnium gatherum of instinctual colour which illuminates the more often than not irrational behaviour of sensual man. » (Patrick White, Flaws in the Glass, op. cit., p. 38).

610.

« ‘My sister is deformed.’ » (V, p. 263).

611.

William J. Scheick, « The Gothic Grace and Rainbow Aesthetic of Patrick White’s Fiction : An Introduction », Texas Studies in Literature and Language, vol. 21, n°2, été 1979, pp. 142-143.

612.

Patrick White, Flaws in the Glass, op. cit., p. 38. C’est moi qui souligne.

613.

Gilles Deleuze et Félix Guattari, Mille Plateaux, op. cit., p. 594.

614.

Ibid., p. 595.

615.

David Marr, Patrick White : A Life, Londres : Jonathan Cape, 1991, p. 12.

616.

« In my own opinion my three best novels are The Solid Mandala, The Aunt’s Story, and The Twyborn Affair » (Patrick White, Flaws in the Glass, op. cit., p. 145). De même, The Twyborn Affair, comme son nom l’indique, s’intéresse à un personnage double, à la fois féminin et masculin, tantôt Eadith Trist, tantôt Eddie Twyborn. A l’évidence, ces romans reflètent les conflits et les tourments de l’écrivain à propos de sa personnalité divisée et de son homosexualité notamment.

617.

David Marr, Patrick White, op. cit., p. 76.

618.

Ce terme entre guillemets et les suivants sont tirés de la citation de White donnée plus loin dans la phrase.

619.

Patrick White, The Vivisector, (©1970, Jonathan Cape), Londres : Vintage, 1994, p. 188.

620.

David Marr, Patrick White, op. cit., p. 128.

621.

Traduction de Reilly d’un passage des Gesammelte Schriften de Walter Benjamin, Rolf Tiedeman, et Hermann Schweppenhauser (éds.), Frankfort : Suhrkamp Verlag, 1974, « Zentralpark », p. 660.

622.

Il s’agit du titre qu’il voulait donner à sa trilogie, « The Voyage that Never Ends » (cf supra, note 313, p. 147).