011Lowry ou le tournoiement des points de vue

L’image du kaléidoscope vient contredire l’impression de déterminisme et de fatalité liée au passé. Au début du chapitre IX, le kaléidoscope apparaît sous la forme d’un poncho bariolé à l’image d’un futur envisagé comme grouillant de possibilités : « ‘How delicious, how good, to feel oneself part of the brilliantly colored serape of existence, part of the sun, the smells, the laughter!’ » (UV, p. 254). Le chapitre IX s’ouvre effectivement sur une tonalité joyeuse en contraste flagrant avec l’ironie grinçante de la fin du chapitre VIII où chauffeur du bus et « pelado » s’engouffrent dans une « cantina » au nom dont l’ironie dramatique est des plus frappantes : « Todos Contentos y Yo También » (UV, p. 253)623 (« Tous contents et moi aussi »). Le chapitre VIII était entièrement consacré à la mort de l’indien, incident à l’origine du roman, « germe » de l’histoire d’après Lowry. Quant au chapitre IX, il va répéter une même histoire tragique, un même sacrifice, non plus celui de l’indien mais celui du taureau, même si le début du chapitre laisse supposer qu’une page est tournée. Les trois premières phrases du chapitre s’ouvrent in medias res et réactivent le sème de la joie de vivre et du contentement annoncé de manière grinçante à la fin du chapitre précédent :

‘Arena Tomalín...
–What a wonderful time everybody was having, how happy they were, how happy everyone was! How merrily Mexico laughed away its tragic history, the past, the underlying death! (UV, p. 254)’

Les cris du vendeur de cacahuètes, les fruits multicolores des vendeurs ambulants (« heavy trays brimmed with multicolored fruits »), tout participe de cette gaieté et de ces couleurs chatoyantes du « serape » et pourtant, très rapidement le taureau vient contredire cette joie et cet optimisme par sa léthargie : ‘« Mexico was not laughing away her tragic history; Mexico was bored. ’ ‘The bull was bored. Everyone was bored, perhaps had been all the time. All that had happened was that Yvonne’s drink in the bus had taken effect and was now wearing off’. » (UV, p. 257). Le roman est bien un kaléidoscope au sens où chaque chapitre est informé par un point de vue particulier qui effectue une sorte de tour du kaléidoscope, « tour d’écrou » qui fait changer l’éclairage et la modalité du passage. A cette répartition des chapitres selon le point de vue adopté s’ajoute l’oscillation au sein d’un même point de vue entre humeur euphorique suscitée par la consommation d’alcool, et de mescal plus précisément, et humeur sombre qui s’ensuit.

Chaque chapitre est une « self-contained, isolated unit »624 à l’image de la fragmentation de l’expérience moderne (« seemingly fragmented experience »625). Seule une vue globale pourra « remettre les événements en place » (« piece the events together »626) grâce non plus à l’agencement logico-temporel mais à l’imbrication des images, des phrases ou slogans qui reviennent comme un refrain ou une rengaine et des éléments d’information disséminés ça et là : « ‘Since we cannot connect the chapters causally, we have to piece the events together from images, phrases, scraps of information scattered throughout the book’. »627

Dans Through the Panama, le narrateur Sigbjørn Wilderness cite Lawrence à propos de Ulysses de Joyce : « ‘‘The whole is a strange assembly of apparently incongruous parts, slipping past one another’’ » (TTP, p. 34 ; p. 97). L’idée d’une profonde fragmentation qui se traduit par la figure d’un patchwork dont les bouts de tissu, les « parties incongrues », sont jetées ensemble et glissent les unes sur les autres sans se fixer ne concerne pas seulement le commentaire sur Ulysses mais informe également l’ensemble du roman comme figure d’une identité et d’un sujet fragmentés. Sigbjørn Wilderness reprend cette métaphore un peu plus loin à propos de la fabrication du navire sur lequel il se trouve et par un glissement sous forme de télescopage, à propos de lui-même :

‘It is wrong to suppose the poor old Liberty ship hasn’t got a soul by this time, just because she was thrown together in 48 hours by washing machine makers. What about me? –thrown together by a cotton broker in less than 5 minutes. 5 seconds perhaps ? (TTP, p. 72). ’

Or, le père de Lowry était justement « cotton broker ». Ici plusieurs couches se superposent donc : vision personnelle de Lowry et opinion de Wilderness sur le bateau et sur l’identité. En effet, cette figure de l’assemblage, d’une identité faite de « bric et de broc », c’est-à-dire de morceaux : ‘« Voilà qui éclaire les relations de Lowry avec son père, “cotton broker” : le mot, de même que le français “brocante”, remonte au vieil allemand “brocko”, morceau.’ »628. Il n’est que de voir la composition du chapitre X629 qui juxtapose extraits de prospectus, bribes de conversation (présente et passée, entre le Consul et Cervantes, entre Hugh et Yvonne), pensées du Consul, etc. Dans cet exemple comme dans de nombreux autres exemples des romans, la juxtaposition devient celle des voix tout autant que celle des points de vue. Chez Conrad, Lowry et White, nous verrons que le point de vue est indissociable de la voix et que bien souvent, c’est elle qui joue le rôle principal dans l’agencement et la structuration du roman.

Notes
623.

Ce passage a déjà été cité et commenté (cf supra, p. 240).

624.

Sherrill Grace, « Under the Volcano : Narrative Mode and Technique », Journal of Canadian Fiction, printemps 1973, p. 59.

625.

Sherrill Grace utilise cette expression à propos des brusques débuts et fins de chapitres : « The most obvious result of these abrupt openings and closings is their dramatic effect; the reader is thrown completely off balance into the midst of a situation. We are being invited to participate actively in the sorting out of this seemingly fragmented experience. » (Ibid., p. 59).

626.

Cf citation suivante.

627.

Ibid., p. 59.

628.

Roger Yacoubovitch, « Cassure, Canal, Baranquilla », Malcolm Lowry, études, Paris : Papyrus Editions/Maurice Nadeau, 1984, p. 123.

629.

Cette composition sera analysée plus en détail dans la partie consacrée aux voix dans le roman.