011Logocentrisme et fantasme de présence

Heart of Darkness est un roman de voix puisqu’il est entièrement raconté sur le mode oral : Marlow récite son histoire devant un auditoire et ce sont ses paroles entre guillemets qui constituent la totalité du texte du roman, les quelques pages d’introduction mises à part. D’autre part c’est le récit de la quête non pas d’une personne, Kurtz, mais d’une voix :

‘I couldn’t have been more disgusted if I had travelled all this way for the sole purpose of talking with Mr Kurtz. Talking with... I flung one shoe overboard, and became aware that that was exactly what I had been looking forward to–a talk with Kurtz. I made the strange discovery that I had never imagined him as doing, you know, but as discoursing. [...] The man presented himself as a voice. (HD, p. 83, c’est moi qui souligne)’

Cette très forte présence de la parole dans un texte écrit peut paraître relever d’une esthétique logocentrique cherchant à se légitimer par le contact direct et « véridique » de la voix : la voix serait présentée comme un substitut de présence. Cette recherche de la présence est typique d’une démarche logocentrique propre au discours métaphysique qu’affectionne l’Occident d’après Derrida :

‘L’histoire de la métaphysique, comme l’histoire de l’Occident, [...aurait pour forme matricielle...] la détermination de l’être comme présence à tous les sens de ce mot. On pourrait montrer que tous les noms du fondement, du principe ou du centre ont toujours désigné l’invariant d’une présence (eidos, archè, telos, energeia, ousia (essence, existence, substance, sujet) aletheia, transcendantalité, conscience, Dieu, homme, etc.)634.’

Mais le fait que le roman entier ou presque soit entre guillemets ne vise peut-être pas seulement à souligner l’oralité et la « présence » du récit. Cette omniprésence des guillemets peut aussi, comme le souligne Pecora, indiquer que ces paroles sont à prendre avec du recul : ‘« [The quotation marks] may put into question, or demonstrate the tentative nature of, or even subvert the message they designate ; and they may indicate that the language thus bracketed is precisely what is under examination.’ »635La présence est associée dans Heart of Darkness non pas tant à la présence physique, celle que l’on peut voir ou toucher, mais à celle de la voix :

‘I made the stange discovery that I had never imagined him as doing, you know, but as discoursing. I didn’t say to myself, ‘Now I will never see him’ or ‘Now I will never shake him by the hand,’ but ‘now I will never hear him.’ The man presented himself as a voice [...] The point was in his being a gifted creature, and that of all his gifts the one that stood out pre-eminently, that carried with it a sense a real presence, was his ability to talk, his words–the gift of expression, the bewildering, the illuminating, the most exalted and the most contemptible, the pulsating stream of life, or the deceitful flow from the heart of an impenetrable darkness. (HD, p. 83, c’est moi qui souligne)’

L’aisance oratoire de Kurtz (« his ability to talk ») possède pour Marlow cette présence pleine (« sense a real presence ») qui participe d’un discours téléologique : ‘« I couldn’t have felt more of lonely desolation had I been robbed of a ’ ‘belief’ ‘ or had missed my ’ ‘destiny’ ‘ in life’ » (HD, p. 83). Pour Marlow, la perte de la voix de Kurtz équivaut à une perte d’ordre téléologique : il a perdu sa foi et le sens de sa destinée. Par ailleurs, Marlow associe très souvent voix et sens, voix et nature, comme si elle pouvait réconcilier pensée et réalité : « ‘The voice of the surf heard now and then was a positive pleasure, like the speech of a brother. ’ ‘It was something natural, that had its reason, that had a meaning. ’» (HD, p. 40). La voix est fantasmée à la fois comme présence et comme sens. Derrida analyse dans La Voix et le phénomène les positions de Husserl vis-à-vis du problème de la conscience et du langage. Husserl, dans le droit fil de toute une tradition métaphysique occidentale, associe conscience et présence à soi sous le mode de la vive voix636, de la voix phénoménologique qui « ‘serait cette chair spirituelle qui continue de parler et d’être présente à soi–de s’entendre–en l’absence du monde. ’»637 Dans une veine similaire, Marlow considère sa propre voix comme synonyme de présence et de vérité contrairement aux apparences, principes ou opinions qui changent comme on change de vêtement :

‘He must meet that truth with his own true stuff with his own inborn strength. Principles ? principles won’t do. Acquisitions, clothes, pretty rags rags that would fly off at the first good shake. No ; you want a definite belief. An appeal to me in this fiendish row is there ? Very well ; I hear ; I admit, but I have a voice too, and for good or evil mine is the speech that cannot be silenced. (HD, p. 69) ’

Tout le problème réside dans la question de savoir si la voix de Kurtz est bien synonyme de présence et de sens. Par ailleurs, comme on le voit dans le passage qui vient d’être cité, la voix comme présence et sens a souvent des prétentions autoritaires. Elle tend à s’imposer comme seule alternative et à étouffer les autres voix, celles des auditeurs de Marlow par exemple. Dans Heart of Darkness, voix et monologisme sont intimement liés.

Notes
634.

Jacques Derrida, L’Ecriture et la différence, op. cit., p. 411.

635.

Vincent Pecora, « Heart of Darkness and the Phenomenology of Voice », ELH (English Literary History), Baltimore, 1985, Hiver, vol. 52, n°4, p. 999.

636.

La « vive voix » est une expression de Derrida dans La Voix et le phénomène, Paris : PUF, 1993 (©1967), p. 14.

637.

Ibid., pp. 15-16.