011Monologisme

Kurtz ne sait que faire des monologues et Marlow en fait la remarque au jeune russe admirateur de Kurtz : ‘« The young man looked at me with surprise. ’ ‘I suppose it did not occur to him that Mr Kurtz was no idol of mine. He forgot I hadn’t heard any of these splendid monologues on, what was it ? on love, justice, conduct of life-or what not.’ » (HD, p. 98). Le lecteur ne peut s’empêcher de percevoir quelque ironie vis-à-vis de ces « splendides monologues », d’autant que Marlow enchaîne sur la soumission rampante du jeune russe :

‘If it had come to crawling before Mr Kurtz, he crawled as much as the veriest savage of them all. I had no idea of the conditions, he said : these heads were the heads of rebels. I shocked him excessively by laughing. Rebels! What was the next definition I was to hear? There had been ennemies, criminals, workers, and these were rebels. Those rebellious heads looked very subdued to me on their sticks. “You don’t know how such a life tries a man like Kurtz,” cried Kurtz’s last disciple. « “Well, and you?” I said. “I! I! I am a simple man. I have no great thoughts. [...] I–I– haven’t slept for the last ten nights...” (HD, p. 98).’

Les monologues de Kurtz ne laissent aucune place à d’autres voix, à d’autres opinions ou individualités. Leur visée globalisante et totalisante enferme l’altérité dans des catégories préconstruites, les « ennemis », les « rebelles ». Les auditeurs sont aussi phagocytés par ce discours dominateur qui ne crée que des disciples comme le jeune russe (« Kurtz’s last disciple »), pas des interlocuteurs. Ce dernier n’admet-il pas qu’on ne parle pas à Kurtz mais qu’on l’écoute : ‘« ‘You don’t talk with that man–you listen to him’’ » (HD, p. 92). Lorsque Marlow lui demande de s’impliquer en donnant son avis, ce dernier en a la voix coupée : ‘« “Well, and you ?” ’ ‘I said. “I !I !I am a simple man. I have no great thoughts. [...] I–I– haven’t slept for the last ten nights...”’ » (HD, p. 98). Le passage sur l’utilisation frauduleuse de mots comme « rebelles », « ennemis », « criminels », « travailleurs » montre que Kurtz est dans le monologisme et le « solipsisme éthique »638 dont parle Bakhtine. D’après lui, l’art doit permettre, tout comme la perception carnavalesque, de ‘« surmonter le solipsisme éthique et gnoséologique ’»639 du monologisme. Cette expression caractérise en effet le roman monologique contrairement au roman polyphonique dont Dostoïevski constitue un exemple privilégié :

‘La carnavalisation a rendu possible la structure ouverte du grand dialogue, a permis de transposer les interactions sociales des hommes dans la sphère supérieure de l’esprit et de l’intellect qui fut longtemps l’apanage exclusif d’une conscience isolée, monologique, d’un esprit unique, indivisible, se développant à l’intérieur de lui-même (dans le romantisme par exemple). La perception carnavalesque du monde aide Dostoïevski à surmonter le solipsisme éthique et gnoséologique. Un seul homme, resté avec lui-même, ne peut rapprocher les extrêmes, fût-ce dans les sphères les plus profondes et le plus intimes de sa vie spirituelle, on ne peut se passer de la conscience d’autrui. L’homme ne trouvera jamais toute sa plénitude à l’intérieur de soi. (Ibid., c’est moi qui souligne)’

En effet, qualifier les indigènes récalcitrants d’» ennemis », de « rebelles » ou encore de « criminels » relève d’un discours à visée totalisante comme si Kurtz s’arrogeait le droit de statuer sur tout et sur tous sous prétexte qu’il aurait cette fameuse « conscience isolée, monologique », cet ‘« esprit unique, indivisible, se développant à l’intérieur de lui-même’ » (Ibid.). Si Marlow note en passant que le terme de « rebelles » n’a rien d’évident en soi, il est néanmoins tout aussi prompt à adopter des positions monologiques. Il a tendance lui aussi à estimer qu’il ne s’agit pas de « parler avec lui, mais de l’écouter »640. Bette London a ainsi noté sa tendance à transformer la conversation collégiale en monologue sous son contrôle exclusif :

‘A keeper of the darkness, Marlow treats his own audience to a display of managerial arts : voicing their questions, answering questions that have not been asked, anticipating objections, forestalling critique. Like the manager, he participates in a preemptive rhetoric that transforms collegial conversation into controlling monologue641.’ ‘[Marlow] participates in coercitive rhetoric : appropriating the voice of his audience, foreclosing independent interpretive lines, delimiting discursive possibilities, naturalizing ideology642. ’

Le contrôle exercé par Marlow sur son auditoire est particulièrement net lorsqu’il utilise l’expression « you know » à tout bout de champ :

‘‘Instead of going up, I turned and descended to the left. My idea was to let that chain-gang get out of sight before I climbed the hill. You know I am not particularly tender; I’ve had to strike and to fend off.’ (HD, p. 43, c’est moi qui souligne)’ ‘ You know I hate, detest, and can’t bear a lie, not because I am straighter than the rest of us, but simply because it appals me. (HD, p. 57, c’est moi qui souligne)’

En effet dans le premier cas, il préfère laisser passer les hommes enchaînés pour ne pas avoir à se remettre en cause et il affirme pourtant ne pas être un tendre. Dans le deuxième exemple, il déclare détester les mensonges et le roman se termine néanmoins sur un mensonge lorsqu’il affirme que le dernier mot prononcé par Kurtz était le nom de sa femme. Brooks dit à propos de Heart of Darkness : ‘« At the end of the journey lies, not ivory, gold, or a fountain of youth, but the capacity to turn experience into language : a voice’. »643. Mais Marlow ne se contente pas de répéter le discours monologique de Kurtz cependant. Du fait que ce discours ne passe pas directement de Kurtz à l’auditeur ou de Kurtz au lecteur mais bien par l’intermédiaire de Marlow, une médiation est introduite qui fait de la voix de Kurtz non pas une « voix vive » mais une voix morte, d’autant qu’au moment où parle Marlow, Kurtz a disparu.

En d’autres termes, cette voix de Kurtz que Marlow semble chérir comme signe d’une « réelle présence », doit en passer par sa propre voix tout d’abord, puis par l’écriture du roman dans un deuxième temps, une voix donc doublement morte. D’autre part, il ne fait pas que rapporter la voix de Kurtz mais aussi la sienne et malgré son plaidoyer en faveur d’une voix une et indivisible, pour ainsi dire sacrée, sa propre voix vient fissurer celle de Kurtz. Ainsi, dans l’exemple suivant où Kurtz explique à Marlow que l’essentiel est de bien faire comprendre aux indigènes tout l’intérêt que l’on peut représenter pour eux, le narrateur Marlow, semblant reprendre les propos de Kurtz, y inscrit néanmoins la contradiction :

‘“You show them you have in you something that is really profitable, and then there will be no limits to the recognition of your ability,” he would say. “Of course you must take care of the motives–right motives–always.” The long reaches that were like one and the same reach, monotonous bends that were exactly alike, slipped past the steamer with their multitude of secular trees looking patiently after this grimy fragment of another world, the forerunner of change, of conquest, of trade, of massacres, of blessings. I looked ahead piloting.“Close the shutter,” said Kurtz suddenly one day; “I can’t bear to look at this.” I did so. There was a silence. “Oh, but I will wring your heart yet !” he cried at the invisible wilderness. (HD, p. 110)’

Marlow commence par citer les propos de Kurtz au style direct puis il commente l’aspect du bateau à vapeur, ‘« héraut du changement, de la conquête, du commerce, de massacres, de bienfaits’ »644. L’intrusion du terme « massacres » vient contredire le discours monologique de Kurtz. Néanmoins cette intrusion se fait de manière si anodine qu’il est difficile de dire si elle relève d’une remarque ironique du narrateur Marlow ou bien si l’auteur Conrad ne vient pas aussi glisser sa propre voix dans le discours de Marlow. Cette remise en cause du discours monologique de Kurtz et de la valeur à lui accorder se voit renforcée par la remarque qui suit, constat mi-perfide, mi-candide : ‘« I looked ahead piloting. ’ ‘“Close the shutter,” said Kurtz suddenly one day; “I can’t bear to look at this.”’ » (Ibid.). La voix et les mots de Kurtz ne coïncident pas avec la réalité puisqu’il n’est même pas capable de regarder en face ce dont il parle. Le monologisme de la rhétorique colonialiste ne peut subsister qu’à la condition de fermer les yeux sur l’altérité, sur les massacres, sur la jungle. C’est pourquoi Marlow regarde droit devant lui (« ‘I looked ahead piloting’ », Ibid.) et Kurtz demande à ce qu’on ferme le volet (« ‘“Close the shutter,” said Kurtz suddenly one day; “I can’t bear to look at this” ’», Ibid.). L’hubris de Kurtz consiste à penser que son seul discours saura emporter le coeur de la jungle lui-même, son essence pour ainsi dire, quand bien même il ne voudrait rien avoir à voir avec elle. La voix n’est plus ici une voix vive unissant l’être et le langage mais une voix vide, « creuse ». C’est là l’un des effets de la médiation de Marlow :

‘In this respect, Marlovian discourse deconstructs Kurtzian discourse, in what I take to be the better sense of deconstruction : it does not destroy ontology ; it leaves ontology standing, but as a hollow shell. It indicates the finitude of ontological discourse, its lack of purchase on the real645. ’

La prise de distance de l’écriture conradienne par rapport à une esthétique logocentrique qui verrait en la voix un substitut de présence, une forme de vérité incarnée et par rapport à une esthétique monologique qui ne tolère aucun discours parallèle, se double d’un autre phénomène : la dissociation entre parole et origine de la parole.

Notes
638.

Mikhaïl Bakhtine, La poétique de Dostoievski, Paris : Seuil, 1970, p. 236.

639.

Ibid., p. 236.

640.

Nous reprenons et traduisons ici la remarque du jeune russe à propos de Kurtz : « ‘You don’t talk with that man–you listen to him’ » (HD, p. 92, cf supra).

641.

Bette London, The Appropriated Voice, Narrative Authority in Conrad, Forster and Woolf, Ann Arbor : University of Michigan Press, 1990, p. 30.

642.

Ibid., p. 43.

643.

Peter Brooks, Reading for the Plot, op. cit., p. 247.

644.

La traduction est de Jean Deurbergue dans la Pléiade, p. 138.

645.

Andrew Gibson, « Ethics and Unrepresentability in Heart of Darkness », The Conradian, vol. 22, 1997, n°s1-2, p. 131.