011Dissociation entre l’origine de la parole et la parole elle-même

A plusieurs reprises, des voix sont présentées indépendamment de leur source et parfois même, elles semblent s’en détacher. Une telle rupture entre la voix et le corps qui en est l’origine est caractéristique de la modernité d’après O’Donnell, et ce phénomène est particulièrement frappant chez des auteurs tels que Lowry, Joyce, Faulkner ou encore Gaddis : ‘« Among these works, the common denominator is the forging of a problematic relation between voice and the body as a sign of the ruptured connection between speech and its origins in the body—a “disconnection” that characterizes modern identity.’ »646 Ainsi dans Heart of Darkness, la voix de Marlow semble-t-elle s’être dissociée de son corps puisque, la nuit étant tombée, elle seule est perceptible : ‘« It had become so pitch dark that we listeners could hardly see one another. ’ ‘For a long time already he, sitting apart, had been no more to us than a voice. [...] this narrative that seemed to shape itself without human lips in the heavy night-air of the river’ » (HD, p. 58). Lorsque Marlow parle de la voix de Kurtz, cette dernière est elle aussi étrangement séparée de son origine : ‘« A voice ! ’ ‘A voice ! it was grave, profound, vibrating, while the man did not seem capable of a whisper. However, he had enough strength in him–factitious no doubt–to very nearly make an end of us, as you shall hear directly.’ » (HD, p. 100). D’ailleurs, dans un autre passage, la voix de Kurtz lui est tout d’abord associée puis progressivement retirée par une valse subtile des pronoms :

‘A voice. He was very little more than a voice. And I heard himitthis voice–other voices–all of them were so little more than voices–and the memory of that time itself lingers around me, impalpable, like a dying vibration of one immense jabber, silly, atrocious, sordid, savage, or simply mean, without any kind of sense. Voices, voices – even the girl herself –now–’ (HD, p. 84, c’est moi qui souligne).’

Le pronom personnel « him » identifie tout d’abord voix et individu : la fusion est complète. Mais ensuite le pronom indéfini « it » réfère à une voix certes déjà identifiée mais indépendamment de son émetteur. Le déictique « this » identifie ensuite la voix par rapport au narrateur, comme différente de lui. L’adjectif « other » appliqué à « voices » distingue ensuite nettement entre les voix d’une part et Kurtz de l’autre. Quant au déterminant zéro du syntagme « voices », il donne la voix comme notion pure, indépendamment de ce qu’on appelle « fléchage647 » en linguistique, c’est-à-dire indépendamment d’un élément quelconque auquel le rattacher : la dissociation entre voix et source de la voix est ainsi totale. Et ceci correspond effectivement au souvenir que Marlow garde de cette époque : non pas la voix vive de Kurtz ne faisant qu’un avec tout son être, corps et pensée, mais une ‘« immense jacasserie’ »648. D’autre part, à un niveau non plus seulement diégétique mais aussi narratif, certaines phrases ont un statut problématique du fait qu’il est très difficile de savoir s’il faut les attribuer à un personnage en particulier ou bien au narrateur, Marlow, ou encore à l’écrivain Conrad. D’ailleurs, d’après Genette, le modernisme se caractérise par une volonté de « ‘pousser à l’extrême, ou plutôt à la limite [une] mimésis du discours ’» qui efface ‘« les dernières marques de l’instance narrative [...] en donnant d’emblée la parole au personnage’ »649. Il en résulte une confusion de plus en plus fréquente entre narrateur et personnage, comme le souligne Genette à propos de l’utilisation récurrente du discours indirect libre : « ‘Dans le discours indirect libre, le narrateur assume le discours du personnage, ou si l’on préfère le personnage parle par la voix du narrateur, et les deux instances sont alors confondues’. »650 Stevenson a noté ce phénomène de « phases intermédaires » pour lesquelles voix du personnage et voix de l’auteur se mêlent : « ‘intermediary stages in which author and character voice are almost impossible to identify or separate.’ »651 Effectivement, certains propos de Kurtz rappelent étrangement des propos de Conrad lui-même. Par exemple, les quelques mots que Kurtz griffonne à la fin de son discours, « Exterminate all the brutes », font écho à la déclaration suivante de Conrad dans une lettre adressée à Cunninghame Graham, écrite juste après la publication du premier épisode de Heart of Darkness : « ‘‘I hope for general extermination’. ’ ‘Very well. It’s justifiable and, moreover, it is plain. One compromises with words.’ »652 De même certains propos de Marlow rappellent des passages d’écrits autobiographiques de Conrad comme la référence aux cartes vierges. Bette London en a identifié un certain nombre dans The Appropriated Voice 653. Cette dissociation entre source de la parole et parole elle-même témoigne de la conscience aiguë qu’avait Conrad des problèmes de l’intentionnalité :

‘In a sense, when Leavis writes that “[Conrad] is intent on making a virtue out of not knowing what he means,” he has described the problem perfectly. Conrad has represented the impossibility of capturing intentions–including his own–without equivocation by means of a narrative that questions the integrity, authenticity, coherence, and truth of every voice that speaks, or speaks in, this novel654.’

Finalement, Conrad fait de son personnage principal un texte :

‘In the same way that Nietzsche had viewed nineteenth-century philosophy as a text that could be understood through the play of forces, drives, and instincts, rather than through the progress of reason, so Conrad makes of his central character a text–the text of Marlow’s narrative that is the inscription of the “metaphysical need” of his time655. ’

Cette invasion progressive des voix et du texte au détriment des personnages est encore plus exacerbée chez Lowry où les voix du symbolique (discours politique, culturel, publicitaire ; fragments de conversations, de magazines, de films) assaillent les différents protagonistes jusqu’à les phagocyter.

Notes
646.

Cette citation est tirée de l’excellent ouvrage sur la voix de Patrick O’Donnell : Echo Chambers, Figuring Voice in Modern Narrative (Iowa City : University of Iowa Press, 1992, p. 11).

647.

Pour une définition du fléchage, se référer à Grammaire et textes anglais, guide pour l’analyse linguistique, op. cit, p. 85.

648.

La traduction est de Jean Deurbergue dans la Pléiade, p. 109.

649.

Gérard Genette, Figures III, Paris : Seuil, 1972, p. 193.

650.

Ibid., p. 194.

651.

Randall Stevenson, Modernist Fiction, an Introduction, Londres : Prentice Hall, 1998 (©Harvester Wheatsheaf, 1992), p. 36.

652.

Lettre de Conrad à Cunninghame Graham, datée du 8 février 1899 (Frederick Karl et Laurence Davies (éds.), The Collected Letters of Joseph Conrad, vol. 2, Cambridge : Cambridge University Press, 1986, p. 160).

653.

Bette London, The Appropriated Voice, op. cit., p. 56.

654.

Pecora, op. cit., p. 998.

655.

Ibid., p. 1011.