a.011Explosion, irradiation, dissémination

To speak, about wine even to the waiter, is to bring about an explosion. Up goes the rocket. Its golden grain falls, fertilising, upon the rich soil of my imagination. The entirely unexpected nature of this explosion–that is the joy of intercourse. I, mixed with an unknown Italian waiter–what am I ? There is no stability in this world. Who is to say what meaning there is in anything ? Who is to foretell the flight of a word ? It is a balloon that sails over tree-tops. To speak of knowledge is futile. All is experiment and adventure689.

Jakobson s’est très tôt intéressé aux rapports qu’entretenaient la grammaire et la structure d’un texte d’une part et son sens ou sa signifiance d’autre part. Il s’est penché sur l’analyse de différents niveaux du texte pour mieux en esquisser la « forme spatiale » ou encore la nature « d’objet absolu » : ‘« En rassemblant maintenant les pièces de notre analyse, tâchons de montrer comment les différents niveaux auxquels on s’est placé se recoupent, se complètent ou se combinent, donnant ainsi au poème le caractère d’un objet absolu.’ »690 Le texte est étudié comme « objet » dans sa matérialité : les sons, les rimes, les rythmes comme autant de qualités physiques, « spatiales » au sens où elles impliquent des relations de symétrie, de contraste, de gradation691. L’objet-texte se déploie dans un espace structuré par sa « texture phonique »692 et orienté par ses « systèmes d’équivalences qui s’emboîtent les uns dans les autres »693. Son caractère « absolu » est celui d’être parfaitement autotélique : il ne dépend que de lui-même indépendamment de toute idée préconçue, de tout présupposé à son sujet. Jakobson a été l’un des premiers à souligner l’impact « spatial » des mots au sens où Frank l’entendait, c’est-à-dire leur fonctionnement au sein d’un texte particulier, leur « propre poids et leur propre valeur »694 dans ce « système d’équivalences » créé par un environnement textuel précis qui va infléchir leur portée jusqu’à les éloigner de leur signification « absolue » au sens étymologique de solitude et d’isolement de tout contexte. Il en arrive à cette remarque après s’être interrogé sur la spécificité des textes poétiques et il annonce la conclusion suivante :

‘Mais comment la poéticité se manifeste-t-elle ? En ceci, que le mot est ressenti comme mot et non comme simple substitut de l’objet nommé ni comme explosion d’émotion. En ceci, que les mots et leur syntaxe, leur signification, leur forme externe et interne ne sont pas des indices indifférents de la réalité, mais possèdent leur propre poids et leur propre valeur695.’

Or, cette remarque est aussi valable pour le texte de prose même si les échos, les parallèles et les contrastes se font non plus tant sur les sons et les rythmes mais plutôt sur le rappel de motifs thématiques et le développement de l’intrigue :

‘The form of the poetic text produces a meaning quite other than whatever might be represented in any prose paraphrase of its literal verbal content. The same can be said of the various genres of Kunstprosa (oratorical declamation, legal brief, prose romance, novel, and so on), of which the historical is undeniably a species, but here the patterning in question is not that of sound and meter so much as it is that of the rhythms and repetitions of motific structures that aggregate into themes and of themes that aggregate into plot structures696.’

Mais il s’agit là d’une approximation quelque peu réductrice puisque chez Conrad, Lowry, et White l’écriture spatiale tissera des liens non seulement entre motifs thématiques et structures narratives mais aussi et surtout au niveau du simple mot. Si, comme le dit Jakobson, le mot n’est pas uniquement « explosion d’émotion » immédiate, il est cependant un réservoir de possibles explosions ultérieures par contact avec « [le] propre poids et [la] propre valeur » d’autres mots. C’est en ce sens qu’on peut le qualifier de rayonnant. C’est pourquoi Barthes utilise lui aussi la métaphore de l’explosion pour parler du texte :

‘Le texte est pluriel. Cela ne veut pas dire seulement qu’il a plusieurs sens, mais qu’il accomplit le pluriel même du sens : un pluriel irréductible (et non pas seulement acceptable). Le texte n’est pas coexistence de sens, mais passage, traversée ; il ne peut donc relever d’une interprétation, même libérale, mais d’une explosion, d’une dissémination.697.’

Or les romans de Conrad, Lowry, White présentent une telle « explosion », « dissémination », une véritable irradiation.

Notes
689.

Virginia Woolf, The Waves, Londres : Penguin, 1992, p. 88.

690.

Roman Jakobson, « “ Les chats ” de Charles Baudelaire » in Huit questions de poétique, Paris : Seuil, 1977, p. 181.

691.

Todorov rappelle que Jakobson a montré « que toutes les strates de l’énoncé, depuis le phonème et ses traits distinctifs, jusqu’aux catégories grammaticales et aux tropes, peuvent entrer dans une organisation complexe, en symétries, gradations, antithèses, parallélismes, etc., formant ensemble une véritable structure spatiale » (Qu’est-ce que le structuralisme ? 2.Poétique, Paris : Seuil, 1968, p. 76). L’» ordre spatial » est avant tout le fait de la poésie d’après Todorov. Il se définit comme « disposition plus ou moins régulière des unités du texte » : « On peut caractériser cet ordre, d’une manière générale, comme l’existence d’une certaine disposition plus ou moins régulière des unités du texte. Les relations logiques ou temporelles passent au deuxième plan ou disparaissent, ce sont les relations spatiales des éléments qui constituent l’organisation » (Ibid., p. 75). Il donne en exemple les Calligrammes d’Apollinaire ou encore Un coup de dés de Mallarmé, qui « dessinent un espace au niveau du signifiant » : « ces lettres renvoyant à des lettres, ou ces sons renvoyant à des sons, dessinent un espace au niveau du signifiant » (p. 76).

692.

Roman Jakobson, « “ Les chats ” de Charles Baudelaire », op. cit., p. 172.

693.

Ibid., p. 184.

694.

Roman Jakobson, « Qu’est-ce-que la poésie? » in Huit questions de poétique, op. cit., p. 46. La citation est donnée plus loin.

695.

Ibid., p. 46.

696.

Hayden White, The Content of the Form, Narrative Discourse and Historical Representation, Londres : The Johns Hopkins University Press, 1989 (©1987), p. 43.

697.

Roland Barthes, Le bruissement de la langue, op. cit., p. 75.