b.011 Under the Volcano et la pyrotechnie

La nature étoilée et rayonnante du roman est revendiquée par Lowry qui compare son roman à un poème et son mode de fonctionnement et de déchiffrement à celui d’une explosion :

‘[...] the main defect of Under the Volcano, from which the others spring, comes from something irremediable. It is that the author’s equipment, such as it is, is subjective rather than objective, a better equipment, in short, for a certain kind of poet than a novelist. [...] the conception of the whole was essentially poetical [...] But poems often have to be read several times before their full meaning wil reveal itself, explode in the mind, and it is precisely this poetical conception of the whole that I suggest has been, if understandably, missed698. ’

Le roman n’est-il pas placé sous le signe d’une explosion, d’une éruption imminente avec ce titre prémonitoire, Under the Volcano ? Par ailleurs, le roman est conçu de la même manière que le poème est envisagé par Jakobson, comme un « objet absolu », un objet qui doit être considéré en lui-même et comme une totalité : c’est l’» ensemble » des rapports entre épisodes, images et mots qui fait du roman une oeuvre poétique (« poetical conception of the whole »). L’approche de Jakobson est particulièrement éclairante pour une écriture telle que celle de Malcolm Lowry : une attention toute particulière aux « différents niveaux » d’un texte qui n’en finit pas de se dédoubler et de se diviser en plans multiples. Comme le souligne Conrad Knickerbocker dans sa préface à Lunar Caustic, Lowry travaillait, même au niveau de l’élaboration du texte final, sur plusieurs niveaux, sur plusieurs phrases à la fois. Cette méthode aboutit forcément à un texte travaillé par différentes couches :

‘He often had five, ten or even twenty versions of a sentence, paragraph or chapter going at once. From these, he selected the best, blending, annealing and reworking again and again to obtain the highly charged, multi-levelled style that characterizes his best writing699. ’

Un chapitre exemplaire de cette véritable irradiation et explosion de sens concomitants est le chapitre X dont Lowry dit d’ailleurs qu’il s’y trouve d’» étranges evocations et explosions »700. En effet, différents plans ne cessent de s’entrecroiser et de s’interpeller puisque l’ensemble du chapitre est un véritable patchwork de bribes de dialogues entre personnes différentes à divers moments et d’extraits de prospectus touristiques, de paroles entendues à la radio, etc. C’est un chapitre dont le point de vue dominant est celui du Consul et qui plus est, du Consul sous l’emprise de l’alcool, ce feu qui est à l’origine de multiples explosions ultérieures. Le chapitre commence avec le mot « mescal » : « ‘“Mescal,” the Consul said, almost absent-mindedly. What had he said ? Never mind. Nothing less than mescal would do’. » (UV, p. 281). A partir de là, l’enchaînement diégétique, la succession des paragraphes, la séquence des phrases, ce qui a été désigné comme écriture logico-temporelle, va se trouver parasitée par l’irruption d’éléments de l’axe paradigmatique, souvenirs, paroles échangées ou métaphores qui font irruption par association d’idées dans l’esprit du Consul. Le lien très fort entre consommation de mescal et explosion de la ligne diégétique, narrative et syntaxique, est souligné dès le deuxième paragraphe du chapitre :

‘Nevertheless, the Consul thought, it was not merely that he shouldn’t have, not merely that, no, it was more as if he had lost or missed something, or rather, not precisely lost, not necessarily missed. –It was as if, more, he were waiting for something, and then again, not waiting. –It was a if, almost, he stood (instead of upon the threshold of the Salón Ofélia, gazing at the calm pool where Yvonne and Hugh were about to swim) once more upon that black open station platform [...] (UV, p. 281)’

La phrase est interrompue sans arrêt dès qu’arrive un nom comme si l’axe de la sélection n’arrivait pas à se stabiliser faute de mot adéquat (« not merely that he shouldn’t have Ø ») ou bien au contraire du fait d’une substitution ininterrompue de synonymes ou de termes proches comme les verbes suivants : « lose » (« lost »), « miss » (« missed »), « wait » (« waiting »), « stand » (« stood »). Le mescal semble hypertrophier les opérations de sélection chez le Consul au point de le déconnecter de tout contexte particulier, notamment celui du « hic et nunc », sa situation présente dans le Salon Ofelia. Il replonge ainsi dans un souvenir dont on ne sait s’il est réel ou imaginaire, celui dont il est question au début du chapitre et qui concerne justement le fait d’avoir perdu (« lost »), manqué (« missed »), attendu (« wait ») Lee Maitland, alors qu’il se tenait sur le quai de la gare (« stood »). Un peu plus loin, il est question d’un pont suspendu et le terme de « suspension » est repris par le Consul et souligné. La sollicitation indue des facultés sélectives du Consul le plongent dans un état de « suspension » hors du temps et de l’espace diégétique. En somme, les effets du mescal sont très nettement associés à ceux d’un « procès métaphorique »701 délirant qui vient parasiter la séquence des phrases comme le fait la fonction poétique d’après Jakobson : « ‘La fonction poétique projette le principe d’équivalence de l’axe de la sélection sur l’axe de la combinaison’ ‘. L’équivalence est promue au rang de procédé constitutif de la séquence.’ »702 En effet, le fait d’avoir bu son premier verre de mescal lui fait décliner une série de métaphores du chemin de vie :

‘The Consul, cooler, leaned on the bar, staring into his second glass of the colorless ether-smelling liquid. To drink or not to drink. –But without mescal, he imagined, he had forgotten eternity, forgotten their world’s voyage, that the earth was a ship, lashed by the Horn’s tail, doomed never to make her Valparaiso. Or that it was like a golf ball, launched at Hercules’ Butterfly, wildly hooked by a giant out of an asylum window in hell.
Or that it was a bus, making its erratic journey to Tomalín and nothing. Or that it was like–whatever it would be shortly, after the next mescal. (UV, p. 287)’

Le chemin de vie prend des formes successives : « grand périple dans l’univers », traversée d’un « vaisseau cinglé par le fouet du cap Horn » et « condamné à ne jamais atteindre Valparaiso », autrement dit fouetté par la Queue de l’Enfer (« cape Horn ») et destiné à ne pas atteindre la vallée du Paradis (« Valparaiso »), puis parcours d’une balle de golf. Cette superposition de « formes spatiales » ou figurations du chemin de vie souligne le caractère proliférant et centrifuge des ressources associatives et métaphoriques du langage. A l’inverse, chez Conrad, l’explosion tend à dénoncer les les fictions de quelque ordre qu’elles soient, idéologiques, politiques ou simplement « romantiques »703.

Notes
698.

Malcolm Lowry, « Letter to Jonathan Cape », op. cit., p. 9.

699.

Conrad Knickerbocker, in Préface à Lunar Caustic, Londres : Jonathan Cape, 1968 (©1963 by Margerie Lowry), pp. 6-7.

700.

Malcolm Lowry, « Letter to Jonathan Cape », op. cit., p. 37.

701.

Terme utilisé par Jakobson pour désigner une écriture avant tout poétique, cf supra, p. 335, note 686.

702.

Roman Jakobson, « Linguistique et Poétique », op.cit., p. 220, c’est moi qui souligne.

703.

Nous entendons par ce terme l’acception générique de toute fiction inspirée par la « romance ». Ainsi, dans Lord Jim, toute la deuxième partie est avant tout une remise en cause d’une écriture de la « romance ».