c.011 Heart of Darkness et la politique de la terre brûlée

Dans Heart of Darkness, ce sont les représentants du système impérialiste qui semblent paniqués à l’idée d’une « conflagration » du sens et par conséquent, ils essaient de conjurer une telle éventualité par l’application de principes on ne peut plus « monologiques ». Ainsi, lorsque le feu éclate dans une paillotte, et que, malgré les efforts de tous, cette dernière brûle entièrement, une victime émissaire est désignée et un indigène est battu : « ‘The shed was already a heap of embers glowing fiercely. ’ ‘A nigger was being beaten nearby. They said he had caused the fire in some way; be that as it may, he was screeching most horribly’. » (HD, p. 53). Lors de la conversation qui s’ensuit entre Marlow et le briquetier, on apprend que ce dont la compagnie a le plus besoin, c’est d’une « intention unique » (« a singleness of purpose »), et la punition de l’indigène devient alors exemplaire :

‘We want”, he began to declaim suddenly, “for the guidance of the cause entrusted to us by Europe, so to speak, higher intelligence, wide sympathies, a singleness of purpose.” (HD, p. 55, c’est moi qui souligne)
[...] steam ascended in the moonlight, the beaten nigger groaned somewhere. “What a row the brute makes !” said the indefatigable man with the moustaches, appearing near us. “Serve him right. Transgression – punishment – bang ! Pitiless, pitiless. That’s the only way. This will prevent all conflagrations for the future. (HD, p. 55).’

Dans tout ce passage se pose en filigrane la question de la possible révolte des indigènes et il s’agit alors de rétablir un seul discours, une seule voix, celle des colonisateurs : « L’expression « that’s the only way » montre qu’il s’agit de bloquer les autres « voies » (« way ») d’interprétation possible, c’est-à-dire justement de verrouiller le sens et les possibles « conflagrations » d’une interprétation autre. Car les mots sont pour Conrad hautement « inflammables » : ils peuvent donner lieu à des explosions de sens inattendues ou au contraire faire place nette. Il les qualifie de barils de poudre bien remplis (« stored powder barrels ») qui donnent une « illumination », un « éclat vif et intense » (« short and vivid flash ») ou encore qui libèrent de nouveaux espaces de sens (« room to move, a clear space ») dans le cas des nihilistes par exemple :

‘If you mean that you do not make yourself understood by me it’s an odious libel on both of us. Where do you think the illumination–the short and vivid flash of which I have been boasting to you came from? Why! From your words, words, words. They exploded like stored powder barrels–while another man’s words would have fizzled out in speaking and left darkness unrelieved by a forgotten spurt of futile sparks. An explosion is the most lasting thing in the universe. It leaves disorder, remembrance, room to move, a clear space. Ask your Nihilist friends704. ’

Chez Conrad, l’explosion des mots conduit à une véritable politique de la terre brûlée, qui, à la manière nihiliste, ne laisse pas toujours de terreau suffisant pour reconstruire la possibilité même du sens comme vérité, expressivité, authenticité. A force de débusquer des motifs intéressés derrière chaque idée ou mot nobles, généreux, tels qu’ils sont utilisés par la propagande impérialiste, il en vient à souligner le caractère exsangue du langage comme s’il n’avait de vie que celle qu’on veut bien lui donner: 

‘Faith is a myth and beliefs shift like mists on the shore; thoughts vanish; words, once pronounced die; and the memory of yesterday is as shadowy as the hope of tomorrow–only the string of my platitudes seems to have no end. As our peasants say: ‘Pray, brother, forgive me for the love of God.’ And we do not know what forgiveness is, nor what is love, nor where God is. Assez705.’

Chez White, le constat n’est pas aussi noir car les personnages veulent croire à leurs propres constructions imaginaires et langagières.

Notes
704.

Edward Garnett (éd.), Letters from Conrad 1895-1924, Londres : Nonesuch Press, 1928, p. 79.

705.

Lettre de 1898 de Conrad à Cunninghame Graham, dans Joseph Conrad, Joseph Conrad’s Letters to R. B. Cunninghame Graham, op. cit., p. 65.