d.011 Voss et la force irradiante de la poésie

Le Mesurier avec sa poésie crée une forme d’explosion et c’est la raison pour laquelle Turner s’en méfie autant, comme en témoigne le passage suivant, dans lequel il essaie de convaincre Angus du danger que représente Frank Le Mesurier :

‘‘As that is a quart pot, there is no mistake about it,’ Turner assured him, and the black pot did look most convincing. ‘But that there Le Mesurier’–how the speaker hated the name, and would roll it between his tongue and his palate, more often than not, as if to gather up a bad taste, and spit it out–‘that Le Me-sur-ier would keep a cove guessing for years. Then you would wake up one fine day, and find as the pot was not at all what you and me thought it to be.’
The grazier was fascinated by the pot.
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‘What was in this book ?’ he asked, unhappily.
‘Mad things,’ Turner replied, ‘to blow the world up; anyhow the world that you and me knows. Poems and things.’ (V, p. 255)’

La poésie de Le Mesurier est synonyme d’embrasement et d’explosion : elle fait surgir des sens auxquels l’auditeur ne s’attend pas : ‘« Then you would wake up one fine day, and find as the pot was not at all what you and me thought it to be.’ » (Ibid.). Mais contrairement aux mots chez Conrad qui finissent par se détruire mutuellement, chez White l’explosion fait surgir un monde nouveau, en plus du monde connu. Comme l’indique une épigraphe d’Eluard citée en exergue dans The Solid Mandala : « There is another world but it is in this one. » Les poèmes de Le Mesurier font donc exploser le monde que tout le monde connaît (« ‘to blow the world up; anyhow the world that you and me knows ’», Ibid.) mais ils révèlent l’» autre monde » qui est dans le nôtre. Cette image de la juxtaposition de deux mondes est très fréquente dans Voss. Lorsque Voss chante un poème allemand de Heine, l’indigène Dugald se sent perdu entre deux mondes : « ‘Dugald, [...] was lost between several worlds’ » (V, p. 189). Il semble que, là aussi, le poème crée un espace de sens inattendu : « ‘[...] there was a certain absence of the expected in the white man’s words which made him shy, however’ » (V, p. 189). Le poète Le Mesurier est par ailleurs toujours présenté comme l’homme éclairé. Au chapitre X, il tombe malade et attrape de la fièvre : il est brûlant, « incandescent » (V, p. 272) mais cette fièvre est aussi celle de la révélation et Voss ne sait pas comment éviter l’explosion d’une telle vision qu’il partage avec le Mesurier :

‘‘You have developed a slight fever, you know. It is better that you should try to rest.’
Also he was trembling for those secrets of his own, of which it now seemed the young man might be possessed.
‘Rest!’ laughed Le Mesurier. ‘I must remind you again of the evening we spent together in the domain, when we did more or less admit to our common daemon.’
The German was unable, then and there, to think of a means to stop the conflagration.
The sick man was burning on. (V, pp. 271-272) ’

Chez White, révélation rime donc avec explosion car la quête de la vérité suppose un désir de briser les apparences pour aller au coeur des choses. D’ailleurs dans The Vivisector, la métaphore créatrice principale est celle de l’incision et du bris de glace :

‘Hurtle seeks the truth in objects that cannot be apprehended if one remains on the surface of reality. This might account for the number of times that vision arises out of explosions or shattered pieces of glass. In his big house, the painter refuses to repair the broken-down conservatory because of the play of light on the fragments littering the ground706. ’

La vocation du futur peintre Hurtle Duffield se déclare en effet lorsqu’il s’identifie à un chandelier qu’il aperçoit chez les Courtney : ‘« Nobody, not his family, not Mrs Courtney, only faintly himself, knew he had inside him his own chandelier. This was what made you at times jangle and want to explode into smithereens’ » (Viv, p. 53). Dans Voss, c’est plutôt l’image du kaléidoscope qui prédomine comme nous l’avons vu plus haut707 ; il s’agit là encore de bris de glace après une éventuelle explosion et les métaphores de la vérité tournent autour de la notion d’éclats multicolores qui n’apparaissent qu’après explosion, bris de glace ou encore transformation. A la toute fin du roman, Willie Pringle, qui est un peu l’héritier spirituel de Voss et de Laura, déclare : « ‘The blowfly on its bed of offal is but a variation of the rainbow. ’ ‘Common forms are continually ’ ‘breaking’ ‘ into brilliant shapes. If we will explore them’. » (V, p. 447, c’est moi qui souligne). Explosion, irradiation et dissémination du sens participent de cette esthétique de l’étoilement. Après avoir étudié les diverses occurrences de la forme logico-temporelle comme ligne et ses limites puis les figures de l’étoilement, il reste à considérer la position du sujet vis-àvis de ces structures idéologiques, discursives, ou poétiques. En effet, si le sens n’est plus à lire dans une logique téléologique, s’il est dispersé, étoilé, reste à savoir comment le sujet arrive à se situer, qu’il s’agisse du sujet représenté, le personnage, du sujet représentant, le narrateur et l’auteur « implicite » ou encore du sujet interprète, le lecteur. Nous étudierons dans ce dernier chapitre différentes positions du sujet : en rupture, en marge, dans l’entre-deux, entre surface et profondeur.

Notes
706.

Jean-Pierre Durix, « The Scalpel Eye : Patrick White’s The Vivisector », dans The Writer Written. The Artist and Creation in the New Literatures in English, Wesport, Conn. : Greenwood Press, 1987, pp. 63-86, p. 66.

707.

Cf « L’esthétique polychrome de White : entre éclats de verre et papillons ».