011CHAPITRE IV : PLACEMENT, DÉPLACEMENT ET POSITION DE SUJET

Conrad, Lowry et White encadrent chronologiquement le mouvement que l’on a appellé le modernisme708, Conrad comme précurseur et Lowry et White comme successeurs. Si l’on se penche sur ce que Virginia Woolf considère comme le principal centre d’intérêt des modernistes, on constate que ces trois auteurs y participent pleinement :

‘For the moderns [...] the point of interest lies very likely in the dark places of psychology. At once, therefore, the accent falls a litlle indifferently; the emphasis is upon something hitherto ignored; at once a different outline of form becomes necessary, difficult for us to grasp, incomprehensible to our predecessors [...] nothing—no ‘method’, no experiment, even of the wildest—is forbidden, but only falsity and pretence709.’

Virginia Woolf souligne ici que l’intérêt porté aux « zones d’ombre de la psychologie » nécessite une nouvelle « forme » et c’est cette forme que nous essaierons de définir ici. Nous verrons que la forme traditionnelle que nous avons définie comme ligne logico-temporelle se voit contredite par une irruption du paradigme du discontinu, de la faille et de la béance. En effet, ce qui sépare la fiction des modernes ou encore Géorgiens (Forster, Lawrence, Strachey, Joyce, Eliot710) par rapport aux Edwardiens (Wells, Bennet, Galsworthy) d’après Woolf, c’est une rupture, une cassure fracassante : « ‘And so the smashing and the crashing began. ’ ‘Thus it is that we hear all round us, in poems and novels and biographies, even in newspaper articles and essays, the sound of breaking and falling, crashing and destruction.’ »711 Cette cassure se traduit dans le coulé et le continu de la prose traditionnelle dont la grammaire et la syntaxe se voient bousculées : « ‘Grammar is violated ; syntax disintegrated ’»712. D’où une impression d’équilibrisme et de perte de repères : la ligne logico-temporelle qui, tel un fleuve tranquille, transportait la barque du lecteur d’une étape à la suivante, disparaît et le lecteur se retrouve contraint de sauter (« dangerous leap », « flying precariously ») d’un mot à l’autre et d’une phrase à la suivante au dessus d’un vide (« through mid-air ») :

‘As I sun myself upon the intense and ravishing beauty of one of [Eliot’s] lines, and reflect that I must make a dizzy and dangerous leap to the next, and so on from line to line, like an acrobat flying precariously from bar to bar, I cry out, I confess, for the old decorums, and envy the indolence of my ancestors who, instead of spinning madly through mid-air, dreamt quietly in the shade with a book713.’

Cette thématique de la ligne, celle du livre qui enchaîne une ligne puis l’autre (« from line to line ») contrastée avec celle du saut et de la perte d’équilibre et de repères (« leap », « spinning madly through mid-air ») est très « conradienne » mais on la trouve aussi chez White et Lowry. Chez ces trois auteurs, l’isotopie de la faille vient contredire celle de la ligne.

Notes
708.

Conrad est l’un des plus célèbres précurseurs du modernisme au même titre que James. Lowry se situe dans la lignée du modernisme mais son style annonce déjà certains procédés postmodernes sur lesquels nous reviendrons. Quant à White, il est cet héritier qui hésite entre pré-modernisme et modernisme, entre une écriture encore traditionnelle influencée par le romantisme et une écriture plus libre qui est celle de l’intériorité même si cette intériorité reste de l’ordre du représenté plus que d’une véritable plongée dans un flux de conscience.

709.

Virginia Woolf, « Modern Fiction », The Common Reader, Londres : Hogarth, 1925, pp. 192-194.

710.

Virginia Woolf, « Mr Bennet and Mrs Brown », 1924, dans Peter Faulkner (éd.), A Modernist Reader, Modernism in England 1910-1930, Londres : B. T. Batsford Ltd, 1986, pp. 112-128.

711.

Ibid., p. 125.

712.

Ibid., p. 126.

713.

Ibid., p. 126, c’est moi qui souligne.