011I. Rupture, Faille, coupure

a.011La faille et la béance : l’irruption du Réel et de l’informe

La faille ou « béance »–pour utiliser un terme lacanien qualifiant le Réel714, c’est-à-dire ce qui échappe à la fois au Symbolique et à l’Imaginaire– est très présente chez Conrad, Lowry et White. Chez Conrad, elle est figurée par le trou (« hole », HD, p. 44) ou encore le gouffre, le ravin (« gulf », « ravine », Nostromo, p. 232 ; « gully », Nostromo, p. 414). Dans Under the Volcano, la béance est déclinée sur le mode de la « barranca », des trous du parcours de golf, du gouffre :

‘But oddly he had not touched this drink. And the calm mysteriously persisted. It was as if they were standing on a lofty golf-tee somewhere. What a beautiful hole this would make, from here to a green out into those trees on the other side of the barranca, that natural hazard which some hundred and fifty yards away could be carried by a good full spoon shot, soaring... Plock. The Golgotha Hole. High up, an eagle drove downwind in one. It had shown lack of imagination to build the local course back up there, remote from the barranca. Golf=gouffre=gulf. Prometheus would retrieve lost balls. And on that other side what strange fairways could be contrived, crossed by lone railway lines, humming with telegraph poles, glistening with crazy lies on embankments, over the hills and far away, like youth, like life itself, the course plotted all over these plains, extending far beyond Tomalin, through the jungle, to the Farolito, the nineteenth hole... The case is altered. (UV, p. 202, c’est moi qui souligne)’

Deux isotopies concurrentes et contradictoires traversent ce passage, celle de la béance (« hole », « barranca », « golf », « gouffre », « gulf ») et celle de la ligne (« railway lines », « telegraph poles », « crazy lies », « plotted »). La vie et la jeunesse sont considérées comme des lignes, des intrigues (double sens de « plotted »), caractérisées par le mouvement et une tension qui est celle de la projection en avant. Les prépositions de mouvement sont en effet très présentes : « over », « beyond », « through », « to ». La dynamique linéaire horizontale véhiculée par la culture et héritée des progrès technologiques que furent en leur temps le rail et le télégraphe est qualifiée, comme dans Heart of Darkness, de mensonge de manière indirecte puisque le syntagme « crazy lies » est sur le même plan que les syntagmes désignant les voies ferrées et les poteaux télégraphiques : ‘« crossed by lone ’ ‘railway lines’ ‘, humming with ’ ‘telegraph poles’ ‘, glistening with ’ ‘crazy lies’ ‘ on embankments’ » (Ibid.). De même, le parcours de golf est qualifié de tout « tracé » (« plotted ») comme la jeunesse ou la vie. Le terme de « plot » pour désigner le tracé du parcours de golf rappelle le concept d’intrigue hérité d’Aristote. Lowry souligne le caractère illusoire de ces constructions imaginaires destinées à masquer l’irruption du Réel qui prend ici la figure du trou (« hole »), du ravin (« barranca »), du « gouffre ». Il associe explicitement golf et gouffre grâce à l’assonance entre « golf » et « gulf » ; par ailleurs, « gulf », « golf » et « gouffre » semblent être liés étymologiquement715. Alors que la « ligne » de vie est présentée comme illusoire, l’image du trou est explicitement associée à la mort. L’expression « Golgotha hole » veut dire étymologiquement l’endroit où se trouve un crâne716 et donc par contiguité, un lieu de mort. D’ailleurs la « barranca » est aussi un ravin où sont jetés les chiens crevés comme celui qui suit le Consul tout au long du roman. « Hole », « Golgotha hole » et « nineteenth hole » ont ceci en commun qu’ils ont partie liée avec la mort. Le dix-neuvième trou est en effet le dernier du parcours de golf. Etant donné que le parcours de golf est une métaphore de la vie, ce dernier trou est comme la dernière taverne, le « Farolito », la dernière étape avant la mort : ‘« like life itself, the course plotted all over these plains, extending far beyond Tomalin, through the jungle, to the Farolito, the nineteenth hole... ’ ‘The case is altered’ » (UV, p. 202). Le syntagme « The case is altered » est récurrent tout au long du roman à partir d’un épisode ayant eu lieu sur un terrain de golf dans la jeunesse du Consul. Tout se passe donc comme si la vie du Consul était tout aussi programmée qu’un terrain de golf, une succession de trous jusqu’au dernier, contrairement à l’image idéalisée d’une ligne continue. On trouve dans Heart of Darkness un passage tout-à-fait similaire qui dénonce encore plus nettement les mensonges de la civilisation et du discours impérialiste en particulier.

Il s’agit de la description de la file indienne que forment les esclaves noirs dont la finalité n’est sûrement pas le ‘« désir philanthropique de donner quelque chose à faire aux criminels ’» (HD, p. 44).

‘011‘I avoided a vast artificial hole somebody had been digging on the slope, the purpose of which I found it impossible to divine. It wasn’t a quarry or a sandpit, anyhow. It was just a hole. It might have been connected with the philanthropic desire of giving the criminals something to do. I don’t know. Then I nearly fell into a very narrow ravine, almost no more than a scar in the hillside. I discovered that a lot of imported drainage-pipes for the settlement had been tumbled in there. There wasn’t one that was not broken. It was a wanton smash-up. At last I got under the trees. My purpose was to stroll into the shade for a moment; but no sooner within than it seemed to me I had stepped into the gloomy circle of some Inferno. The rapids were near, and an uninterrupted, uniform, headlong, rushing noise filled the mournful stillness of the grove, where not a breath stirred, not a leaf moved, with a mysterious sound–as though the tearing pace of the launched earth had suddenly become audible.
011‘Black shapes crouched, lay, sat between the trees leaning against the trunks, clinging to the earth, half coming out, half effaced within the dim light, in all the attitudes of pain, abandonment, and despair. Another mine on the cliff went off, followed by a slight shudder of the soil under my feet. The work was going on. The work! And this was the place where some of the helpers had withdrawn to die.
011‘They were dying slowly–it was very clear. They were not enemies, they were not criminals, they were nothing earthly now, nothing but black shadows of disease and starvation, lying confusedly in the greenish gloom. Brought from all the recesses of the coast in all the legality of time contracts, lost in uncongenial surroundings, fed on unfamiliar food, they sickened, became inefficient, and were then allowed to crawl away and rest. (HD, p. 44)’

Ce passage a déjà été longuement analysé dans la première partie pour montrer dans quelle mesure la figure du chemin de vie et de la ligne du progrès est contredite par la récurrence des figures de la rupture et du trou. Nous n’y reviendrons donc pas si ce n’est pour souligner, comme dans le passage précédemment cité, la juxtaposition du Réel, ici la mort, avec le champ sémantique de la béance : « hole », « ravine » (HD, p. 44).

Dans Voss, la faille est présente dans le paysage et sur le corps des explorateurs : le « bush » est entaillé de crevasses et d’escarpements (« escarpment », « cleft », p. 376), de ravines (« ravine », p. 338, « gullies », p. 336) et les corps des hommes subissent des blessures (« ‘Man is God decapitated. ’ ‘That is why you are bleeding. ’», p. 364). Au chapitre XII, l’expédition pénètre dans le désert à nouveau, un désert présenté comme un enfer :

‘011The cores of [Turner’s] extinct boils were protesting at the prospect of re-entering the desert.
............................................................................................................................
011So the party entered the approaches to hell, with no sound but that of horses passing through a desert, and saltbush grating in a wind.
011This devilish country, flat at first, soon broke up into winding gullies [...] The gullies had to be crossed, and on the far side there was always another gully. (V, p. 336)’

Dans Voss, c’est la ravine (« gully »717) qui figure l’irruption du Réel. Les aborigènes sont perçus comme hostiles et synonymes de danger. Lorsque Harry tombe sur un groupe d’entre eux, ceux-ci disparaissent dans une ravine : « into the nearest gully » (V, p. 338). Juste avant de mourir, Harry, Frank et Voss arrivent à une faille : « ‘they seemed to have arrived at the farther edge of the plain, from which rose an ’ ‘escarpment’ ‘ [...] the party was at last swallowed by a ’ ‘cleft’ ‘ ’» (V, p. 376, c’est moi qui souligne). Puis jusqu’à la mort de Frank, Harry et de Voss, les images de la faille se multiplient et contaminent même le vocabulaire utilisé avec la récurrence du morphème [sli] :

‘The white men in their twig hut were offered no alternative. In the silence and the course of the day they listened to the earth crack deeper open, as their own skulls were splitting in the heat. (V, p. 380)’ ‘‘Oh, sir, he [Frank] has slit his throat!’ (V, p. 381)’ ‘That night the boy crawled as far as the doorway and announced the Comet had slid a little farther across the sky. (V, p. 381)’ ‘011So [Voss and Laura] were growing together, and loving. No sore was so scrofulous that she would not touch it with her kindness. He would kiss her wounds, even the deepest ones, that he had inflicted himself and left to suppurate.
011Given time, the man and woman might have healed each other. That time is not given was their one sadness. But time itself is a wound that will not heal up.
011‘Wat is this, Laura ?’ he asked, touching the roots of her hair, at the temples. ‘The blood is still running.’
011But her reply was slipping from him. (V, p. 383, c’est moi qui souligne)’

Le signifiant [sli] fonctionne ici comme signifiant de la perte, d’autant qu’il est question pour ces quatre occurrences (« splitting », « slit », « slid », « slipping ») d’images de la mort (« skulls splitting ») du suicide (« slit his throat »), de la disparition et de la division du ciel en deux parties (« the Comet had slid ») et pour finir des mots qui manquent (« her reply was slipping ») pour parler de blessures et de plaies. En effet, cette dernière citation apparaît alors que Voss est déjà emprisonné avec Harry dans une case en attendant que les aborigènes décident de son sort et Laura est alitée du fait d’une violente fièvre : en un sens, tous deux souffrent d’une plaie profonde (« sore, wound »). La récurrence du signifiant « sli » accompagne la recrudescence des figures de la perte qui aboutit finalement à deux ruptures en parallèle, la rupture littérale du cou de Voss qui se fait décapiter par Jackie, l’aborigène qu’il considérait comme son fils spirituel, et la rupture plus métaphorique de la fièvre de Laura. Là encore, un même signifiant synonyme de rupture (« break ») vient relier les deux événements :

‘011[Jackie] quickly stabbed with his knife and his breath between the windpipe and the muscular part of the throat. [...] the boy was stabbing, and sawing, and cutting, and breaking, with all of his increasing, but confused manhood, above all, breaking. He must break the terrible magic that bound him remorselessly, endlessly, to the white men. (V, p. 394, c’est moi qui souligne)’ ‘011‘O God,’ cried the girl, at last, tearing it out. ‘It is over. It is over.’
011As she spoke, she shivered, and glistened.
011The aunt put her hand on the niece’s skin. It was quite wet.
011‘It has broken,’ said Aunt Emmy. ‘The fever has broken!’ (V, p. 395, c’est moi qui souligne)’

On peut voir dans l’utilisation récurrente des signifiants de la perte et de la rupture une façon paradoxale de parler du Réel et de la béance sans menacer la structure narrative elle-même qui, comme le rappelle Northrop Frye, est celle de la continuité : « ‘The rhythm of prose is continuous, not recurrent, and the fact is symbolized by the purely mechanical breaking of prose lines on a printed page’ »718. Parler du Réel relève en ce sens d’un véritable défi à la linéarité du discours romanesque car le sujet se définit justement par une rupture par rapport au langage ou encore Symbolique, c’est-à-dire comme discontinuité.

Notes
714.

Le Réel chez Lacan n’est pas la réalité telle que le sujet la perçoit mais justement ce qui échappe à la fois au Symbolique (au langage) et à l’Imaginaire (la faculté de créer des images et des identifications). Il est ce manque, cette « béance » qui fonde l’inconscient : Lacan affirme ainsi que l’inconscient a la « structure d’une béance » (Lacan, Les quatre concepts fondamentaux de la psychanalyse, Séminaire, Livre XI, Paris : Seuil/Points, 1973, p. 37). Nous utiliserons le mot « Réel » avec une majuscule pour le différencier de son acception courante.

715.

Les mots « golf » et « gulf » n’ont pas la même étymologie contrairement à l’analyse qu’en fait Hopkins dans ses Early Diaries mais il serait dommage de ne pas la citer ne serait-ce que pour la force poétique de ses rapprochements qui est très similaire à celle de Lowry : « Gulf, golf. If this game has its name from the holes into which the ball is put, they may be connected, both being from the root meaning hollow. Gulp, gula, hollow, hilt, hoi λ ós, caelare (to make hollow, to make grooves in, to grave) caelum, which is therefore same as though it were what it were once supposed to be a translation of hoi λ ó ν , hole, hell (‘The hollow hell’) skull, shell, hull (of ships and beans) » (in Chris Ackerley et Lawrence Clipper, A Companion to Under the Volcano, Vancouver : University of British Columbia Press, 1984, p. 281). Par ailleurs, le mot golfe en français a bien la même étymologie que « gulf » et gouffre. On peut donc penser que de telles affinités étaient présentes à l’esprit de Lowry lors de la rédaction du passage.

716.

« Golgotha » vient de l’hébreu « gulgoleth », « un crâne », comme le rappelle Ackerley dans A Companion to Under the Volcano, op.cit., p. 281. Il s’agit bien entendu de la colline du calvaire du Christ auquel le Consul est ici indirectement associé.

717.

Les corps de Le Mesurier et de Frank y sont d’ailleurs jetés : « One burning afternoon the blacks dragged away the profane body of the white boy [...] and threw [it] into the gully with the body of the other white man, who had let his own spirit out. » (V, p. 389)

718.

Northrop Frye, Anatomy of Criticism, Four Essays, Londres : Penguin, 1957, p. 263. Il intitule d’ailleurs le chapitre consacré à la prose : « The Rhythm of Continuity: Prose ».