a.011Lowry : des liens familiaux qui s’emmêlent

011Confusion des lignes généalogiques

Le Consul est le mari d’Yvonne ou plutôt l’ex-mari. Il était dans une version précédente le père d’Yvonne et il est dans le roman une sorte de substitut de l’enfant perdu d’Yvonne dont le prénom était aussi Geoffrey753. Geoffrey est par ailleurs également un substitut du père d’Yvonne : il lui est associé à plusieurs reprises du fait d’un même événement dévastateur marquant au coeur de leurs vies respectives, celui du scandale des officiers allemands brûlés vifs à bord du S.S. Samaritan dont le Consul avait la charge, et celui de l’entreprise de Hilo ayant brûlé après seulement six semaines de fonctionnement. Le père d’Yvonne « dé-phaille »754 à Hilo, la ville la plus importante de Hawaï, proche du volcan Mauna Loa755 : ‘« When his factory in Hilo burned down within six weeks of its completion he had returned to Ohio where he was born and for a time worked in a wire fence company.’ » (UV, p. 259). Le volcan est donc associé à la défaillance du père et à l’explosion probable subséquente. Cette évocation de la défaillance du père d’Yvonne surgit dans les pensées d’Yvonne alors qu’elle vient de contempler les traits du Consul : « ‘She looked at the Consul, whose face for a moment seemed to have assumed that brooding expression of her father’s she remembered so well during those long war years in Chile.’ » (UV, p. 259). La défaillance du père d’Yvonne comme celle du père de substitution, Geoffrey, est associée à des images de feu : incendie de l’entreprise de Hilo et volcan Mauna Loa tout proche, feu des fourneaux du S.S. Samaritan, et enfin et surtout feu de l’alcool. En effet, après l’incendie de l’entreprise de Hilo, le père d’Yvonne retourne alors en Ohio et travaille pour un temps dans une fabrique de clôtures en fil de fer mais cette entreprise fait elle aussi faillite et à son retour projeté à Hawaï, il sombre dans l’alcool :

‘–The failure of a wire fence company, the failure, rather less emphatic and final, of one’s father’s mind, what were these things in the face of God or destiny ? [...] He set out on his way back yet once more to Hawaii, the dementia that arrested him in Los Angeles however, where he discovered he was penniless, being strictly alcoholic in character. (UV, p. 260)’

Le volcan recèle cette idée d’un feu sous-jacent prêt à faire irruption (éruption pourrait-on dire) d’un moment à l’autre : feu des fourneaux du S.S. Samaritan, incendie de l’entreprise du père d’Yvonne, feu de l’alcool. L’évocation du père est par ailleurs associée au spectacle du taureau promis à la mort comme si le destin de Geoffrey et celui du père d’Yvonne, M. Constable, était programmé d’avance. La phrase suivante enchaîne sur un rêve récurrent d’Yvonne à l’époque de la défaillance du père : celui d’une structure « qui s’effondre » (« things collapsing ») car le nom-du-père (ou métaphore paternelle) étant la pierre angulaire du langage, de la représentation et de la socialisation, Yvonne se trouve menacée : ‘« Yvonne glanced again at the Consul who was sitting, meditative, with pursed lips, apparently intent on the arena. ’ ‘How little he knew of this period of her life, of that terror, the terror, terror that still could wake her in the night from that recurrent nightmare of things collapsing [...]’ » (UV, p. 260).

Le Consul et Hugh ont par ailleurs perdu leur père dans l’Himalaya alors qu’il était à la recherche de la montagne sacrée Himavat (UV, p. 19). Ce thème de la défaillance du père, de sa disparition réelle ou symbolique, est repris de nombreuses fois. En revanche, on trouve la figure de William Blackstone756 et de Wilson, ami du Consul disparu dans les jungles de l’Océanie (UV, p. 126). Le poème que le Consul fredonne à la fin du chapitre II fait référence à la figure du père associé au volcan Popocatepetl et il est troué par des points de suspension qui évoquent la faille, la faillite de la métaphore paternelle :

To and fro from school...
Popocatepetl
It was your shining day... (UV, p. 64)

Il s’agit d’un extrait du poème de W. J. Turner, « Romance »757 :

When I was but thirteen or so
I went into a golden land,
Chimborazo, Cotopaxi
Took me by the hand.
My father died, my brother too,
They passed like fleeting dreams,
I stood where Popocatepetl
In the sunlight gleams.
I dimly heard the Master’s voice
And boys far-off at play,
Chimborazo, Cotopaxi
Had stolen me away.
I walked in a great golden dream
To and fro to school-
Shining Popocatepetl
The dusty streets did rule.
I walked home with a gold dark boy
And never a word I’d say
Chimborazo, Cotopaxi
Had taken my speech away:
I gazed entranced upon his face
Fairer than any flower-
O shining Popocatepetl
It was thy magic hour:
The houses, people, traffic seemed
Thin fading dreams by day,
Chimborazo, Cotopaxi
They had stolen my soul away!

La référence au père mort et à Popocatepetl comme figure tutélaire (« ‘My father died, my brother too,/ They passed like fleeting dreams,/ I stood where Popocatepetl/ In the sunlight gleams ’») évoquent le destin du Consul à la recherche d’un autre ancrage que paternel. Les signifiants du père « ‘father, Master, shining Popocatepetl’ » sont très présents mais ils sont frappés d’irréalité : (« ‘My father died, my brother too,/They passed like ’ ‘fleeting dreams’ », « ‘I ’ ‘dimly’ ‘ heard the Master’s voi’ce », ‘« The houses, people, traffic seemed/’ ‘Thin fading dreams’ ‘ by day ’»758). On peut donc avancer que Under the Volcano explore l’envers du nom-du-père, du langage et de la culture, pour voir ce qu’il y a dessous (Under the Volcano). Le Volcan est effectivement à la fois associé au père et à une forme de maîtrise et en même temps à son envers, la jouissance sous-jaçente qui risque de déborder une fois la métaphore paternelle fragilisée.

Une dernière instance de généalogie perturbée est celle des liens qui unissent le Consul et Hugh : liens de fraternité mais aussi de filiation et enfin de rivalité pour une même femme, Yvonne. Hugh est le demi-frère du Consul (UV, p. 19) mais il est aussi en quelque sorte son fils puisque Hugh l’appelle « Papa » (UV, p. 117, p. 257) et que le Consul s’adresse à lui comme César à Brutus, lorsqu’il découvre qu’il l’a trahi : « Et tu Bruto ! » (UV, p. 303). Hugh par ailleurs a été l’amant d’Yvonne. Père, fils, frère, mère, fille, amante, tout semble se confondre jusqu’à remettre en cause la notion même de génération.

Notes
753.

Yvonne avait eu cet enfant de son premier mari, Cliff : « And the child, strangely named Geoffrey too, she had had by the ghost [Cliff], two years before her first ticket to Reno, and which would now be six, had it not died at the age of as many months as many years ago, of meningitis, in 1932, three years before they themselves had met, and been married in Granada, in Spain ? (UV, p. 72). Le fait que le père de l’enfant soit qualifié de « fantôme » n’est pas innocent et souligne la réapparition d’une figure problématique du père.

754.

Nous utilisons ici une orthographe qui réfère à la perte du phallus au sens où l’entend Lacan : « dé-phaille ». L’accession au langage suppose de renoncer à une maîtrise de l’objet primordial du désir, que Lacan désigne comme signifiant phallique, et d’y suppléer par la métaphore paternelle. Or, dans le cas du père d’Yvonne, ses échecs successifs et sa plongée dans l’alcoolisme sont symptomatiques d’une métaphore paternelle qui ne fonctionne pas correctement en ce sens qu’il ne renonce pas complètement à l’objet primordial du désir qui est désir de la mère mais aussi désir de mort. Dire que le père « dé-phaille » à Hilo, c’est signifier que ses « défaillances » anecdotiques révèlent une « dé-phaillance » plus profonde au niveau de la structure du sujet : pour Yvonne, le père réel ne permet pas à la métaphore paternelle de fonctionner correctement. Le père d’Yvonne tout comme le Consul sont des figures qui n’ont pas renoncé au signifiant phallique et à la pulsion de mort et d’autodestruction que suggèrent le feu du volcan et le feu de l’alcool.

755.

Mauna Loa est le volcan le plus actif du monde d’après Ackerley, op. cit., p. 327.

756.

Ce thème revient comme un leitmotiv : « William Blackstone [...] the man who went to live among the Indians » (UV, p. 51, p. 135) ; « the impatient buskin of a William Blackstone leaving the Puritans to dwell among the Indians » (UV, p. 126).

757.

Cf Ackerley, op. cit., p. 99.

758.

C’est moi qui souligne.