011Naissance et Nomination avortée

Lacan rappelle que le sujet, dès sa naissance, est soumis au langage et au discours, notamment du fait qu’il se voit attribuer un nom propre : ‘« Le sujet aussi bien, s’il peut paraître serf du langage, l’est plus encore d’un discours dans le mouvement universel duquel sa place est déjà inscrite à sa naissance, ne serait-ce que sous la forme de son nom propre.’ »759 Or, dans Under the Volcano, le nom patronymique est le plus souvent occulté. Geoffrey Firmin est désigné essentiellement par sa fonction, du moins ce qui fut sa fonction : « le Consul ». Par ailleurs, le nom patronymique, le nom-du-père ne joue pas son rôle d’ancrage ferme dans le symbolique puisqu’il est porteur d’une part de « Réel », la faille, l’infirmité, que suggère le signifiant « Firmin » (« Infirm »). Or, si c’est le ‘« signifiant qui conditionne la paternité ’»760, une faille dans le signifiant signale une faille dans la paternité et plus précisément dans la métaphore paternelle. De même, un personnage récurrent dans la prose Lowryenne, « ‘Sigbjørn Wilderness’ »761 porte dans son prénom les traces d’une naissance malade, viciée : « Sigbjørn/sickborn ». Le nom propre joue ici le rôle paradoxal que Lacan attribue au nom-du-père qui permet l’inscription dans le symbolique mais au prix du refoulement originaire du signifiant phallique et donc d’une division interne du sujet, division signalée par la barre qui traverse le « O » de « Sigbjørn ». Le nom-du-père permet néanmoins d’échapper à une plongée dans le Réel : il est d’une certaine manière une « victoire » sur le Réel et c’est là qu’intervient le sens premier de « Sig » en allemand : la victoire.

‘[...] he had wished to avoid signing his own name in the visitors’ book. Sigbjørn Wilderness! The very sound of his name was like a bell-buoy–or more euphoniously a light-ship–broken adrift, and washing in from the Atlantic on a reef. Yet how he hated to write it down (loved to see it in print?)–though like so much else with him it had little reality unless he did. Without hesitating to ask himself why, if he was so disturbed by it, he did not choose another name under which to write, such as his second name which was Henry, or his mother’s, which was Sanderson-Smith, he selected the most isolated booth he could find in the bar, that was itself an underground grotto, and drank two grappas in quick succession762.’

Le nom ne suffit cependant pas totalement à donner au sujet son sentiment d’existence : « ‘[his name] had little reality unless he did.’ » Par ailleurs le nom n’attribue pas non plus au protagoniste de place fixe dans la chaîne symbolique puisqu’il est comparé à une bouée cloche ou encore à un bateau-phare qui auraient perdu leurs amarres et flotteraient à la dérive ‘(« like a bell-buoy–or more euphoniously a light-ship–broken adrift’ »). De même, Sigbjørn rechigne à signer le registre des visiteurs, qui est une autre forme d’inscription symbolique. Il dit aussi détester l’écrire comme si il était incapable de l’utiliser afin de se donner une identité. C’est d’ailleurs ce qu’il dit dans une autre nouvelle, Through the Panama : ‘« Sigbjørn Wilderness (pity my name is such a good one because I can’t use it) [...]’ » (TTP, p. 44). Malgré un tel achoppement sur le nom, il ne se résigne pas à en changer, et plutôt que d’avoir à affronter le dilemme, se précipite dans la pièce la plus isolée du bar comme si l’alcool pouvait restaurer le sentiment de continuité qu’il ne trouve pas dans sa généalogie ni son nom. Le problème du nom de Sigbjørn Wilderness, c’est qu’il porte en lui de manière trop évidente le signe de la faille et de la fêlure qui caractérise le sujet dans le langage et par conséquent il ne peut jouer complètement le rôle de nom-du-père qui devrait masquer cette part de Réel. Cette métaphore de la perte de la lignée et de l’impossible héritage est aussi essentielle chez Conrad.

Notes
759.

Jacques Lacan, Écrits I, Paris : Seuil/ Points/ Essais, p. 252.

760.

Jacques Lacan, Écrits II, op. cit., p. 71.

761.

Sigbjørn Wilderness apparaît dans Dark as the Grave, La Mordida et Through the Panama.

762.

Malcolm Lowry, « Strange Comfort Afforded by the Profession », The Penguin Book of Modern Short Stories, Malcolm Bradbury (éd.), Londres : Penguin, 1988 (©Viking 1987), p. 18.