b.011Conrad : génération problématique et ligne de fuite

D’ailleurs, l’un de ses romans, The Shadow-Line, en parle de manière récurrente. La ligne dont il est question est celle des marins, ligne de solidarité et d’appartenance à laquelle le jeune officier de marine envisage de renoncer en démissionnant sans raison apparente. Mais le roman tient aussi de l’autobiographie comme le souligne le sous-titre, The Shadow-line, A Confession, ainsi que la note d’auteur. Josiane Paccaud-Huguet note d’ailleurs que le renoncement à son poste du jeune marin a des résonances autobiographiques éclairantes et que se trouve ainsi posée « la question de l’origine et de la subversion du lignage » :

‘For no reason on which a sensible person could put a finger I threw up my job–chucked my berth » (SL, 4). Le narrateur avoue dès l’incipit avoir abandonné sans raison apparente son poste précédent. Mais l’oreille affûtée entend aussi autre chose, qui relève de l’abandon des droits et obligations de naissance d’un sujet, à savoir chucked my birth. Ainsi se trouve posée en surimpression pour être immédiatement refoulée, la question de l’origine et de la subversion du lignage à laquelle n’est pas étrangère la position d’un certain Joseph Conrad Korzeniowski qui rejeta le pesant héritage patriotique polonais pour s’en aller faire carrière maritime à l’étranger avant de choisir la voie de l’écrivain, laissant tomber au passage le patronyme polonais et la langue maternelle pour écrire dans une langue étrangère763.’

La phrase citée ici se poursuit dans le roman de la manière suivante : ‘« For no reason on which a sensible person could put a finger I threw up my job–chucked my berth–left the ship of which the worst that could be said was that she was a steamship and therefore, perhaps, not entitled to that blind loyalty which... »’ (SL, p. 44). La phrase se termine sur une ellipse qui est significative d’un nouage déficient : « l’abandon des droits et obligations de naissance d’un sujet », le renoncement au « pesant héritage patriotique polonais », au patronyme polonais ainsi qu’à la langue maternelle. Les données biographiques démontrent un déracinement évident puisque, comme chacun sait, Conrad perd sa mère à 8 ans et son père à 12 ans, après des années d’errances de Russie en Pologne764.

La question de la génération est par ailleurs d’autant plus exacerbée que Conrad dédie le roman à son fils Borys765, parti à la guerre en tant qu’officier à l’âge de dix-sept ans et demi766, âge auquel Conrad avait effectué quant à lui une autre traversée et suivi une autre ligne de fuite en quittant la Pologne pour la France et la vie de marin. Par ailleurs, Conrad écrit cette « novella », entre nouvelle et roman, au retour de son voyage en Pologne qu’il avait passé à Zakopane et Cracovie, ville dans laquelle il était resté auprès de son père mourant les quatre derniers mois de sa vie767, quelques quarante ans auparavant. Avec le souvenir de la mort de son père réactivé et la perspective éventuelle de perdre son propre fils, il n’est pas étonnant que Conrad s’intéresse de près dans The Shadow-Line à la pulsion de mort dont la métaphore centrale est la rupture de la ligne de vie. Cette métaphore est très finement analysée par Josiane Paccaud-Huguet dans « Métaphore paternelle et échec du langage dans The Shadow Line »768.

Notes
763.

Josiane Paccaud-Huguet, « La ligne d’ombres conradienne », L’époque Conradienne, Limoges : Faculté des Lettres et Sciences Humaines, vol. 21, 1995, pp. 75-91.

764.

Il suit ses parents en Ukraine où son père essaie de s’occuper d’un domaine mais sans succès, passe quelques années en exil dans le nord de la Russie (de mai 1962 à début 1968) ; il vit ensuite à Lvov puis retourne à Cracovie avant son départ pour Marseilles. Conrad n’a donc jamais eu de véritable foyer ou racines géographiques.

765.

La dédicace du roman est en effet la suivante :

To

Borys and all others

who like himself have crossed in early youth the shadow-line

of their generation

With love

La référence à la ligne est explicite, une « ligne d’ombre » qui sépare deux périodes de la vie d’un jeune homme, celle de l’enfance et de l’âge adulte mais aussi, symboliquement, celle qui sépare la génération de Conrad et celle de son fils.

766.

Cf ZdzisŁaw Najder, Joseph Conrad, A Chronicle, trad. du polonais par Halina Carroll-Najder, Londres : Cambridge University Press, 1983, p. 409.

767.

Najder analyse en détail l’état d’esprit de Conrad à son retour de Pologne (25 juillet-3 novembre 1914) dans sa biographie sur Conrad (Joseph Conrad, A Chronicle, op. cit., p. 405).

768.

Josiane Paccaud-Huguet, « Métaphore paternelle et échec du langage dans The Shadow Line », La revue des lettres modernes, Joseph Conrad 1., La fiction et l’autre, 1998, pp. 97-123.