011Recherche de l’origine : entre signifiant originaire et défilés du signifiant

A la mort de son père, c’est son oncle maternel qui le prend en charge. Arrivé en Angleterre, il voit en Garnett un père de substitution et lui déclare : « ‘I feel orphaned’ »769, « ‘I feel to you like a son who has gone wrong’ »770. Il utilise aussi la métaphore de la matraque, signifiant phallique qui peut tenir lieu de métaphore paternelle pour lutter contre la dissémination, l’» explosion » du sujet Conrad (« not a bomb ») : ‘« To me you are not a bomb–you are a righteous club which I imagine forever suspended over my head. ’ ‘[...] to me it is your voice that really matters. ’»771 En outre, il parle à Garnett de son nom et tout particulièrement de l’étymologie de ce dernier ; il dit que son nom dérive du mot polonais qui désigne le concept de racine. A propos d’un poète du XVe siècle et dont le nom est proche du sien, Conrad dit ceci : « ‘His name is derived from the word which in Polish means love while mine derives from the word root.’ »772 Il explique aussi que dans son nom complet, Natecz signifie : « apposez le sceau ici » (« SEAL HERE »773), le fameux sceau dont il est question de manière récurrente dans Heart of Darkness. L’image du sceau est celle d’un ancrage, d’un lien qui protège le coeur de la lettre comme le coeur de l’être. La quête du nom et des origines pour l’écrivain Conrad se fait donc d’autant plus insistante qu’il y a rupture avec le passé.

Nostromo est un bon exemple de la quête de l’origine et d’un signifant originaire qui permette à Nostromo d’adopter une position subjective identifiable. En effet, si la fonction du symbolique par le biais de la métaphore paternelle est bien d’attribuer à chaque sujet un signifiant qui le représente pour un autre signifiant774, il est intéressant de noter que la métaphore paternelle n’a pas dû bien fonctionner puisque les noms pour désigner Nostromo ne cessent de fluctuer ainsi que sa position de sujet775 : « Gian’ Battista » pour la famile Viola (N, p. 27), « Juan » pour sa maîtresse Paquita (N, p. 117), « Battistino » pour Linda (N, p. 436), mais aussi « Captain Fidanza » et « Capataz de Cargadores » (nom donné par le capitaine Mitchell de même que « Nostromo »). Cette prolifération de noms donne l’impression que la nomination ne joue plus son rôle d’identification et qu’il faut donc tomber dans la surenchère : « ‘There was no one in the world but Gian’Battista Fidanza, Capataz de Cargadores, the incorruptible and faithful Nostromo, to pay such a price.’ » (N, p. 412). Le premier nom qu’on lui donne est « Nostromo », un nom qui ne l’inscrit dans nulle généalogie, familiale ou corporatiste, et qui de surcroît est faillé par l’absence d’une lettre :

‘En effet le nom « Nostromo », même s’il désigne en italien « maître d’équipage », est à l’origine une « mispronunciation » par le capitaine Mitchell de l’italien « nostr’ uomo » (« notre homme ») [...] Tout en étant « notre homme », figure universelle et représentant emblématique du genre humain, Nostromo souffre d’une imperfection originelle : il lui manque une lettre776.’

En effet, le nom italien l’inscrirait dans la généalogie des « maîtres d’équipage » mais ici il est bien « l’homme de main » des bourgeois de Sulaco : il n’est « maître » ni de son équipage ni de son nom, ni de sa propre position subjective : il est soumis aux intérêts financiers de Sulaco. Comme le souligne Josiane Paccaud-Huguet, la métaphore paternelle ne s’est donc pas effectuée normalement puisqu’il n’a pas reçu de nom d’un père qui tiendrait la place du discours de l’Autre : ‘« [...] ’ ‘Nostromo is not bound to any parentage in the sense that he has received no name from a father holding the place of the Other’s discourse »’ 777. Il n’est pas l’héritier d’une classe ni d’un mode de pensée particulier, comme le souligne Conrad dans sa note d’auteur : ‘« For myself I needed there a man of the People as free as possible from his class-conventions and all settled modes of thinking.’ »778 Si lignage il y a, il est éloigné du fait que Nostromo est orphelin et qu’il ne lui reste qu’un oncle. D’ailleurs, dans sa note d’auteur, Conrad compare Nostromo à un marin qu’il avait connu plus jeune, Dominic, et il contraste leurs deux situations d’un point de vue généalogique :

‘But Dominic the Corsican nursed a certain pride of ancestry from which my Nostromo is free; for Nostromo’s lineage had to be more ancient still. He is a man with the weight of countless generations behind him and no parentage to boast of ... Like the People779. ’

Contrairement à Dominic, Nostromo ne s’inscrit dans aucune généalogie personnelle ; si généalogie il y a, elle est d’ordre imaginaire, le lien qui relie instinctivement les gens du « Peuple ». Alors qu’il avait été le seul à respecter le contrat implicite d’adéquation entre signifiant et signifié, se mettant au service des bourgeois de Sulaco en échange du nom d’emprunt « Nostromo » (« notre homme », c’est-à-dire « notre homme à tout faire »), il change de nom et devient « Captain Fidanza » une fois qu’il comprend que Gould ne veut pas dire « good » et qu’il a été trahi et que par conséquent son nom aussi masquera sa trahison. Lacan disait que l’on « ‘change le cours de son histoire en modifiant les amarres de son être ’», soit le « signifiant » : ‘« C’est qu’à toucher si peu que ce soit à la relation de l’homme au signifiant, ici conversion des procédés de l’éxégèse, on change le cours de son histoire en modifiant les amarres de son être. ’»780 Jameson envisage d’ailleurs la possibilité que le personnage chez Conrad soit plus un effet de structure qu’une entité psychologique substantielle : ‘« [...] the possibility that the literary “character” is no more substantive than the Lacanian ego, and that it is to be seen rather as an “effect of system” than as a full representational identity in its own right’ »781. Alors que chez Lowry et Conrad la généalogie contrariée donne lieu à une identité d’autant plus fluctuante qu’elle fait allégeance à d’autres chaînes symboliques qui se concurrencent, chez White la généalogie se fait avant tout imaginaire.

Notes
769.

Edward Garnett (éd.), Letters from Conrad, 1895 to 1924, Londres : Nonesuch Press, 1928, p. 142.

770.

Ibid., 152.

771.

Ibid., p. 171.

772.

Ibid., p. 165.

773.

Ibid., p. 165.

774.

« Notre définition du signifiant (il n’y en a pas d’autre) est : un signifiant, c’est ce qui représente le sujet pour un autre signifiant. » (Jacques Lacan, Écrits II, op. cit., p. 181).

775.

On pourrait faire une analyse similaire de l’échec de la nomination dans Lord Jim. Il est appelé « Jim » (« just Jim, p. 46), « Tuan Jim » (p. 46), « Lord Jim » (p. 46), « Master Jim », « James soSo-and-so », « Mr James », « Mister What’s-your-name ? ». Les marins qui s’enfuient du Patna l’appelent par un nom qui est celui d’un homme qui est déjà mort et Jim croit faussement que Marlow le traite de « roquet ».

776.

André Topia, « L’inscription dans Nostromo », op. cit., p. 107.

777.

Josiane Paccaud-Huguet, « The Silver Cord of Language in Nostromo », op. cit., p. 85. Dans un autre article, elle développe le problème d’une appartenance généalogique problématique et d’un sujet qui soit sa propre origine et légitimité, son propre « auteur » : « [...Conrad’s narrative explores and exposes] the romantic myth of the self-authorized subject confronted by the fragmentation of modern experience–whether in the realm of language or of history. » (« Nostromo : Conrad’s Man of No Parentage », The Conradian, automne 1994, vol. 18, n°2, p. 65).

778.

Nostromo, Note d’Auteur, p. 12.

779.

Nostromo, Note d’Auteur, pp. 12-13.

780.

Jacques Lacan, Écrits I, op. cit., p. 287.

781.

Fredric Jameson, The Political Unconscious, op. cit., p. 243.