c.011White : généalogie imaginaire

Pour l’écrivain White, la généalogie était quelque chose de tout aussi essentiel782 que douloureux. Il place son autobiographie Flaws in the Glass sous le signe de la division et affirme ne se sentir proche d’aucun des membres de sa famille si ce n’est d’un ancêtre qui fut « fou du roi Edouard II »783, de quatre personnages « exotiques » et de son oncle Henry, un « excentrique »784. Il assure n’avoir pas eu de respect pour son père : « ‘I could not admire Dick enough to love him; innocent goodness, generosity, kindness were not enough.’ »785 Il explique enfin dans quelle mesure il a contrarié le désir de « continuité » de sa mère en l’obligeant à figurer parmi les « outsiders » : ‘« To be admired for originality was not the same, finally, as to be congratulated for one’s contribution to family virtue and continuity. She was bitterly disappointed, poor girl. I think unconsciously she blamed me for turning her into an outsider.’ »786 Son statut d’artiste ne pouvait être, pensait-il, qu’une digrâce suprême dans l’arbre généalogique de la famille : « ‘An artist in the family tree was almost like a sodomite; if you had one you kept him dark.’ »787 Il est vrai que la ligne généalogique se voit souvent perturbée dans les romans de White, qu’il s’agisse de l’artiste « vendu » par ses parents biologiques à des parents adoptifs, qu’il s’empresse de quitter une fois adulte, dans The Vivisector, ou bien de Laura adoptée par son oncle et sa tante après le naufrage de ses parents, et de Voss ayant quitté les siens de manière pour le moins abrupte. Dans The Vivisector, la rupture du cordon généalogique est d’autant plus sensible qu’il y a eu perte du nom. En effet, le jeune « Hurtle Duffield » est devenu un « Courtney » après avoir été « vendu » pour 500 livres et il n’est pas innocent de noter qu’il passe ensuite sa vie à peindre des toiles qu’il signe de son nom patronymique Duffield et qu’il vend à son tour, renversant le processus de dépossession premier comme s’il voulait se rendre maître de cette castration symbolique. Le nom est attaché chez lui à une identification imaginaire d’autant plus essentielle qu’elle a été contrariée par l’entrée prématurée et contre nature dans le système symbolique de l’échange. C’est pourquoi il tient à réaffirmer son inscription généalogique originelle en imaginant que son nom patronymique est gravé à jamais :

‘ ‘As soon as we adopt you legally,’ ‘Father’ threw in, ‘you’ll take the name “Courtney”’. ‘But my name is “Duffield”.’ He liked to visualize it written by a variety of means : in burnt cork, indelible pencil, invisible ink, carved out of stone, even tatooed : DUFFIELD. (Viv, p. 91)’

Dans Voss, Mercy est la fille biologique de Rose, la servante des Bonner mais aussi la fille « spirituelle » de Voss et de Laura. Lorsque Rose meurt, Laura fait de Mercy sa fille adoptive. Mercy s’inscrit donc dans une généalogie imaginaire qui court-circuite la procréation et la génération. Jean-Pierre Durix note ainsi que la « ‘fertilité et la naissance ne sont pas acceptées facilement par les protagonistes de Voss ’» :

‘En effet ces deux phénomènes impliquent une séparation, une rupture de l’entité originelle. La sexualité renvoie toujours à la division essentielle qui apparaît comme une réalité traumatique. La fertilité se trouve souvent liée à la pourriture et à l’obscurité788.’

David Marr, biographe de White, voit dans la rupture un motif récurrent de son oeuvre répétant la séparation d’avec sa mère Ruth :

‘Cutting free from Ruth took stubborn courage. It was one of the great dramas of his life, and one he explored again and again in his writing. Most of his heroes are escapees, men and women who turn their backs on the lives laid down for them to follow their own paths towards fulfilment. Breaches are painful but a necessary part of this. Nor do artists break free once and for all : breaking free is what artists must do again and again, despite the pain, despite the cost, always breaking free and moving to fresh ground789. ’

Patrick White ne se sent pas plus intégré à une lignée patriotique puisqu’il lui semble que son statut à la croisée d’ancêtres anglais et de parents australiens non encore parfaitement « australianisés » est un véritable anachronisme : ‘« I am an anachronism, something left over from that period when people were no longer English and not yet indigenous. ’»790

Voss est lui aussi un sujet divisé par des allégéances diverses dont il cherche à se libérer. Il renie en effet assez violemment une certaine généalogie familiale et professionnelle. Il renonce à son avenir de chirurgien puis de botaniste :

‘During the Semester, however, he had a reputation for bristling correctness, as befitted the great surgeon it was intended he should become, until suddenly revolted by the palpitating bodies of men. Then it was learnt he would become a great botanist instead. (V, p. 13). ’

Dans un premier temps, Voss se plie à la volonté du discours de l’Autre791, autrement dit aux attentes sociales ou familiales inscrites dans le symbolique. Les deux formes passives « it was intended » et « it was learnt » sont en ce sens pour le moins révélatrices d’un sujet qui est parlé, positionné par un discours extérieur plus qu’il ne parle lui-même ni ne maîtrise son destin. En effet, « s’il était prévu » qu’il devienne chirurgien, qui donc l’avait prévu sinon ses pairs ou encore son père ? Or il décide soudainement d’arrêter là ses études et de partir sur les routes : « ‘Finally, he knew he must tread with his boot upon the trusting face of the old man, his father. [...] Human behaviour is a series of lunges, of which, it is sometimes sensed, the direction is inevitable’. » (V, p. 14) Lorsqu’il décide de partir en expédition dans le désert australien, il doit faire appel au « patronage » de M. Bonner, se situer dans cette nouvelle généalogie de « patron » à protégé, autrement dit de « père » à fils. Dans l’un des passages où M. Bonner veut s’assurer de la « possession » de Voss et annexer les allégeances de Voss, certains détails viennent fissurer cette image trop lisse :

‘011Mr Bonner, who had been trying all this time to take the German aside, to talk to him intimately, to possess him in front of all the others [...finally succeeded].
011‘I want you to feel you may depend upon me,’ he said, when he had hedged the German off against a crude wooden barrow on which lay some stone-coloured pumpkins, one of them split open in a blaze of orange. ‘Any requests that you care to make, I shall be only too willing to consider. Your family, for instance, you have not mentioned, but they are my responsibility, you know, if, in the event of, if you will only inform me of their whereabouts, write me a letter, you could, when you reach Rhine Towers, with any personal instructions’. (V, p. 111) ’

M. Bonner a beau se présenter comme un « patron », un « père » de substitution, un homme qui s’occupera de la famille de Voss en cas d’incident, le fait que la citrouille se fissure en une large flambée orangée est symptomatique d’une ligne généalogique à jamais brisée. La plaie béante que donne à voir la citrouille est à l’image de l’inscription problématique de Voss dans toute forme de lignée généalogique ou même idéologique et symbolique. D’ailleurs, plus loin, il est à nouveau question de cette citrouille et de la famille de Voss :

‘ [Voss] fingered the seeds of the orange pumpkin, and considered what the merchant had said about his family.
‘My family,’ he began, arranging the pointed seeds of the pumpkin. ‘It is long since I corresponded with them. Do you not think that such arrangements of birth are incidental, even if in the beginning we try to persuade ourselves it is otherwise, and are grateful for the warmth, because still weak and bewildered? We have not yet learned to admit that destiny works independently of the womb. (V, pp. 111-112)’

Une fois de plus, la citrouille fendue évoque la faille qui sépare Voss de ses racines familiales. Il voit dans l’attachement à la naissance (« arrangements of birth are incidental ») et au lien à la mère un mirage : « ‘We have not yet learned to admit that destiny works independently of the womb ’» (Ibid.). Néanmoins de subtiles affinités se tissent entre lui et Laura sur ce même mode imaginaire et comme souvent chez White, cela se traduit par d’imperceptibles détails qui les rapprochent. Ici, Laura, elle aussi coupée de ses parents mais au propre et non pas au figuré, occupe ses mains non pas à l’exploration d’une citrouille mais l’effeuillage de camélias : elle est donc pareillement fascinée par la déchirure des pétales tout comme Voss semble obnubilé par la scission de citrouille :

‘[Voss] fingered the seeds of the orange pumpkin. [...] Resentment of the past forced [Voss] out of himself, and he looked up into the face of that girl whose hands had been tearing the flesh of camellias. For an instant their minds were again wrestling together, and he experienced the melancholy pleasure of rejecting her offered prayers (V, p. 112)’

La rupture de la ligne généalogique amène donc Voss et Laura à se rapprocher et à se créer une autre ligne de filiation, amoureuse et spirituelle. Le sentiment de déshérence que l’on retrouve chez Conrad, Lowry et White s’étend par ailleurs au rapport du personnage au monde qui l’entoure. Les dysfonctionnements de ce contact avec la réalité et les autres se marquent chez ces trois auteurs par une insistance étrange sur le motif des mains et une approche contrariée de la terre et du paysage, une rupture du rapport ontologique.

Notes
782.

Son biographe David Marr cite une lettre de White à Moores du 12 janvier 1958 dans laquelle ce dernier affirme : « I feel more and more, as far as creative writing is concerned, everything important happens to one before one is born » (David Marr, Patrick White : A Life, Londres : Jonathan Cape, 1991, p. 4).

783.

« The only forebear who titillated my imagination was a Withycombe said to habe been fool to Edward the Second. » (Patrick White, Flaws in the Glass, a Self-Portrait, Londres : Vintage, 1998, p. 23).

784.

Flaws in the Glass, op. cit., p. 32 et p. 43 respectivement.

785.

Ibid., p. 49.

786.

Ibid., p. 48.

787.

Ibid., p. 57.

788.

Jean-Pierre Durix, « Les éléments naturels dans Voss de Patrick White », Actes du Congrès de Tours, 1977, in Linguistique, civilisation, littérature, Paris : Didier, 1980, p. 145. Cette association entre sexualité et pourriture est effectivement très frappante et elle s’inscrit dans une vision qui oppose chair périssable et esprit : « flesh, like candles, is designed to melt. » (V, p. 344) ; « Flesh is for hacking, after it has stood the test of time. The poor, frayed flesh » (V, p. 297). Pour plus de détails sur cet aspect de l’oeuvre, se reporter à l’article suscité.

789.

Marr, Patrick White, op. cit., p. 134.

790.

Lettre à Dutton (28/11/1965), citée dans Marr, Patrick White, op. cit., p. 11.

791.

Lacan désigne par ce terme le discours symbolique partagé par l’ensemble des sujets et qui impose au désir et à l’identité de chacun de se définir par rapport à lui et aux « autres » sujets.