011Lowry : les mains coupables

Dans Under the Volcano, le contact est là encore problématique puisque le Consul semble s’être détaché d’un contact imaginaire avec la réalité, contact que Clément Rosset qualifierait de « lisse »798 car il renvoie d’une image à une autre :

‘Il y a en effet deux grandes possibilités de contact avec le réel : le contact rugueux, qui bute sur les choses et n’en tire rien d’autre que le sentiment de leur présence silencieuse, et le contact lisse, poli, en miroir, qui remplace la présence des choses par leur apparition en images. Le contact rugueux est un contact sans double ; le contact lisse n’existe qu’avec l’appoint du double799.’

Le Consul a choisi au contraire un « contact rugueux » avec le Réel et c’est la raison pour laquelle, d’après Rosset, il est incapable de voir son reflet dans sa « retraite de pierre »800 au Salon Ofelia :

‘The Consul was awake all right, but he was not, at the moment apparently, having dinner with the others, though their voices came plainly enough. The toilet was all of grey stone, and looked like a tomb–even the seat was cold stone. “It is what I deserve ... It is what I am,” thought the Consul. [...] Why was he here? Why was he always more or less here? He would have been glad of a mirror, to ask himself that question. But there was no mirror. Nothing but stone. Perhaps there was no time either, in this stone retreat. (UV, p. 294)’

Le Consul désire ici un miroir pour se ressaisir, pour comprendre ce qu’il fait là (« Why was he here? »), ce qu’il est (« It is what I am »). On est proche ici de ce qu’on appelle, après Lacan, le « stade du miroir » : un sujet se prend au « leurre de l’identification spatiale » afin d’échapper à la fragmentation du corps morcelé.

‘[...] le stade du miroir est un drame dont la poussée interne se précipite de l’insuffisance à l’anticipation–et qui pour le sujet, pris au leurre de l’identification spatiale, machine les fantasmes qui se succèdent d’une image morcelée du corps à une forme que nous appellerons orthopédique de sa totalité, – et à l’armure enfin assumée d’une identité aliénante, qui va marquer de sa structure rigide tout son développement mental801. ’

Le Consul ne semble pas avoir obtenu complètement cette « forme orthopédique de sa totalité » ou « identité aliénante » au moment du stade du miroir et cette carence d’une image unifiée de lui-même réapparaît ici. Il s’est en effet coupé de l’échange imaginaire avec Hugh et Yvonne en s’enfermant dans les toilettes et l’absence de miroir l’empêche aussi de contempler son image spéculaire. En outre, il s’est aussi coupé de tout contact d’ordre symbolique en se faisant appeler non pas par son patronyme ni son prénom mais par son statut professionnel qui pourtant n’a plus lieu d’être : « le Consul ». S’il s’inscrit sur une ligne symbolique c’est donc sous le mode l’absence : un « consul » qui n’en est plus un. Les toilettes de pierre sont emblématiques de son contact imaginaire et symbolique avec les autres et la réalité : un contact rompu, celui d’un être en rupture qui s’identifie aux endroits qui évoquent la discontinuité la plus radicale, la mort : ‘« The toilet was all of grey stone, and looked like a ’ ‘tomb’ ‘–even the seat was cold stone. ’ ‘“It is ’ ‘what I deserve’ ‘ ... It is ’ ‘what I am’ ‘”’ » (UV, p. 294, c’est moi qui souligne). La « tombe », la « pierre » tombale, le corps raidi par le froid de la mort (« cold »), voilà la position subjective à laquelle s’identifie le Consul (« It is what I am »). On voit que la question de la position subjective du Consul succède au fading de ce dernier, signalé par l’ellipse typographique, les points de suspension. La « retraite de pierre » n’est que l’un des ultimes avatars de la figure de la tombe. Adolescent, il s’était approprié un « bunker », le « Hell bunker » où il amenait ses conquêtes féminines ; à partir de ce moment là, « la situation change » (« The case is altered ») et l’expression reviendra tout au long du roman. Il est de surcroît toujours présenté comme un adepte des recoins les plus sombres des « cantinas » pour finir dans la plus petite pièce du « Farolito » :

‘the girl [...] was leading him [...] through the little glass-paned rooms, that grew smaller and smaller, darker and darker, until by the mingitorio, the “Señores,” out of whose evil-smelling gloom broke a sinister chuckle, there was merely a lightless annex no larger than a cupboard in which two men whose faces he couldn’t see either were sitting, drinking or plotting. (UV, p. 348, c’est moi qui souligne)802. ’

On pourrait dire du Consul qu’il illustre le sort « universel » de l’homme dans l’univers lowryen, celui d’être condamné à vivre dans « l’espace étroit d’une cabine » tout comme le narrateur de « Through the Panama » : « ‘This desolate sense of alienation possibly universal sense of dispossession. ’ ‘The cramped cabin one’s obvious place place on earth. ’» (TTP, p. 31). Tout comme Macbeth, il est prisonnier, enfermé dans la cabine ou le berceau de ses doutes :

But now I am cabined, cribbed, confined, bound in
To saucy doubts and fears803.

Dans cette nouvelle, le narrateur Wilderness rédige son journal alors qu’il est en croisière sur un bateau en route vers le canal de Panama. Une image obsédante de par sa récurrence, est celle de la dernière écluse avant la traversée du canal : « The Last Lock ». Or la polysémie du terme anglais permet un déplacement de la notion d’écluse à celle de verrou : « ‘Significance of locks : in each one you are locked, Primrose says, as it were, in an experience’. » (TTP, p. 59). Le verrou, l’écluse, l’espace réduit d’une cabine, autant de figures indirectes de la tombe et de la « retraite de pierre »804 que l’on trouve dans Under the Volcano. Le contact imaginaire avec la réalité fait donc place à une expérience du Réel, ce qui n’a justement « ni nom ni forme »805. Il n’est pas étonnant par conséquent, qu’une fois encore, l’image des mains ne traduise pas un contact privilégié avec la réalité mais soit au contraire entachée par l’irruption du Réel. Ainsi, le film Las Manos de Orlac apparaît de manière pour ainsi dire obsessionnelle et les mains sont alors symptomatiques d’un contact problématique non seulement avec les autres puisqu’il s’agit des mains d’un criminel, et donc de mains susceptibles de tuer, mais aussi avec sa propre identité puisqu’elles sont celles d’un autre homme, d’un étranger. Le seul moment où les mains du Consul et d’Yvonne soient sur le point de s’unir est vécu plus sur un mode onirique que réel :

‘Beyond the barranca the plains rolled up to the very foot of the volcanoes into a barrier of murk above which rose the pure cone of old Popo, and spreading to the left of it like a University City in the snow the jagged peaks of Ixtaccihuatl, and for a moment they stood on the porch without speaking, not holding hands, but with their hands just meeting, as though not quite sure they weren’t dreaming this, each of them separately on their far bereaved cots, their hands but blown fragments of their memories, half afraid to commingle, yet touching over the howling sea at night. (UV, p. 67, c’est moi qui souligne)’

Ces mains qui se frôlent plus qu’elles ne s’étreignent et dont la rencontre semble possible uniquement dans le rêve (« not quite sure they weren’t dreaming this ») ou les souvenirs (« their hands but blown fragments of their memories ») soulignent un non-rapport amoureux comme s’il n’y avait pas de rapport sexuel pour reprendre une célèbre formule de Lacan. D’ailleurs Gass y voit l’indice d’un rapport narcissique, d’un renoncement au contact avec l’autre pour se concentrer sur soi : ‘« [Lowry’s] hands which were so mysteriously stained, not like Lady Macbeth’s or Orlac’s were by the blood of murder, but–who knows ?– by the masturbation of the bottle (the crystal phallus, in Beryman’s phrase) [...]’ »806. En effet, l’alcool, la « boisson » (« drink »), fait que les mains ne sont plus véritablement des mains au sens où elles ne permettent plus un rapport au monde et à l’autre :

‘Drink : the essential horror, the delirium like primitives [...] the tactile conscience [...] the sense of continuity in the white vision [...] the horror glimpsed through [...] the bell-sounding darkness of Death Avenue, and posting a letter with hands that were not hands807.’

En outre, Douglas Day, biographe de Lowry, souligne que les mains de Lowry étaient pour lui une source d’embarras. Dans une lettre à une jeune fille dont il était tombé amoureux lors de son séjour chez son ami Aiken, ce dernier écrit :

‘[...] maybe your mother (kind to me as she was and desperately grateful to her though I am) even now is telling you that she dislikes me, that I am not enough of a he-man for her, or that she thinks my hands, which God was not quite sure to make those of an artist or a bricklayer, and decided on an unsuccessful compromise between the two, are effeminate808.’

Au lieu de lui permettre un contact harmonieux avec les autres et de l’inscrire dans une « ligne de fiction »809 qui lui attribue une place définie entre garçons et filles, moi et non-moi, elles semblent s’ingénier à souligner une place indécidable entre artiste et maçon, entre homme et femme. De même, Douglas Day reproduit un passage des carnets de Lowry où les mains sont associées au Réel, et plus précisément à l’horreur du surgissement du Réel, de l’inquiétante étrangeté :

‘The psychology and horror of the shakes. The real horror is in the hands. All the poison to go down into the hands, mental and physical. Burning hot. There seems almost a buzzing inside your hands. Fear of coming into dining room with shakes, especially with captain present810.’

Les mains deviennent alors symptomatiques d’un contact redouté avec la réalité, avec les autres, ici le capitaine et plus haut, la mère de la jeune fille. C’est la raison pour laquelle la version de 1940 de Under the Volcano se terminait sur l’image de mains, mais des mains impuissantes à le sauver. La chute finale du Consul dans le ravin y coïncide avec la vision de son ascension de Popocatepetl et en haut il voit des mains qui, au lieu de le secourir, sont fermées, comme si le salut et le paradis lui étaient refusés :

‘And now he had reached the summit, strong hands were lifting him. He opened his eyes; why were they shut? raising his head, he found he was looking straight at a lamplit notice: ?Le gusta esta jardin ? ? Que es suyo ? ! Evite que Hijos los destruyen ! (UV/1940, 350)811.’

Une même récurrence des mains est notable dans Voss où les mains sont révélatrices d’un contact rêvé mais perdu.

Notes
798.

Clément Rosset qualifie le « contact lisse » comme suit : « le contact lisse, poli, en miroir, qui remplace la présence des choses par leur apparition en images » (Clément Rosset, Le réel, traité de l’idiotie, Paris : Minuit, 1977, p. 43).

799.

Ibid., p. 43.

800.

Le Consul passe une bonne partie du chapitre X dans les toilettes du Farolito qu’il surnomme « retraite de pierre » (« stone retreat », p. 294).

801.

Jacques Lacan, Écrits I, op. cit., pp. 93-94.

802.

Ce passage a déjà été analysé pour ses affinités avec la représentation de l’enfer par Dante (cf supra, p. 219, p. 260).

803.

Macbeth, III, 4 : 24.

804.

Cette retraite de pierre (« stone cell ») est caractéristique des espaces réduits, confinés et obscurs propres au roman moderne d’après Leonard Lutwack : « “Enclosure becomes a measure of the world”, writes Frederick Karl, one among a number of critics who have observed the “spatial reduction,” the “claustral atmosphere” of the modern novel. The prison cell and underground room are but two of the places used by modern literature to objectify the sense of confinement that has been forced upon the modern hero by society or by his own tragic predicament. » (pp. 241-242)

805.

Jean-Claude Milner, Les Noms indistincts, Paris : Seuil, 1983, p. 14.

806.

William H. Gass, The World within the Word, op. cit., p. 24.

807.

Il s’agit d’un extrait du manuscrit « The Last Address », version inédite de Lunar Caustic et conservée à l’Université de British Columbia à Vancouver. Ce passage est extrait du fichier 25 du premier dossier des William Templeton Papers (ensemble de documents donnés par William Templeton), p. 59.

808.

Lettre citée par Douglas Day dans Malcolm Lowry, A Biography, Londres : Oxford University Press, 1974, 483p, pp.108-109.

809.

Lacan souligne qu’habituellement le stade du miroir permet à l’enfant d’assumer son « image spéculaire » et de se « précipiter dans une forme primordiale, avant qu’il ne s’objective dans la dialectique de l’identification à l’autre et que le langage ne lui restitue dans l’universel sa fonction de sujet. [...] Mais le point important est que cette forme situe l’instance du moi, dès avant sa détermination sociale, dans une ligne de fiction, à jamais irréductible pour le seul individu, –ou plutôt, qui ne rejoindra qu’asymptotiquement le devenir du sujet, quel que soit le succès des synthèses dialectiques par quoi il doit résoudre en tant que je sa discordance d’avec sa propre réalité. » (Lacan, Écrits I, op. cit., pp. 90-91).

810.

Douglas Day, Malcolm Lowry, op. cit., p. 24.

811.

Cité dans McCarthy, op. cit., p. 87.