011White : les mains ouvertes du désir et de l’impuissance

Cette importance du motif des mains est d’ailleurs soulignée par Heseltine qui indique que la vie intérieure des personnages et leur contact avec les autres protagonistes sont toujours décrits au détour de détails sur leurs mains, leur peau ou encore leur souffle :

‘[...] White early developed a quite personal technique for dealing with the characters who people his books. Once their physical appearance is set, he tends to render their states of mind, their relations with others, through a very specialized set of images. We come to the inner lives of his characters as much through their hands, their skin, their breathing, as through anything else. In White’s novels, the image of a pair of hands (and the image occurs with extraordinary frequency) is never just that; it is always some kind of comment on their owner812. ’

Ainsi, dans un rêve que Voss fait chez les Sanderson, le problème du contact avec le monde et les autres se pose d’une manière particulièrement aiguë : Voss s’empare d’une main, de « la » main (« the hand »), sans que l’on sache de quelle main il s’agit malgré la présence de l’article défini. Le lecteur doit alors deviner et supposer qu’il s’agit de la main de Laura puisqu’il est question d’elle juste après. La main, symbole du contact et de la réalité des choses et du monde, reste inaccessible et ne cesse de se briser :

‘He took the hand to read it aloud, whatever might be printed on it. [...] Then, roughly, he threw away the hand, which broke into pieces. Even in dreams he was deceived by the appearance of things, and had taken the wrong hand. Here it is, she said without grudge, and brought him another, which had not been baked [...] Then, how names are lost, which the hands have known by touch, and faces, like laborious, raw jugs? Laura is the name. But the name, all is lost, the veil is blowing, the wind. Is it not the same stuff with which the hills are shrouded, and of which the white word is, ach, Musselin, natürlich, but what else? (V, pp. 139-140)’

Ce passage est emblématique de la situation de rupture de Voss vis-à-vis du monde. La main tendue de Laura ne résiste pas au feu qui brûle Voss et le condamne à ne voir le monde qu’à travers un voile (« the veil »), un linceul (« shrouded »), ou même un pan de mousseline (« Musselin, natürlich »). L’utilisation de l’allemand, sa langue maternelle, souligne un désir de vaincre cette distance et cette aliénation vis-à-vis du monde en même temps qu’elle évoque le romantisme allemand et ainsi, non pas une rupture totale mais plutôt un sentiment de tension vers ce qui doit rester du domaine de la transcendance. A cette distanciation vis-à-vis de la réalité s’ajoute un brouillage des points de vue : le monde n’est pas seulement inaccessible, il est aussi ouvert à tous les points de vue. Il semble qu’il n’y ait pas d’essence du monde autre qu’inaccessible et plurielle. En effet, dans ce passage, le point de vue semble varier de celui du narrateur, factuel, descriptif et neutre (« Then, roughly, he threw away the hand, which broke into pieces ») à celui de Laura dont les paroles sont citées sans guillemets (« Here it is, she said without grudge ») à un point de vue indéterminé que l’on finit par associer à celui de Voss du fait de l’irruption de l’allemand dans le texte. En effet tout le passage sur la perte du nom et du contact pourrait tout aussi bien être un commentaire métadiégétique du narrateur que la reproduction sur le mode du discours indirect libre des pensées de Voss. Le début du passage portait d’ailleurs sur l’idée du contact susceptible à la fois de résoudre l’aliénation et l’isolement de l’individu dans le monde, et de dissoudre son sentiment d’identité (« solve », « dissolve ») :

‘At once the hills were enfolding him. All that he had observed, now survived by touch. So he was touching those same hills and was not surprised at their suave flesh. That which could have been reprehensible, nauseating, even frightening in life, was permissible, even desirable, in sleep. And could solve, as well as dissolve. (V, p. 139)’

Il semblerait que la fréquente fusion des points de vue et des voix participe de cette dissolution des personnages dans le paysage d’une part, et dans l’esprit et les paroles de leurs compagons d’autre part. Si communication ou contact il y a entre Voss et les autres membres de l’expédition, il s’agit souvent du mode onirique, « télépathique », indicible, c’est-à-dire un mode imaginaire avant tout. D’ailleurs cela reflète l’état d’esprit de Patrick White qui déclarait avoir du mal à se sentir « concerné » autrement que sur le mode des fictions qu’il créait : « ‘‘All my life I have been rather bored, and I suppose in desperation I have inclined to weave these fantasies in which I become more “involved”. ’ ‘Ignoble, au fond, but there have been a few results.’’ »813 Dans son autobiographie il insiste sur le désir qu’il avait d’entrer en contact avec la réalité, alors qu’il lui semblait que ses parents, ne travaillant pas, en étaient dépourvus : ‘« I think I might have had greater respect for both my parents if I had seen them working. ’»814 Il dit aussi à propos des mains de son père qu’elles l’attiraient et le repoussaient dans le même temps : ‘« I was repelled by and attracted to his hands. ’ ‘If I could have brought myself to touch the back of one of them the dam might have been broken. It could either have solved our problem or caused worse disaster’. »815 L’auteur utilise ici comme dans l’extrait de Voss le verbe « résoudre » (« solve ») ainsi que l’idée contraire de possible « désastre » : ‘« It could either have solved our problem or caused worse disaster. ’» (Ibid.). Autrement dit, les mains sont révélatrices d’un contact satisfaisant ou au contraire dangereux avec le monde et l’autre. Dans tout le roman, les mains apparaissent comme synonymes d’un contact souhaité mais non réalisé. Ainsi, lorsque Palfreyman offre ses mains nues pour entrer en contact avec les aborigènes, ceux-ci le transpercent d’une lance : ‘« [...] he showed the natives the palms of his hands. ’ ‘[...] then one black man warded off the white mysteries with terrible dignity. He flung his spear. ’» (V, p. 342). De même, Judd, l’homme qui avait ce contact privilégié avec la nature et la réalité816, est présenté à la fin du roman les mains ballantes, hésitantes :

‘His large hands, in the absence of their former strength, moved in almost perpetual search for some reassuring object or position, just as the expressions were shifting on his face, like water over sand [...] Judd waited, with his hands hanging and moving. (V, p. 442). ’

Dans son roman précédent, The Tree of Man, White utilise l’image des mains comme synonyme d’un contact réussi avec les autres et le monde, même si ce contact reste de l’ordre du temporaire (« sometimes ») :

‘The man, who went about his evening work, did not try. He was tired. He was also at peace under the orange sky. Events had exhausted him. He had not learned to think far, and in what progress he had made had reached the conclusion he was a prisoner in his human mind, as in the mystery of the natural world. Only sometimes the touch of hands, the lifting of a silence, the sudden shape of a tree or presence of a first star, hinted at eventual release. (TM, p. 49)’

Ce passage souligne l’isolement, l’enfermement d’un esprit sur lui-même (« prisoner in his human mind »), son incapacité à entrer en contact avec d’autres consciences ou avec le monde (« the mystery of the natural world »). Seuls certains moments de grâce semblent lui permettre d’échapper à cet emprisonnement et notamment le contact des mains. Le passage le plus frappant à l’égard de l’importance du motif des mains comme emblématique d’un contact problématique avec la réalité et la transcendance est le dialogue entre Voss et Le Mesurier qui précède le suicide de ce dernier. Cet extrait mérite d’être cité dans son ensemble car il vaut comme commentaire sur le roman en son entier. Voss explique à Le Mesurier qu’il n’a pas de contact privilégié avec Dieu ni avec la réalité :

‘‘What is your plan, then ?’
‘I have no plan,’ replied Voss, ‘but will trust to God.’
[...] Le Mesurier was blasted by their leader’s admission, although he had known it, of course, always in his heart and dreams, and had confessed even in those rather poor, but bleeding poems that he had torn out and put on paper.
[...Voss] sat humbly holding a little leaf.
‘And can give us no hope ?’
‘I suggest you wring it out for yourself, which, in the end, is all that is possible for any man .’
And he crumpled up the dry leaf, Le Mesurier heard.
The latter had expected too much of hands which were, after all, only bones. As it grew light, he found himself looking at his own transparent palms. (V, pp. 379-380).’

Voss est vis-à-vis de Le Mesurier comme le scripteur moderne vis-à-vis du lecteur : il ne peut qu’esquisser un « geste d’inscription » et « tracer un champ sans origine » autre que celui des mots sur la page, sur la feuille (« leaf »), qui comme les poèmes de Le Mesurier et la feuille que tient Voss, peut être froissée (« he crumpled up the dry leaf »), déchirée (« poems he had torn out ») :

‘[...] sa main [celle du scripteur moderne et non de l’Auteur], détachée de toute voix, portée par un pur geste d’inscription (et non d’expression), trace un champ sans origine–ou qui, du moins, n’a d’autre origine que le langage lui-même, c’est-à-dire cela même qui sans cesse remet en cause toute origine817.’

Le contact avec l’altérité et une forme de transcendance qu’offrent les mains et les feuillets du journal de Le Mesurier, ne valent que pour ce qu’il y projette, de même que le lecteur ne doit pas chercher une origine ni un contact privilégié dans l’écriture autre que ceux qu’il voudra bien y mettre. Si les mains sont des images qui révèlent le rapport ontologique aux autres, il reste à étudier les modalités du rapport de l’individu à la terre et à l’espace.

Notes
812.

Harry Heseltine, « Patrick White’s Style », in Wolfe (éd.) Critical Essays on Patrick White, 1990, pp. 198-210, p. 201.

813.

Citation de Patrick White (Marr, Patrick White, op. cit., p. 98).

814.

Patrick White, Flaws in the Glass, a Self-Portrait, Londres : Jonathan Cape, 1981, p. 49.

815.

Ibid., p. 49.

816.

Turner dit de lui qu’il suffit de regarder ses mains pour savoir qu’on peut compter sur lui :

‘I have every confidence in Judd,’ Angus agreed, but shifted his position.

‘Of course, you have,’ cried Turner. ‘You only have to look at his hands.’ (V, p. 257)

817.

Roland Barthes, Le bruissement de la langue, op. cit., p. 66.